Le cinéma français toujours en convalescence

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°236

Le Monde, 27-28 octobre 2013
Le cinéma français sort d’une longue maladie. Après vingt mois de déchirements, les partenaires sociaux ont signé, tard dans la nuit du lundi 7 au mardi 8 octobre, un avenant à la convention collective de la production cinématographique du 19 janvier 2012. Ce compromis ouvre la voie à l’extension du texte à l’ensemble de la profession. Pour la première fois, les salaires des techniciens vont être encadrés dans le secteur du cinéma.

Jusqu’à présent, une grille de salaires, régulièrement actualisée mais n’ayant aucune force juridique, balisait les relations sociales. Ces dernières années, les minima salariaux étaient de plus en plus souvent revus à la baisse – moins 20 %, moins 30 %, voire moins 50 % –– selon les moyens du bord. Le texte du 8 octobre est, certes, imparfait. Mais il tente de concilier deux principes : un, le respect des conditions de travail sur les tournages, deux, la préservation de la " diversité " du cinéma. La convention collective du 19 janvier 2012, dans sa version initiale, générait des surcoûts qui auraient pu compromettre, à des degrés divers, la production de films fragiles.

La gauche, arrivée au pouvoir au printemps 2012, a mis du temps à saisir toute la portée du texte et de ses effets potentiellement destructeurs sur la création. Le ministre du travail, Michel Sapin, qui a compétence pour " étendre " le texte, a d’abord privilégié une approche juridique et politique. Comment s’opposer à un texte signé en bonne et due forme par les partenaires sociaux, et qui vise à faire respecter le code du travail, quand on est socialiste ?

C’est « la fin de la récré », a prévenu M. Sapin. En décembre 2012, la ministre de la culture et de la communication, Aurélie Filippetti, annonçait, à la surprise générale, l’extension du texte pour le 1er juillet 2013. Nombre de cinéastes se sont alors sentis trahis par la gauche. Les salaires de techniciens ne sont pas toujours une variable d’ajustement, pour payer les cachets de stars, plaidaient-ils. Parfois, l’économie du film est trop contrainte pour rémunérer l’équipe correctement.

Une question s’impose aujourd’hui : comment desserrer l’étau ? Car l’argent du cinéma est de plus en plus inégalement réparti. On a tendance à se cacher derrière le mot rassurant de " diversité ", lequel donne le sentiment d’une cohabitation harmonieuse entre les films grand public, les films " du milieu " qui nourrissent les sélections des grands festivals, et les œuvres plus radicales, généralement sans star au générique. En réalité, il vaudrait mieux parler d’une " bipolarisation " croissante entre les grosses productions ––- lesquelles pourront toujours assumer les surcoûts salariaux –– et les " films fauchés " (selon l’expression désormais consacrée), dont se détournent les chaînes de télévision, partenaires financiers incontournables, en plus de l’argent public (régions, etc).

Un train de retard
Dans le feuilleton à rebondissements des négociations, le gouvernement aura toujours eu un train de retard. C’est sous la pression des événements qu’un médiateur a été nommé, au printemps, en la personne de Raphaël Hadas-Lebel. Et c’est la lettre ouverte des " cent cinéastes " à François Hollande, tout récemment, qui a déclenché l’alerte au sommet de l’Etat.

L’avenant du 8 octobre n’est pas vraiment le résultat d’un dialogue social, mais celui d’un arbitrage largement orchestré par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et la direction générale du travail. Aux termes de l’accord, les films les plus fragiles –- dotés de moins d’un million d’euros de budget, souvent des premiers ou des deuxièmes films –- bénéficient d’un moratoire de six mois, durant lesquels ils ne seront pas soumis à la convention collective. A charge pour la profession de trouver des remèdes à leur sous-financement. Pour le reste, la convention collective s’applique, avec un volet dérogatoire pour les films compris entre 1 et 3 millions d’euros de budget.

Si l’Etat a pris en quelque sorte les rênes, c’est qu’il a pris conscience, même tardivement, du danger : la situation du cinéma français s’est sensiblement dégradée depuis deux ans ; il n’y a plus de temps à perdre, la profession doit réunir ses forces. En France, le nombre d’entrées en salles devrait diminuer pour la deuxième année de suite, et osciller entre 195 millions et 200 millions d’entrées en 2013 – contre 216 millions en 2011, une année certes exceptionnelle. La part des films français devrait descendre autour de 30 % – à moins de 35 %, le CNC estime que l’indicateur est mauvais.

Pour la première fois, le marché de la vidéo à la demande accuse une légère baisse, le téléchargement illégal reprendrait de plus belle, etc. A l’extérieur des frontières, les Etats se livrent la bataille des tournages, avec leurs retombées économiques et sociales (emplois techniques), à coups de crédits d’impôt. A l’échelle de l’Europe, la France doit régulièrement se battre, face à la Commission de Bruxelles, pour défendre ses aides spécifiques au secteur. L’heure est paradoxale : c’est au moment où le modèle de régulation français est envié dans le monde entier, et parfois copié à l’étranger (en Corée du Sud, entre autres), qu’il apparaît fragilisé, et meurtri. Aurélie Filippetti a lancé divers chantiers (assises de la diversité, réflexions sur le sous-financement), visant à ausculter ce cinéma convalescent. Le pansement, c’est pour quand ?

Clarisse Fabre (Service Culture), Le Monde, 27-28 octobre 2013