Salvatore Totino, ASC, AIC, revient sur le tournage des six premiers épisodes de la série "The Offer"

La série qu’on ne pouvait pas refuser, par François Reumont

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Produit pour la nouvelle plateforme Paramount+ lancée en décembre 2022, la série "The Offer" reconstitue un pan mythique de l’histoire du cinéma : l’adaptation et la mise en production du best-seller de Mario Puzo "Le Parrain". Autour du personnage de l’écrivain promu co-scénariste du film, on retrouve une galerie d’autres protagonistes qui constitue l’épatante réussite du projet. Avec en tête de liste l’incroyable Matthew Goode qui incarne un Bob Evans à la tête du studio Paramount, comme sorti tout droit du mythique documentaire The Kid Stays in the Picture, lui étant à l’origine consacré. C’est le directeur de la photographie italo-américain Salvatore Totino, ASC, AIC (Davinci Code, Everest...) qui est aux commandes, pour la première fois de sa longue carrière, d’une telle série, et signe l’image des six premiers épisodes. Trois réalisateurs se succédent autour de lui (Dexter Fletcher, Adam Arkin et Collin Bucksey). "The Offer" est en Compétition pour la Grenouille d’or de la Meilleure série à Camerimage 2023. (FR)

D’où vient l’idée de cette minisérie ?

Salvatore Totino : C’est Al Ruddy, le producteur historique du Parrain qui est à l’origine du projet. Il a actuellement 93 ans, et une grande partie du script est issu de ses mémoires. Pouvoir travailler avec une telle légende, sur un sujet aussi iconique... Vous imaginez l’excitation que ça peut procurer en tant que cinéaste. Pour autant, ce n’est pas une série destinée aux seuls cinéphiles, comme certains projets similaires peuvent l’être. Au contraire, ça montre très simplement au grand public combien les méandres de la production peuvent être à la limite de la fiction, et tout ce qu’il a fallu rassembler comme opiniâtreté, talent et chance pour que ce film se fasse.
C’est un film si brillant, vous savez. Un film qui a complètement renouvelé le genre et qui a repoussé tellement de limites – y compris celle de la photographie. Et pourtant peu de gens savent réellement tout ce que les protagonistes ont dû affronter pour y arriver ! Si l’on prend par exemple uniquement ce qui se passe autour du personnage de Joe Colombo – pour lequel Giovanni Ribisi a pris près de 20 kg pour l’interpréter - c’est carrément une histoire de gangster dans le making of du film de gangster. Et c’est vrai ! À l’époque, Colombo et son fils étaient dans la ligne de mire du FBI et c’est pourquoi il crée la ligue de défense des droits des italo-américains pour faire diversion. On comprend donc pourquoi s’évertuer à produire un film sur la mafia italienne tourné en plein New York à cette période était vraiment gonflé de la part de Ruddy ! Je parie qu’il n’avait pas vraiment conscience de ce dans quoi il se lançait...

Le Parrain, c’est bien sûr aussi Gordon Willis...

ST : Oui, beaucoup de gens m’ont demandé si j’allais éclairer la série comme l’avait fait Gordon Willis… Mais ce n’était pas du tout notre idée de copier le film de Coppola. On ne fait pas un remake, on raconte une nouvelle histoire qui prend comme base la genèse du film. L’enjeu était beaucoup plus d’accompagner le spectateur dans un voyage à travers le temps, les événements, et bien sûr surtout de donner vie à toute cette troupe de personnages incroyables. Le look de la série est donc très différent. Par exemple, le choix de l’anamorphique, qui contraste fortement avec le 1,85 du Parrain. Ou le numérique, avec la Sony Venice en 4K et bien entendu la gestion de la lumière d’épisode en épisode. Mais l’enjeu principal pour moi a surtout été de tout tourner à Los Angeles, et de tenter de reconstituer là-bas toutes les scènes qui sont censées se dérouler à New York. Par exemple, la façade et les extérieurs du Social Club de Joe Colombo qui ont été reconstitués sur le backlot d’Universal. Quand vous êtes, comme moi, très familier avec ce quartier de Little Italy dans lequel est censée se dérouler l’action, c’est vraiment difficile quand vous débarquez dans ce coin de rue réaménagé de se sentir là-bas... Et c’est là où nous avons vraiment poussé avec toute l’équipe et notamment les effets spéciaux numériques pour prolonger les perspectives et qu’on y croit.
L’autre grand obstacle, c’est la lumière naturelle. Retrouver cette sensation de canyon architectural que vous avez à New York, c’est vraiment pas facile en Californie. C’est là où vous vous devez de repousser les limites avec votre équipe, et construire le plus de structures pour retrouver cette sensation à l’image.
Enfin, et c’est aussi la particularité des séries - chose à laquelle je ne m’étais jamais confronté auparavant - on travaille avec des réalisateurs différents à peu près tous les deux épisodes.
Comme les décors, eux, reviennent régulièrement à chaque épisode, le coût d’immobilisation de tous ces plateaux devient alors prohibitif. En effet, alors que sur un long métrage on tourne, par exemple, deux semaines sur le même décor en regroupant toutes les scènes au même endroit, là, l’intervention des multiples réalisateurs empêche souvent le crossboarding. C’est pour moi une vraie perte d’argent qui pourrait aller à l’écran. Ne serait-ce que confier la série à seulement deux réalisateurs permettrait de regrouper beaucoup plus les choses, et d’économiser pas mal d’argent. Par exemple, préparer les cinq premiers épisodes comme un gros film, et passer ensuite aux cinq autres en faisant la même chose.

Combien de temps avez-vous tourné ?

ST : Pour les six épisodes dont je me suis occupé, on a tourné environ quatre mois, entre juillet et octobre 2021. Il y a eu une interruption de tournage à la fin du mois de juillet car Miles Teller, qui interprète Al Ruddy, avait attrapé le Covid, ce qui nous a donné une dizaine de jours pour préparer l’arrivée du deuxième réalisateur sur les épisodes trois et quatre. Une chance d’une certaine manière, parce que ça nous a permis de mieux faire la transition.

Rentrons un peu plus dans le détail, en prenant quelques scènes des premiers épisodes...
Par exemple la séquence de nuit dans l’épisode 1 entre Mario et sa femme...

ST : Cette scène traduit un moment de désespoir pour le personnage de Mario Puzzo. Il vient de se faire agresser dans la rue par quelqu’un à qui il doit de l’argent, et on peut dire qu’il touche un peu le fond dans ce début d’histoire. Son dernier livre est un échec, et il fait le point avec sa femme dans leur cuisine. C’est une scène où il se confie, qu’on a délibérément choisie de nuit, avec une tonalité très sombre. Il rentre à la maison, embarrassé par ses secrets, et il se livre sur les échecs de sa vie. C’est aussi un moment où on découvre que sa femme va jouer un rôle important dans sa décision créative décrire son nouveau roman - Le Parrain.

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Ils sont assis dans cette petite cuisine, un décor naturel qu’on a déniché dans la vallée de San Fernando qui n’avait vraiment pas bougé depuis les années 1960. La scène a dû être tournée de jour, et j’ai fait construire une tente de borniols à l’extérieur pour bloquer la lumière. J’aime beaucoup ce moment intime entre ces deux personnages, avec la réflexion de la silhouette de Mario sur le réfrigérateur à gauche. C’est un peu comme si son fantôme le regarde, ou son alter ego psychanalytique... Sur son gros plan, j’avais vraiment envie de le détacher du reste de l’image, car son visage est très sombre et le fond est sombre aussi. Mais sans utiliser de contre-jour, comme c’est un petit peu la tradition dans une séquence de nuit au cinéma. C’est pour cela que j’ai éclairé très légèrement la pièce derrière lui, une sorte de buanderie où on devine la machine à laver et la porte qui donne peut-être dans le jardin. Une petite ambiance un peu chaude qui joue la différence de couleur avec le niveau nocturne très bleu-vert qu’on a dans la cuisine. Pour moi, c’était un peu ma manière de traduire à l’image que c’est un gars bien...

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Et que même si ce qu’il traverse dans sa vie est très dur, cette chaleur est là pour le rendre assez sympathique. C’est aussi l’idée de rendre les choses vraies. Exactement ce que les contre-jours bien ajustés ne sont pas. Même si c’est inconscient pour le spectateur, je pense que chacun ressent cette vérité.

Deuxième séquence, avec le personnage de Ruddy (Miles Teller) et sa compagne française (Nora Arnezeder) dans une salle de cinéma...

ST : Cette séquence était écrite pour se dérouler exactement à la fin d’une séance. Alors que le générique défile, nos deux personnages (Ruddy et Françoise) restent assis dans la salle, jusqu’à même ne plus être que les seuls dans le cinéma. C’est là qu’il réalise soudain qu’il ne veut plus entendre parler de sa vie passée de programmateur informatique, ni même de scénariste de télévision (il vient en effet de démarrer sa carrière avec la création de la série à succès "Papa Schultz"). Une scène où le décor joue donc un grand rôle dans cette décision de se lancer dans le cinéma. Heureusement Los Angeles possède encore quelques décors naturels comme celui-là. Des endroits qui datent des années 1930, et où toute la magie du spectacle passe à travers le lieu. Je me suis donc appuyé sur toutes les appliques et les lumières existantes que vous voyez au balcon par exemple pour construire l’image de cette scène. Une ambiance très chaude, qui pour moi est comme une renaissance, un moment où il réalise qui il est vraiment.

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Au niveau du découpage, c’est assez représentatif de ce que j’ai pu développer sur l’ensemble de la série, à savoir du travail à deux caméras, en essayant de couvrir le maximum de la scène depuis deux points de vue. Une décision qui se prend en général à la mise en place de la scène avec les comédiens, c’est dingue de savoir à quel point vous arrivez toujours à trouver quelque chose de spécial avec la deuxième caméra. Un truc que vous n’auriez pas prévu, que les comédiens eux-mêmes n’auraient pas forcément donné à une seule caméra dans leur performance. Par exemple, quand vous faites un champ contre-champ à une seule caméra, et que le comédien hors champ se contente de donner la réplique sans jouer à fond. C’est vraiment une méthode qui change beaucoup de choses sur le plateau.

Et les flares, ils jouent parfois à l’image dans la série...

ST : Moi je les trouve très naturels ! Sur cette série, j’ai utilisé la série anamorphique Hawk V-Lite qui réagit très bien à ce genre d’éclairage. Les flares ne sont pas présents à chaque fois dans les scènes, mais quand ils sont là, je trouve que ça renforce encore un certain effet de réalisme qu’on évoquait tout à l’heure. Ça éloigne un petit peu l’image de la perfection, car on sait bien que le monde réel n’est jamais parfait. Sur ce plan large par exemple, c’est un simple PAR 64 qui est placé sur le côté et qui donne ce petit flare en association avec le petit niveau de fumée qu’on avait distillé dans la salle de cinéma.

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Troisième séquence, l’écriture du scénario entre Mario Puzzo et Francis Ford Coppola qui vient d’être engagé pour le seconder...

ST : Alors ça, c’est une séquence qu’on a pris énormément de plaisir à tourner. Qu’est-ce qu’on a pu se marrer ! Ces deux personnages sont impayables, et les deux interprètes s’en sont donnés à cœur joie. Ici, on tourne encore dans un décor naturel, une maison entièrement meublée dans le style des années 1960, avec cette piscine et cette vue imprenable. Une sorte de petite cachette qu’on leur a dégotée pour qu’ils puissent écrire tranquille et qui devient un prétexte à l’image pour dire au spectateur : « Ces deux gars vont faire main basse sur la ville ! ».

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C’est toujours très important pour moi dans chaque scène que le spectateur reçoive l’impact de chaque lieu, en association avec l’interprétation. Ici, c’est cette découverte qui est importante, et c’est pourquoi on se permet ce plan en contre-jour total, où Mario Puzzo et Francis Ford Coppola sont devant la baie vitrée avec la découverte sur la ville, gigantesque. Los Angeles est dans cette scène le troisième personnage.
En fait je m’aperçois aussi que la série fonctionne beaucoup sur des duos de personnages. Ruddy et Francoise, Puzzo et Coppola, Evans et Bludhorn ou Colombo et Gallo…

Quatrième séquence, une réunion plus discrète, au sommet de la mafia entre Colombo (Giovanni Ribisi) et Gambino (Anthony Skordi).

ST : Alors regardez bien cette séquence, et vous voyez que ce n’est pas du tout comme dans Le Parrain. La lumière vient de l’extérieur ! C’est pas du tout du top light comme Willis l’avait utilisé. Là, j’essaye encore d’aller plus vers une certaine réalité. C’est peut-être aussi une ambiance qui me vient de mon enfance. Je me souviens très bien qu’à l’époque, dans la journée, on allumait quasiment pas les lumières dans la maison. Simplement pour économiser l’électricité qui coûtait déjà une fortune. C’est exactement l’ambiance que j’avais dans le living-room de mes parents, assez sombre, avec la lumière qui venait essentiellement des fenêtres quand il faisait beau dehors. Sur le choix des focales dans cette scène, l’idée était d’être suffisamment proche des visages, tout en gardant des valeurs de champ contre-champ externes. Ainsi vous conservez la présence, le poids symbolique de chacun. C’ est encore clair : dans ce monde, quand vous vous rapprochez autant des gens vous faites passer un message au spectateur. La solennité, la gravité des propos se ressent immédiatement à l’image.

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Quels projecteurs avez-vous utilisés ?

ST : Si je me souviens bien, j’avais installé des MolePARs 12 kW (110 V) derrière les fenêtres. Encore du tungstène, très classique. Ça ne m’a pas empêché d’utiliser des LEDs sur d’autre scènes, mais là, je trouve que l’attaque et la simplicité de ces sources sont le plus approprié. Il faut faire la part des choses entre le côté pratique que peuvent avoir les LEDs, par exemple, en tant que réglage d’intensité ou de colorimétrie, et le rendu que vous souhaitez. Oui, travailler en tungstène est plus contraignant, moins rapide et demande plus d’efforts... Mais le rendu n’est pas le même qu’avec des LEDs, il faut le reconnaître. En fait je me considère un peu comme un dentiste, ou un mécanicien sur un plateau ! Et j’utilise chaque outil en fonction de chaque situation.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)