María Secco, AMC, revient sur les défis relevés pour le tournage de "Brujeria", de Christopher Murray

"L’île aux oiseaux et aux chiens", par François Reumont

Tourné sur l’île de Chiloé, au sud du Chili, Brujeria est un film fantastique où l’histoire se mêle au politique dans un mélange inattendu et très animal. Se déroulant à la fin du 19e siècle, à l’époque où des colons venus d’Europe s’y installent, en même temps que l’Etat Chilien tout juste naissant, le script met en scène la rébellion d’une adolescente native quand son père est injustement victime d’un drame chez ses employeurs allemands.
Un deuxième long métrage réalisé par Christopher Murray, cinéaste dont les travaux universitaires d’anthropologie lui ont inspiré le sujet. Les images sont signées de la directrice de la photographie María Secco, AMC, d’origine uruguayenne mais résidant et travaillant à Mexico. On discute avec elle de la fabrication de cette histoire envoûtante en sélection "Cinéma contemporain mondial" à Camerimage 2023. (FR)

Au Chili, en 1880, dans une partie de l’île de Chiloé : Rosa est une fille d’origine huilliche qui travaille à une ferme avec son père, lorsque un jour le contremaître allemand provoque sa mort. Rosa veut demander justice mais sans résultat, elle va se tourner vers le guide d’une mystérieuse organisation qui pratiquerait de la sorcellerie…

Que représente ce film pour vous ?

María Secco : Une aventure assez hors du commun. D’abord par le contexte, il a été tourné en juillet 2021 (soit en plein hiver austral) alors que le Chili était encore dans une position gouvernementale très stricte vis à vis de la pandémie. J’ai donc dû passer dix jours en quarantaine avant de pouvoir rentrer dans le pays, dans un hôtel à Santiago avec un garde qui surveillait mes allées et venues 24 h sur 24. Une manière assez peu conviviale d’aborder un tournage à l’étranger, surtout quand vous êtes à peu près la seule de l’équipe technique à venir d’ailleurs, et que vous ne connaissez personne sur le plateau... Bien sûr, en préparation j’avais pu rencontrer Christopher Murray, le réalisateur chilien, mais c’était à peu près tout. En plus, j’avais initialement accepté le projet avec beaucoup d’enthousiasme car mon conjoint est lui-même chilien, et nos enfants se réjouissaient de me rejoindre afin de voir leurs grands parents... Malheureusement, avec le Covid tout a été remis en question, et j’ai dû partir en solo faire le film.

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L’équipe image
De g. à d. : Daniela Quililongo (2de AC), Mirka Zlatar (opérateur Trinity et PDV sous-marines), Higinio Herrera (assistant Trinity), Giordano Wood (assistant vidéo), Juan Millán (1er AC), María Secco (DoP) et Alejandro Ovalle (data manager)


D’où vient l’idée du film ?

MS : Le sujet même du film, ce procès en sorcellerie mené contre un groupe d’Indiens autochtone nommé "La Recta Provincia" est entièrement basé sur une histoire vraie. Un travail de recherche mené par le réalisateur lui-même durant ses études d’anthropologie, pour lequel il a intégré les minutes du procès encore consultables aux archives nationales chiliennes. C’est aussi un sujet politique, puisqu’il est clair que cette société secrète de sorciers s’érige en mouvement d’indépendance face à l’envahisseur... L’incident relaté dans le film est même assez connu au Chili, Chiloé ayant également la réputation d’être un endroit où le paranormal et la magie sont très présents.
Quand on débarque dans cette grande île australe (1 000 km au sud de Santiago), il y a certainement une atmosphère mystérieuse. Notamment ces maisons en bois qui semblent figées dans le temps. A l’image du village dans lequel nous nous sommes installés pour tourner.
A mon grand regret, pas de manifestation paranormales sur le plateau ou de phénomènes inexpliqués en cours de production, mais une ambiance qui porte selon moi magistralement le film et les images.

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L’île est effectivement au centre du récit...

MS : C’est certain, et nous nous sommes appliqués à trouver les bons endroits pour chaque scène. Christopher avait l’avantage de connaître parfaitement le lieu, ayant passé lui-même près de trois ans lors de ses recherches d’anthropologue. Ces décors, comme la forêt, avec ses immenses arbres centenaires, ou la faille dans laquelle s’organise l’étrange procession qui mène à la caverne, et bien sûr le village, constamment battu par la pluie. La mer aussi, qui joue un rôle important en étant associée tout au long du récit à cette tribu des Huilliches dont font partie Rosa, son défunt père et Matéo. Vous savez, l’île est très grande, et ce n’était pas évident d’avoir cette sensation immédiate d’insularité à l’écran. C’est pour ça qu’on a aussi pris beaucoup de soin à sentir la mer même très loin depuis une colline par exemple... Et qu’on a choisi délibérément de maintenir cette séquence très compliquée entre Rosa et Matéo où elle manque de se noyer...

Le film est très sombre, même de jour...

MS : Le fait de tourner en plein hiver austral a complètement orienté l’image du film, le soleil étant très bas, les journées très courtes et la météo souvent épouvantable ! Bien entendu, Brujeria est un film à budget très modeste, nous n’avions que 27 jours de tournage dans le plan de travail pour rentrer les scènes, et il était simplement hors de question d’attendre une accalmie quand il pleuvait. Le plan de travail s’est donc organisé de la sorte : d’abord nous avons tourné des scènes de forêt, et des intérieurs comme la maison du maire et de sa femme enceinte et les scènes de prison. Ensuite, nous avons continué les scènes de la maison de Matéo, comme son arrestation et la visite des Allemands au maire pour s’attaquer au procès.

Tournage de l'arrestation de Matéo
Tournage de l’arrestation de Matéo


La troisième semaine, nous nous sommes installés dans une autre partie de l’île qui regroupait la propriété des colons, le village et la caverne des sorciers. C’est aussi là que nous avons tourné la battue au crépuscule pour retrouver les enfants, éclairée à la torche. Enfin, nous avons terminé le tournage par les scènes au bord de mer, et quelques scènes qui manquaient chez Matéo ou dans le village. A l’écran, je réalise que le film ressemble un peu à un conte grâce à ces choix de lieux qui reviennent au cours du récit et qui impriment la narration.

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Comment avez-vous décidé de découper le film avec le réalisateur ?

MS : Pour pouvoir faire le film en quatre semaines, on a décidé d’un commun accord avec le réalisateur de tout faire avec un Steadicam, équipé du système Trinity de Arri. Non pas pour se lancer forcément dans des mouvements de caméra virtuoses, mais bien pour enchaîner très vite les mises en place, la caméra pouvant très vite passer d’un long travelling à un plan fixe, par exemple. C’était pour moi la première fois que je ne cadrais donc pas un film, Mirko Zlatar nous ayant proposé ses services avec son propre matériel. Mirko est un cadreur extrêmement expérimenté, travaillant la plupart du temps dans la publicité. On a eu beaucoup de chance qu’il s’intéresse à ce projet de fiction, sans doute très différents de ses engagements habituels. Grâce à son talent, on a pu réaliser non seulement toutes les mises en place très classiques en plans fixes telles qu’on les trouve dans le film, mais aussi certaines séquences-clés, comme le plan d’ouverture, ou les mouvements dans la forêt et sur la colline lors de la recherche des enfants. C’est aussi lui qui s’est chargé de la caméra lors de la séquence de noyade, avec un caisson de sa propre fabrication.

Parlons justement de cette séquence au bord de la mer...

MS : Oui, c’est un moment à part Brujeria n’est pas du tout un film avec une avalanche de trucages numériques. Certes la présence de quelques éléments contemporains, comme par exemple sur des plans larges, ont été effacés, mais là, sur la plage tout est exécuté pour de vrai en direct, avec les comédiens et le cadreur. Comme je le disais tout à l’heure, nous sommes en hiver au Chili, l’eau est extrêmement froide, et pourtant la jeune comédienne et le cadreur se sont lancés dans l’océan protégés seulement par des combinaisons Néoprène. On était même parfois à la limite de la sécurité, avec des vagues vraiment impressionnantes, et des nageurs sauveteurs nous encadrant pour les prises. Je trouve au montage que tout va assez vite, mais vu la complexité de la scène je crois bien que tous les plans ont été montés. Ce jour-là on ne pouvait simplement pas multiplier les prises.

Face au Pacifique sud
Face au Pacifique sud


Les ciels prennent aussi des reflets très métalliques...

MS : Oui j’aime beaucoup les ciels. Ces tonalités sont vraiment propres à ce lieu et à cette période de l’année. On a eu la chance sur cette séquence d’avoir du soleil, même si ce n’était prévu... Car sous la pluie, là, ça aurait été vraiment extrêmement compliqué ! Et puis ça fait ressortir ce moment du reste du film, avec une image plus solaire, très différente du reste. Si je me souviens bien, on a dû attendre les nuages seulement une ou deux fois sur ce tournage ! Comme sur la scène entre les chiens et le père de Rosa.

Comment avez-vous éclairé le film ?

MS : J’avais assez peu de matériel à ma disposition, et une équipe très réduite avec un chef électricien et ses deux assistants. Comme les intérieurs étaient tous très étroits, avec de petites fenêtres, c’était souvent très sombre même en plein milieu de journée. Pour la séquence du procès par exemple, j’ai pu utiliser quelques projecteurs Fresnel HMI de 4 kW. Ils étaient raccordés sur le secteur, car nous n’avions pas de groupe sur ce film. Parmi mes autres outils de prédilection sur ce film, je dois surtout vous parler du système Dedolight Lightstream, qui est composé d’un projecteur unique au faisceau très serré de 4 à 6°, pouvant se réfléchir sur toute une gamme de miroirs plus ou moins clairs ou dépolis. C’est grâce à lui que j’ai éclairé la plupart des scènes d’intérieur, en déportant la source en dehors du décor, et profitant par la suite de l’extrême compacité des miroirs en intérieur.
Et enfin j’ai beaucoup utilisé des rampes à gaz que m’avait fait spécialement fabriquer la production et qui m’ont permis d’éclairer énormément de séquences de nuit en intérieur, avec des torches ou des lampes à pétrole. J’aime beaucoup le rendu très réaliste de ses rampes... La seule contrainte étant parfois le bruit qu’elles peuvent faire.

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Et le Scope ?

MS : Le choix de l’anamorphique s’est imposé pour nous avec Christopher, car nous voulions absolument tirer parti de ce lieu, très horizontal, et son rapport à la mer. J’ai choisi la série Cooke anamorphique classique, dont le rendu me plaît beaucoup, mais qui a un inconvénient - comme beaucoup d’autres séries anamorphique - celui de la mise au point minimale. Certes, il existe le 65 mm qui possède des possibilités macro, mais cette focale n’était pas disponible chez le loueur, et j’ai dû faire sans. Dès les premiers jours de tournage, je me suis sentie un petit peu gênée de ne pas pouvoir m’approcher plus des comédiens, et c’est pour ça que j’ai dû commander très vite des bonnettes pour diminuer la mise au point minimale. En revanche, dès qu’on utilise ce genre de complément optique, on est tout de suite piégé en matière de suivi de point si on veut se reculer ou que le comédien bouge trop dans la profondeur. Je félicite en tout cas mon premier assistant opérateur chilien, Juan Millian, qui a fait des miracles en pointant quasiment tout le film à pleine ouverture avec ces optiques délicates. Je dois aussi saluer Daniela, ma deuxième assistante caméra, la seule fille avec moi dans cette équipe très masculine et qui a été d’une grande aide sur tout le tournage. C’était aussi une des rares personnes à habiter sur l’île...

Comment visualisiez vous votre travail ?

MS : La caméra Alexa Mini étant souvent réglée à 1 000 ISO, en utilisant simplement le réglage de prévisualisation LCC, soit une sorte de Rec709 au contraste un peu plus bas. Moi, je viens du film, j’ai beaucoup tourné en argentique. Donc je peux vous dire que sur ce film, j’ai travaillé à peu près comme je travaille en pellicule, en exposant le mieux possible, mais sans chercher à travailler à outrance l’image à partir de LUTs dès la prise de vues. J’avais dans mon équipe un data manager, Alejandro Ovalle, qui s’est chargé de toute la gestion des rushes, mais c’était sans rentrer dans les stratégies qu’on peut développer avec un DIT.
Je pense que ma plus grande fierté a été de relever ce défi, partir toute seule comme je vous l’expliquais au départ, et diriger la photographie de ce film dans cette île incroyable remplie d’histoire et de décors très cinématographiques. C’était dur, même très dur parfois à cause des conditions climatiques, mais l’équipe chilienne qui m’entourait était extraordinaire et je garde un souvenir particulièrement émouvant de beaucoup de scènes. S’il faut en citer une, je garderai en tête le chant exécuté par notre jeune comédienne, Valentina Véliz Caileo, dans la dernière scène du film. Un moment extrêmement fort, exécuté par cette jeune fille native de Chiloé qui n’avait jamais interprété de rôle au cinéma auparavant. Son interprétation de Rosa durant ces quatre semaines je crois nous a tous marqués.

(Entretien réalisé par François Reumont, pour l’AFC)