A qui profite le tout-numérique ?

par Jean-Michel Frodon

La Lettre AFC n°111

Ce dossier complexe se joue à la fois sur des terrains artistiques, financiers, symboliques, politiques et professionnels, mais ses enjeux restent tout à fait étrangers au public.
Malgré les affirmations intéressées des fabricants, les spectateurs n’ont aucune raison de réclamer cette transformation. Partout où des projections ont été effectuées sans avertissement, nul ne s’est rendu compte qu’il avait eu affaire à une image issue d’une autre source que la traditionnelle copie 35 mm.

A qui profite donc le tout-numérique ?
Au premier chef aux fabricants d’appareils, aujourd’hui emmenés par Texas Instrument qui a réparti les licences entre trois fabricants dans le monde - Digital Projection aux Etats-Unis, Barco en Europe et Imax dans le reste du monde. Mais aussi à tous les intervenants pour lesquels des économies d’échelle sont possibles grâce à la suppression de milliers de copies au coût élevé (au moins 1 500 euros chacune pour un long métrage), lourdes (35 kilos pour un film de longueur moyenne), fragiles, d’un acheminement compliqué, très vulnérables au piratage. L’opposition au passage à la projection numérique procède moins de l’amour du ruban d’images analogiques que d’inquiétudes elles aussi économiques. Celles des exploitants, effarouchés par les investissements considérables que représente l’installation de nouveaux projecteurs, dont le prix est environ cinq fois plus élevé qu’un matériel classique, et qui risque d’être dépassé très rapidement.

Comme toute évolution nécessitant de lourds investissements, la crainte est grande de voir à cette occasion le fossé entre les plus puissants et les autres se creuser davantage. Sans oublier, bien sûr, la révolution qu’un tel changement induirait dans le métier de distributeur, dont le travail le plus concret concerne l’acheminement des copies. Leur disparition « permettrait de se concentrer sur la partie la plus créative de notre métier », répond Marin Karmitz, président de la Fédération nationale des distributeurs. Encore faut-il savoir par quoi seraient remplacées les copies. L’alternative est la diffusion par satellite des films depuis une source unique : le fameux bouton sur lequel appuierait un patron de studio à Los Angeles, inondant d’un coup la planète entière de la même superproduction. « Techniquement, c’est tout à fait possible », confirme Yves Louchez, directeur de la Commission Supérieure Technique auprès du CNC, « d’autant que les créneaux libres existent sur les satellites. Mais un long métrage reste un fichier extrêmement lourd à transmettre aujourd’hui. Et le marché international est loin d’être assez unifié pour permettre une sortie unique dans le monde entier. Rien n’indique d’ailleurs que les Américains auraient le monopole de la transmission ».
(Jean-Michel Frodon, Le Monde, 16 mai 2002