Jeanne Lapoirie, AFC, évoque sa collaboration avec Paul Verhoeven sur "Benedetta"

Des nonnes et des lux, par François Reumont, pour l’AFC

by Jeanne Lapoirie

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Porter à l’écran le nouveau film du réalisateur de Basic Instinct, c’était très inattendu pour Jeanne Lapoirie, AFC, dont la longue expérience de directrice de la photo ne l’a pourtant jamais mise en contact avec une telle légende d’Hollywood. Jeanne Lapoirie revient sur Benedetta, un des films les plus en vue de ce 74ème Festival de Cannes ... (FR)

C’est par l’entremise de Said Ben Said, le producteur du film, que Jeanne Lapoirie a rencontré initialement Paul Verhoeven. « Un rendez vous assez court, à peine une heure », se souvient-elle. « J’étais assez excitée à l’idée de la rencontre ! Il m’a prise un peu au dépourvu en se mettant à me parler en anglais, alors que son français est réputé plutôt correct... Au fur et à mesure de la conversation, j’ai découvert quelqu’un de très direct et sympathique. Avec son œil rieur, il n’hésite pas à vous lancer quelques piques dès le départ comme : " Vous, les directeurs de la photo français, vous n’éclairez quand même pas beaucoup!" Et, contre toute attente, la discussion s’est très vite orientée sur des aspects plutôt techniques, comme la lumière bougie, et les méthodes que je comptais utiliser pour la tricher. Il a bien sur évoqué Barry Lyndon, en regrettant que l’œil, dans le film de Kubrick, soit plus attiré par la clarté éblouissante de la bougie que par les comédiens. Il semblait vraiment très concerné par la question. C’était un peu étonnant pour moi qui avais revu bon nombre de ses films et m’attendais plus à parler mise en scène et scénario, comme on en a l’habitude avec la plupart des réalisateurs... »

Paul Verhoeven on location of "Benedetta"
Paul Verhoeven on location of "Benedetta"

« J’ai essayé de le rassurer sur les moyens modernes qui permettent de tricher les bougies, sur les LEDs, et les rampes à gaz qui peuvent aussi parfois très bien fonctionner... Et surtout, je lui ai promis que je ne tournerai pas son film uniquement en lumière disponible ! On a aussi évoqué l’épaule, il voulait faire tout le film à deux caméras à l’épaule. Je crois qu’il n’avait vu de ce que j’avais tourné que 120 battements par minute, de Robin Campillo et Mikael Kohlhaas, d’Arnaud des Pallières, l’un tourné justement à 2 caméras à l’épaule et l’autre un film d’époque 16e siecle, la même époque donc que Benedetta.
A l’issue de cette rencontre, je n’étais franchement pas sûre de décrocher le job. Mais contre toute attente, c’est Virginie Efira qui m’a annoncé la bonne nouvelle quelques jours plus tard, alors qu’elle venait de déjeuner avec le producteur et le metteur en scène. »

Après cette première rencontre, le travail de repérage a vite débuté, c’est toujours un moment privilégié parce que l’on peut discuter sur du concret et se rendre compte bien vite de la personnalité, des envies et des gouts du réalisateur. C’est le début du travail, le moment où l’on peut commencer à faire des propositions : « Seules quelques rares références de films ont été évoquées, comme Ivan le terrible, de Serguei Eisenstein pour la séquence de Procession, Huit et demi, de Fellini, et les films d’Hitchcock, comme La Mort aux trousses. De mon côté, j’ai bien sûr revu son travail et j’ai pas mal appris de lui. Quel était son style de cinéma, ce qu’il aimait, sa façon de traiter les sujets, de filmer, de faire jouer les comédiens. Dans La Chair et le sang, en priorité et puis sur beaucoup d’autres de ses films. Parallèlement, comme je connaissais bien la cheffe décoratrice, Katya Wyszkop, on a aussi beaucoup discuté ensemble lors des repérages et commencé un travail collaboratif. »

« Le tournage du film s’est déroulé durant l’été 2019, entre l’Italie et la France, le réalisateur néerlandais ayant choisi la petite ville de Bevagna entre Florence et Rome, pour les extérieurs du film. Le reste étant tourné dans les abbayes du Thoronet (Var) et de Silvacane (Luberon).
Paul découpe beaucoup les séquences. Il arrive le matin avec un découpage écrit, avec aussi quelques dessins, c’est un très bon dessinateur, j’ai encore gardé certaines de ces feuilles, ensuite il est distribué à l’équipe, mais quand Paul me voyait le lire, il me disait, toujours avec humour : "Ne regarde pas ça, ce n’est pas intéressant, d’ailleurs je ne vais pas le suivre". Le midi, il refaisait un découpage, qu’il redistribuait et ainsi de suite. Il fait rarement de master, les plans sont très courts, ce qui est parfois déstabilisant pour les acteurs souvent stoppés dans leur élan, deux phrases puis on coupe. Quand on lui proposait de poursuivre un peu plus loin, il rétorquait que l’on ne faisait pas du documentaire !
Il refait rarement les prises pour le jeu mais plutôt pour le rythme. Il relit beaucoup les scènes au combo et je l’ai une fois entendu dire : "Il fait cette action 12 images trop tard !" Mais ça a aussi de bons cotés. Notamment sur les scènes d’amour qui sont très préparées, et où les comédiennes se sont senties plus en confiance. Très loin du "allez y, on va voir ce que ça donne". »

Jeanne Lapoirie on location of "Benedetta"
Jeanne Lapoirie on location of "Benedetta"

Jeanne Lapoirie confie aussi que le réalisateur accorde une grande confiance à ses collaborateurs, aussi bien techniciens qu’acteurs. Une fois choisis, c’est à eux de faire les choix judicieux pour le film, comme dit Virginie Efira : « Il m’a dit en préparation : "Tu sais ce que tu dois faire".
Chacun est libre de ses choix dans le cadre de ce qui a été convenu.
Par exemple, il m’a très vite fait confiance sur la lumière, me laissant carte blanche, sans me demander de choses précises. J’ai donc vraiment pu faire en lumière, tout ce que j’aimais, en tout cas pour les intérieurs. Il m’a laissé aussi parfois décider de quel coté de la ligne des regards se placer pour les champs contre champs. Je dois avouer que c’est un choix que je n’aime pas trop faire, de peur d’avoir toujours à privilégier la lumière sur le reste, et rendre la scène plus convenue, moins originale moins inattendue. Je sais que ça peut paraître bizarre, mais trop de contrôle entraîne parfois un rendu plat, j’ai toujours la sensation que mes idées de base seront moins intéressantes que les événement issus du hasard. »

Sur la méthode de tournage, Jeanne Lapoirie a choisi, comme sur tous ses films, de privilégier le travail au zoom (avec des Angénieux sphériques), ici à l’épaule accompagnée d’un support Easy Rig, à deux caméras dans le même axe. Une série Leitz Summilux venant, à de rares occasions, compléter la panoplie pour les extérieurs nuit.
« C’est vrai que j ’essaie de conserver les zooms le plus possible sur la caméra. C’est peut être un peu fou mais j’aime tellement tourner au zoom que je pousse la sensibilité au maximum de ce qui a été déterminé aux essais (1 600 ISO), et j’ouvre même l’obturateur jusqu’à 300° pour pouvoir grapiller encore quelques lux sur le capteur et éviter de devoir passer en focales fixe. Petit sujet de discorde souvent, d’ailleurs, avec mon chef électro. »

Parmi les scènes qu’elle préfère, Jeanne Lapoirie cite volontiers les intérieurs nuit du couvent ou la scène de la comète : « Pour cette scène, Paul avait un peu d’appréhension au sujet de la couleur rouge. Il m’expliquait que sur Totall Recall, il avait du refaire une série de plans sur le décor de la planète mars car tout était sorti uniformément rouge, et flou à cause de la longueur d’onde quasi unique filmée. J’ai donc fait quelques tests pour valider le dispositif. Sur le plateau, la lumière de la comète a été recréée sur la place avec des SkyPanels Arri. Pour les plans tournés dans l’abbaye, on a dû faire appel à une société qui propose des drones éclairants. En effet, toute nacelle était interdite sur le site (à cause des caves voûtées installées sous le sol). Ce drône équipé d’une source LED nous a bien dépanné pour cette nuit de tournage un peu spéciale. »

Paul Verhoeven, left, and Jeanne Lapoirie, to the right of the camera, cap on her head, shooting the scene with the burning at the stake
Paul Verhoeven, left, and Jeanne Lapoirie, to the right of the camera, cap on her head, shooting the scene with the burning at the stake

Autre défi du film : la scène du bûcher, tournée sur cinq jours d’affilée sur la place du village Italien. «A l’échelle de la scène, Paul aime tourner le plus possible dans l’ordre chronologique. Il a besoin de ça pour juger du rythme et du montage à venir. Du coup, je me devais de trouver des solutions pour assurer la continuité, ce qui sur une place de village italienne en extérieur jour plein soleil d’été n’est pas le plus facile. J’ai dû faire tendre d’immenses toiles de diffusion pour casser le soleil de midi, et tenter de suivre plus ou moins l’ordre des plans en raccord. Quand vous avez la moitié de la place qui passe de l’ombre à la lumière et vice versa au cours de la journée, il faut savoir jongler avec les axes ! »

L’étalonnage s’est déroulé, là encore, avec la confiance du réalisateur. « Comme le tournage s’est fait avec la LUT que j’utilise sur chaque projet, on a un résultat sur le plateau et au montage très proche du rendu final. Paul, à ce moment là, était coincé à Los Angeles et ne pouvait être présent à l’étalonnage. Après l’avoir questionné, il n’avait pas de commande particulière, il était content avec le rendu déjà présent dans le montage et moi aussi d’ailleurs, si bien que le travail a été assez simple. Nous n’avions que deux semaines d’étalonnage, très court pour un film aussi découpé. Venant du 35 mm, j’ai gardé une méthode d’étalonnage assez proche de ce que l’on faisait en film, donc assez rapide.
Les choses les plus compliquées dans cette phase ont été surtout l’intégration des plans truqués, qu’il faut réintégrer dans le reste comme les toits autour du couvent sur la place par exemple, recréée en synthèse, le tableau représentant Jérusalem derrière Jésus sur la croix ou encore les ciels rouge avec comète, raccorder les rouges, rendre les choses crédibles, Paul d’ailleurs était assez méfiant des effets spéciaux numériques et a essayé de tourner le maximum de choses en décors réels. Cela ne nous a pas épargné, pour la scène de la nonne se jetant du toit du couvent, un tournage en trois parties : Bevagna, pour la place en extérieur nuit, le vrai toit de l’abbaye et un tournage en fond vert.

Au 17ème siècle, alors que la peste se propage en Italie, la très jeune Benedetta Carlini rejoint le couvent de Pescia en Toscane. Dès son plus jeune âge, Benedetta est capable de faire des miracles et sa présence au sein de sa nouvelle communauté va changer bien des choses dans la vie des sœurs.

Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC