Amine Berrada revient sur le tournage nocturne du film de Kamal Lazraq, "Les Meutes"

"Au cœur de la nuit", par François Reumont pour l’AFC

C’est sur les bancs de La Fémis (mais avec deux promos d’écart) qu’Amine Berrada et Kamal Lazraq se rencontrent. Même si les deux natifs de Casablanca ne se connaissent pas d’avant, ils ont alors l’occasion de travailler ensemble sur le film de fin d’étude du jeune réalisateur en 2010 (Amine en tant qu’assistant caméra). En ce 76e Festival de Cannes, la section Un Certain Regard accueille leur premier long métrage en commun, Les Meutes, qui se déroule en une nuit dans leur ville natale. (FR)

Dans les faubourgs populaires de Casablanca, Hassan et Issam, père et fils, tentent de survivre au jour le jour, enchaînant les petits trafics pour la pègre locale. Un soir, un homme qu’ils devaient kidnapper meurt accidentellement dans leur voiture. Hassan et Issam se retrouvent avec un cadavre à faire disparaître. Commence alors une longue nuit à travers les bas-fonds de la ville.

Tournage nocturne dans Casablanca - © Stephane Brosseau
Tournage nocturne dans Casablanca
© Stephane Brosseau


Tourné à la fin de l’année 2022 durant six semaines dans les faubourgs de Casablanca, Les Meutes met en scène un père et son fils pris dans un tourbillon nocturne macabre. «Je connais Kamal depuis une dizaine d’années» explique le jeune directeur de la photo. «On s’est croisé à La Fémis, et j’ai tout de suite accroché à son univers. Je sentais qu’il avait un truc très fort à faire au Maroc, et j’aimais sa vision des choses. Quand il m’a fait lire le scénario des Meutes, j’ai été captivé. C’était vraiment très très bien écrit, et je n’avais pas vraiment envie que ça s’arrête. Comme dans le film, plus on rentre dans l’histoire, plus ça devient rocambolesque, et plus on est immergé avec les personnages. Quand, comme moi, on connaît en plus la ville et la langue c’est une vraie plongée dans le script! Et puis il y avait la nuit dans laquelle baigne le film. Ça m’excitait énormément en tant qu’opérateur, de construire l’image à partir du noir. Un peu comme peindre, partir d’une page blanche. Ou plutôt, à la lecture de ce qui se passe dans le film, plonger dans le noir, dans les abysses.»

Très documentaire dans sa forme, la mise en scène de Kamal Lazraq repose sur un dispositif fort : d’abord le travail avec des comédiens non professionnels dénichés à la suite d’un long casting. Puis un tournage dans l’ordre chronologique rigoureux du scénario.

Amine Berrada et Kamal Lazraq - © Mohamed Waaziz
Amine Berrada et Kamal Lazraq
© Mohamed Waaziz


Amine Berrada détaille : «Avec Kamal, la caméra est toujours à l’épaule, très proche des comédiens, avec très peu de plans de situation. Je me souviens d’ailleurs que sur le tournage quand on faisait un plan large on rigolait en pensant qu’il ne serait de toutes façons pas monté ! Et je crois que je n’étais pas loin du compte, parce qu’à étalonnage il était vraiment facile de les compter !
Dans ce film, la ville et la nuit entourent et broient les personnages. Comme dans une prison à ciel ouvert. Personnellement, je ne suis pas un grand adepte de la caméra trop libre à l’épaule comme mode de narration sur un film. Mais ce qui m’a attiré sur Les Meutes, c’est vraiment cette association avec la nuit, et la possibilité pour moi de construire visuellement l’image comme une plongée dans cette sorte d’enfer dantesque. Avec l’obligation d’éclairer de longues prises parfois de 15 minutes sur 360°. Car quand on travaille avec des comédiens non professionnels, on ne peut leur donner des marques ou trop d’indications, au risque de perturber leur jeu, et de perdre tout le naturel et la spontanéité recherchés.»

Sur le tournage dans l’ordre chronologique, Amine Berrada rajoute : «Quand on travaille comme ça, c’est magique de voir le film se construire peu à peu. Le scénario peut ainsi bifurquer sur certaines scènes, en fonction de ce que peuvent amener les comédiens. Ou de certaines choses imaginées à l’écriture qui s’avèrent finalement impossibles à exécuter dans la réalité. À l’image aussi, on affine notre vision, le style. Je me souviens par exemple de la scène où le père et le fils se sont éloignés de la ville et sont décidés à creuser un trou pour enterrer le cadavre. Sur ce décor en pleine campagne, j’avais en préparation la certitude d’éclairer avec un ballon suspendu au bout d’une grue. Un matériel qu’il faut bien sûr prévoir à l’avance, et pour lequel j’avais dû pas mal batailler pour convaincre la production. Avec ce dernier j’avais en tête de créer un clair de lune assez doux, enveloppant… Mais cette scène venue dans le plan de travail, après déjà une dizaine de jours de tournage passés à plonger nos acteurs dans le noir, j’ai soudain réalisé combien cette idée de départ ne correspondait pas du tout au film qu’on était en train de faire. J’ai donc décommandé la grue et le ballon... Et on a tourné de manière beaucoup plus dépouillée, en conservant la noirceur tout autour des deux hommes. C’était devenu instinctif... Le film n’allait tout simplement pas avec cette lumière-là. Quand vous vous en rendez compte en tant qu’opérateur, il faut l’assumer et surtout mettre de côté votre orgueil ! Mais ce moment est magique car le film dicte ses lois par lui-même. Tout est plus simple à ce moment-là, l’instinct prend le dessus très facilement et on se sent comme sur des rails, on ne voit pas encore la destination mais la manière de voyager, la méthode est claire et limpide.»

Au sujet des influences du film, Amine Berrada reconnaît une filiation avec la trilogie “Pusher", de Nicholas Winding Refn. « Ces trois films ont aussi été tournés dans l’ordre chronologique, avec un mode d’écriture et de fabrication qui repose également sur le flow. Il y a aussi un truc assez brut en commun, avec le grain (argentique sur le film danois), vers lequel je me suis dirigé en n’hésitant pas à tourner à 2 000 ISO avec l’Alexa Mini. Rien d’autre en revanche de rajouté à l’étalonnage, juste le bruit naturel du capteur à cette sensibilité là. Autres références en termes d’image, le film Shéhérazade, de J. B. Marlin, pour son côté immersif, et deux films construits sur des virées nocturnes : Kinatay, de Brillante Mendoza, et Good Times, des frères Safdie. Même si ce dernier est beaucoup moins brut dans ses mouvements de caméra que les autres. »

En termes d’optique, Amine Berrada avoue avoir eu un coup de cœur pour la série Leica Summilux-C : «Comme je savais que je voulais utiliser la base de la lumière urbaine, et pouvoir bénéficier de grandes ouvertures, je ne suis dirigé vers ces optiques. Des objectifs dont je trouve qu’ils donnent beaucoup de relief à l’image. Les brillances en arrière-plan sont splendides, et le point sculpte les traits des interprètes avec beaucoup d’élégance. C’est d’ailleurs lors des essais en découvrant les comédiens à travers le viseur que j’ai été tout de suite convaincu par ce choix. Une dureté qui s’imposait, et qui faisait ressortir immédiatement les visages dans la nuit noire, c’était comme une gravure, ces volumes m’hypnotisaient.»

Photogramme


La teinte orangée de la lumière urbaine marque aussi l’ambiance des Meutes, «Casablanca est majoritairement éclairée au sodium, avec un niveau lumineux nocturne parfois très fort. Je me suis donc battu plus souvent pour faire éteindre certains lampadaires plutôt que de rajouter de la lumière. L’autre enjeu, pour moi, quand on tourne en ambiance sodium, c’est de jouer le contrepoint en couleur. Essayer de mettre dans l’image une sorte de blanc de référence. J’appelle ça une lumière "bâtarde", pas forcément un étalon de température de couleur. Par exemple, une source autour de 4 300 K, avec même un peu de vert dedans sur laquelle on se cale à la caméra dans les réglages de TC. Il en résulte dans l’image une pointe de blanc qui évite de se retrouver avec quelque chose d’uniformément orangée. Et qui rend, selon moi, l’image plus digeste. Et travailler autour de 4 300 K me permet de garder le rendu orange/sodium urbain qui me plaît. C’est ce contraste à la fois à la lumière dans ce contexte de nuit, et en couleur avec ce blanc un peu cyan qui m’intéresse. Je trouve que ça marche vraiment très bien, par exemple, sur cette scène au début du film, quand le père et le fils sortent de chez le boss et discutent ensemble au café.»

Moment central et autre défi en prise de vues, la scène au bord de la mer avec le pêcheur et son petit bateau. Un vrai tournant dans l’histoire, tandis que le doute s’installe soudain entre le fils et son père. « Sur cette scène, on s’est posé la question de la présence d’un phare en arrière-plan. Mais on a choisi délibérément une plage très peu éclairée, où seules les brillances des lumières urbaines créent quelques reflets parfois sur la mer. Il fallait, je pense, que le spectateur soit dans les mêmes conditions que les personnages, qu’ils galèrent un peu pour voir ce qui se passe, et que ce soient ces petits points lumineux dans l’image qui créent de simples petites accroches pour le regard. Pour tourner cette scène, j’ai choisi une technique très simple qui fonctionne très bien à base de boules chinoises perchées alimentées sur batteries, placées selon les mouvements de la caméra, et qui bougeaient avec moi. Ça provoque un rendu très organique, avec des sources très douces, et on n’a pas l’impression que c’est vraiment éclairé... D’autant plus qu’on reste presque toujours en plan assez serré. »

Parenthèse à la fois dans la narration et dans la lumière, offrant une plus grande profondeur dans l’image, la scène chez l’homme à la recherche de jeunes garçons marque aussi un temps dans la nuit. « Cette séquence crée une respiration, un changement. On sort un peu de la banlieue et on sent tout de suite qu’on est chez quelqu’un de plus aisé. Le lieu est plus éclairé, dans une teinte un peu dorée. Il tourne autour de notre protagoniste, plein d’assurance, fort de son pouvoir. Cette scène, dans la manière où est géré l’espace diffère effectivement du reste du film. Et c’est à peu près le seul moment où Issam (le fils dans l’histoire) n’est pas en mouvement. Il y avait d’ailleurs une autre scène qu’on avait tournée dans une boîte de nuit, là encore en rupture totale avec l’univers périphérique des autres séquences. Mais pour des raisons de disponibilité du lieu, c’est la seule qui n’avait pas pu être tournée dans l’ordre chronologique. Et elle a finalement disparu au montage car l’énergie des comédiens, de la caméra et de la mise en scène n’était pas la même que dans le reste du film. Cela aurait créé une rupture trop forte et inadéquate entre ce qui précédait et ce qui suivait cette séquence. »

Unité de lieu, et unité de temps, le film s’achève sans surprise au lever du soleil dans une ambiance assez grise tandis que l’appel à la prière retentit dans les rues... Amine Berrada confie : «En lumière, on sort enfin de la nuit… On a la sensation d’une résolution, de la fin de cet enfer. Et en même temps, on voulait ressentir à l’écran que les choses ne vont pas forcément s’arranger. La séquence blafarde dans le hammam par exemple, tournée avec ce soleil éblouissant et un petit filtre pour adoucir le rendu des Leica, résume bien, pour moi, ce ton de la fin du film. Le jour est là mais les traces de la nuit vont demeurer et vont hanter encore longtemps nos personnages.
Là, on est à la fin du plan de travail, complètement épuisés par le tournage... Je peux vous dire que tout le monde était sur les rotules ! Le regard même que pose le fils sur son père dans la dernière scène était à peine joué. Il vivait exactement ce que le personnage était censé ressentir.»

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Les Meutes
Réalisation : Kamal Lazraq
Production : Saïd Hamich Benlarbi
Premier assistant réalisateur : Stéphane Brosseau
Directeur de la photographie : Amine Berrada
Décors : Taher Taoussi
Costumes : Bouchra El Ouali
Son : Thomas Van Pottelberge
Montage : Stéphane Myczkowski et Héloise Pelloquet
Musique : P.R2B