Festival de Cannes 2023

Le directeur de la photographie Jimmy Gimferrer revient sur le tournage de "Tiger Stripes", d’Amanda Nell Eu

Sister Tiger, par François Reumont, pour l’AFC

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Un film de jeunes filles "tigres-garous" ? Oui, c’est bien comme ça que Tiger Stripes, de Amanda Nell Eu peut être présenté. Un premier film venu de Malaisie qui a fait l’ouverture de la Compétition à la Semaine de la Critique avec beaucoup d’enthousiasme de la part de son équipe et du public ! Son directeur de la photographie Jimmy Gimferrer (Histoire de ma mort, de Albert Serra, en 2013), vient nous en parler... (FR)

Zaffan, 12 ans, vit dans une petite communauté rurale en Malaisie. En pleine puberté, elle réalise que son corps se transforme à une vitesse inquiétante. Ses amies se détournent d’elle lorsqu’une crise d’hystérie collective frappe l’école. La peur se répand et un médecin intervient pour chasser le démon qui hante les filles. Comme un tigre harcelé et délogé de son habitat, Zaffan décide de révéler sa vraie nature, sa fureur, sa rage et sa beauté.

Connaissiez-vous déjà la réalisatrice ?

Jimmy Gimferrer : Non. Amanda voulait travailler avec un directeur de la photographie qui ne soit pas nécessairement de l’orbite malaisienne. Fran Borgia (akanga films), le coproducteur de Singapour me connaissait et nous a mis en relation. En parlant avec Amanda, le courant est très vite passé. Moi j’étais très excité d’aller tourner un nouveau film en Asie car j’avais dans le passé juste pu tourner un documentaire dont j’avais gardé de très bons souvenirs. Tiger Stripes était en plus un scénario dans lequel on voyait qu’on allait tout de suite s’amuser... Et moi j’aime bien m’amuser quand je tourne un film !

Où avez-vous tourné ?

JG : Dans la banlieue de Kuala Lumpur, dans un petit village à côté de la jungle. C’est vraiment très représentatif de la Malaisie rurale, telle qu’elle apparaît dans le film. Moi ça m’a fait vraiment penser à la Californie - mais dans la jungle ! Peut-être simplement que quand on part loin de chez soi, l’exotisme donne soudain confiance à la caméra ? J’étais abasourdi par la beauté des lieux, les maisons... Même la nuit le sodium me semblait plus beau qu’à la maison ! D’ailleurs, j’ai très vite décidé d’utiliser la lumière naturelle en extérieurs jours, en me contentant la plupart du temps de cadres recouverts de diffusion ou de taps. Parmi les atouts découverts sur place, Sanni Boy, une légende parmi les chefs machinistes dans le sud-est asiatique. Un Indien de deux mètres de haut, toujours très classe et qui trouvait toujours une solution pour chaque plan. Je me souviens notamment de son aide précieuse sur toutes les séquences dans la cour d’école, et la cascade, tournées souvent avec un soleil très haut, très dur. Une lumière beaucoup moins jolie que celle que vous pouvez voir dans le film !

Tournage de la scène de la cascade
Tournage de la scène de la cascade



Est-ce un film politique ?

JG : Il faut expliquer un petit peu les choses tout de même. En Malaisie, trois communautés principales cohabitent. Il y a les malais à proprement parler, qui sont musulmans. Et puis il y a les Chinois et les Indiens. Chacun a donc des spécificités religieuses différentes, et tout le monde se mélange comme on peut le voir par exemple dans les séquences qui se passent à l’école. Seules les filles musulmanes sont tenues de porter le Toudong (le hijab local), au contraire des autres. Amanda la réalisatrice, qui est d’origine chinoise, m’a toujours dit que son film allait sans doute déranger des gens... Pas spécialement sur la religion, mais peut-être surtout sur l’éducation, et le rôle de la femme. De ce point de vue Amanda a clairement envie de faire avancer les choses dans son pays, mais ce n’est vraiment pas un film qui est dans la revendication premier degré. En plus, la Malaisie c’est plutôt un pays cool. Il y a certes une manifestation de la religion très visible mais on l’oublie assez vite en vivant là-bas. Et le côté très cartoon du film aide à faire passer le message. Les gens vont vraiment rigoler quand les filles tigres s’en prennent à l’autorité. Moi je trouve ça en tout cas très positif !

À l’image de sa séquence d’ouverture, c’est aussi un film qui se déroule beaucoup dans les toilettes de filles !

JG : Oui on voit plus les toilettes que les salles de classe ! Dans la salle de classe on s’ennuie, et dans les toilettes on rigole ! Pour moi c’était assez raide techniquement, car bien sûr on tournait en décors naturels. Seules deux entrées minuscules de lumière naturelle étaient dispo... Et quasiment aucune place pour mettre les projos ! Et un film qui part pas vraiment du naturalisme. Eric Meurice, mon gaffer m’a beaucoup aidé. J’aime beaucoup ces séquences, notamment une des dernières, quand Zaffan a disparu et que Maryam annonce à Farah qu’elle ne reviendra pas. C’est tourné avec un contrejour qui fonctionne très bien.

Le film s’ouvre sur un très gros plan de la protagoniste qui regarde dans la caméra...

JG : Au début avec Amanda, on voulait que le film ait un mélange entre le naturalisme tropical du Tropical Malady, d’Apichatpong Weerasethakul et un pur chromatisme à la n’importe quoi, à la Suspiria, de Luca Guadagnino. Ce premier plan, qui revient au moins cinq fois dans le film, on l’a appelé le plan "Sister Ruth", en hommage au Narcisse noir, de Michael Powell, une autre de nos références. Un plan merveilleux éclairé à l’époque par Jack Cardiff. Chaque fois qu’on tournait une scène avec Za, on essayait de lui glisser un plan sur son visage dans cet esprit ! C’est vrai qu’avec le Turong, les filles prennent tout d’un coup un côté none et l’analogie avec le le film de Powell devenait claire.

Kathleen Byron dans "Le Narcisse noir", de Michael Powell (1947) - Image en Technicolor signée Jack Cardiff, BSC
Kathleen Byron dans "Le Narcisse noir", de Michael Powell (1947)
Image en Technicolor signée Jack Cardiff, BSC


Avec quelles optiques avez-vous travaillé ?

JG : J’aime beaucoup la série Zeiss T2,1. Ce sont des objectifs que j’adore, légers, et que j’ai utilisé sur plein de films. Et quand le moment venait de faire des très gros plans, j’utilisais en général une bonnette ce qui était devenu une habitude. Je trouve que ça marche souvent très bien, en tout cas je ne m’étais jamais posé la question d’utiliser un objectif close focus. Sur ce film, le loueur m’a proposé en plus le 60 mm macro, qui est hors série - et qui ouvre d’ailleurs à 2,9. À première vue je n’en voyais pas trop l’utilité, et puis j’ai décidé de le garder... Une optique géniale qui m’a finalement servi sur 70 % du film. C’est notamment l’objectif qui est utilisé pour ces gros plans de visages, mais au-delà de son utilisation macro, c’est devenu vraiment un coup de foudre. C’est marrant parce que ce n’est pas une optique extrêmement piquée en plan large, et ça se remarque dans le film. En plus, certaines prises ont été un peu zoomées en postprod pour des raisons de montage, et là vraiment c’est évident ! Sinon, sur les plans moyens et bien sûrs les gros plans, je trouve que c’est un objectif dont la focale marche vraiment très bien sur l’Amira qu’on a utilisée. Sont rendu équivaut plus ou moins à un 80 mm en 24x36, très belle pour les gros plans. Le rapport à la compression de la perspective et au flou marche vraiment très bien avec ce 60, en tout cas bien mieux qu’avec le 85 mm présent de base dans la série. Ou le 50 mm, avec lequel on passe pour moi dans le naturalisme. C’est très clair.


Parfois le film s’engage dans des travellings qui soulignent la dimension fantastique de l’histoire...

JG : Moi, j’adore Chris Menges. Un très grand opérateur britannique, qui a aussi réalisé des films. Et puis toujours tellement bien habillé ! Je me souviens avoir lu une interview de lui où il expliquait que dans un film, ce qui marche le plus, c’était de tout mélanger à la caméra. Plan fixe, travelling, caméra épaule... Et que tout passe, que tout marche naturellement. Pouvoir tout utiliser dans une seule histoire, et que ça devienne cohérent. J’y crois vraiment sincèrement. Au début de ma carrière j’étais connu pour faire des films toujours sur pied, très composés, et carrément anti dynamiques. Mais sur ce film on est vraiment parti sur le contraire. On a certes fait avec les moyens du bord, en essayant d’intégrer les travellings dans les séquences qui s’y prêtaient. Au final je crois que absolument tous les travellings qu’on a tournés ont été montés !

Parlons un peu de la séquence avec le docteur Rahim et sa tentative d’exorcisme...

JG : Là, c’est vraiment le cinéma de Tarantino, et la lumière à la Robert Richardson. Ce décor naturel pour une fois était suffisamment grand, enfin suffisant pour les 25 personnes nécessaires la scène.
Deux ou trois entrées de lumière principales et une scène très longue. À ce moment de la narration, on est suffisamment avancé pour se permettre à peu près n’importe quoi, et surtout marquer visuellement la scène qui peut paraître comme le climax. Des gros contrastes, de grosses sources qui s’éloignent volontairement du naturalisme. Une scène qui nous a pris trois jours à tourner, qu’on a vraiment couvert dans tous les axes. C’était un vrai enjeu, aussi par rapport aux comédiens, que ce soit notre protagoniste et aussi beaucoup le personnage du Docteur Rahim. Ce dernier est interprété par Shaeizy Sam, qu’on peut comparer presque à Tom Cruise en Malaisie. Une méga star sur un film indépendant, qui sidérait absolument toute l’équipe locale par sa présence. Un moment, mon gaffer Eric Meurice est venu me voir en m’annonçant qu’il n’y avait même plus un seul drapeau dans le camion. On avait absolument tout sorti pour cette scène !

Les blancs sont assez diffusés aussi...

JG : Au début je voulais travailler avec des Pro-Mist. En y allant assez fort dès le tournage. Et puis ces optiques Zeiss T2,1 sont finalement assez douces surtout quand on les utilise à pleine ouverture. Les hautes lumières se mettent à baver, et ça donne cette espèce de chromatisme génial que j’avais utilisé déjà dans le passé. Donc j’ai laissé tomber les Pro-Mist, et j’ai tout fait à l’étalonnage. À la fin, les fameux Tudongs blanc que portent les filles récupèrent une sorte d’auréole qui fait très Vierge Marie. Un côté imagerie chrétienne dans un monde musulman. Cet effet rajoutant de la lumière à l’image me permettait aussi de contraster encore plus à l’étalonnage, dégageant une sorte de sensation de chaleur qui marchait très bien.

Avec qui avez-vous étalonné le film ?

JG : La postprod s’est faite avec Mathilde Delacroix, merveilleuse étalonneuse française que j’adore. Elle a fait énormément pour le film. Sur la jungle par exemple, le décor de la cascade n’était vraiment pas très beau en réalité. Son travail sur l’image à vraiment transformé le lieu, en nous éloignant radicalement d’une image documentaire. Je pense que le choix aussi de tourner en Amira nous a aidé, avec cette petite tendance à l’esthétisme qui est propre à l’image Arri. Après ça ne nous a absolument pas empêché d’aller dans des couleurs vraiment bizarres, comme des nuits jaunes ou cyan dans la jungle. Tant que les gens comprennent à l’écran que ça se passe dans la jungle... Moi ça me suffit !

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Tiger Stripes
Réalisation : Amanda Nell Eu
Scénario : Amanda Nell Eu
Montage : Carlo Francisco Manatad
Son : Lim Ting Li
Décors : Sharon Chin
Musique : Gabber Modus Operandi