Zeiss s’entretient avec le directeur de la photo Farouk Laaridh pour son travail sur "Les Filles d’Olfa", de Kaouther Ben Ania

par Zeiss Contre-Champ AFC n°344


Entre ombres et lumière, Olfa sourit et parle. Il y a dix ans, deux de ses quatre filles, si belles et vivantes, ont été « prises par les loups ». Aujourd’hui elle parle à son reflet dans le miroir, aux filles qu’il lui reste, à la grande Hind Sabri, venue pour la jouer quand parler devient trop dur, et aux actrices qui vont incarner les filles qu’elle a perdues. Le public assiste à cette expérimentation peu commune depuis l’autre côté du miroir et revit le passé des six femmes alors qu’elles comparent et rejouent leurs souvenirs de joies, de chagrins, de reproches et de sororité.

La réalisatrice Kaouther Ben Ania a confié son regard à Farouk Laaridh, alors que ce n’était pas ce qui était prévu. Mais son parcours de premier assistant opérateur et de cadreur sur des productions tunisiennes et internationales, et de directeur de la photo de publicités, clips et courts métrages, l’avait préparé à élaborer le dispositif de tournage et l’atmosphère qu’il fallait pour le film. Photographié avec des Zeiss Cinema Zooms CZ.2, le film était en compétition officielle à Cannes et y a reçu l’Œil d’Or – Prix du Documentaire.

Les Filles d’Olfa est un film si singulier que je me demande si ton travail en tant que directeur de la photo s’est passé comme d’habitude…
Farouk Laaridh : C’est n’est pas un film ordinaire, et rien ne s’est passé de manière ordinaire. Pour moi, c’était une expérience humaine qui réunit des actrices et des gens normaux qui ont tous vécu des traumatismes, et qui les fait s’exposer. Les actrices sont "détrônées" pour un moment, elles partagent l’expérience et les traumas des personnes qu’elles incarnent, et parfois elles ne jouent pas, mais sont elles-mêmes. Il y a plusieurs reconstitutions d’événements traumatiques de leurs vies et ce besoin d’intimité a dicté les conditions de fabrication du film, en très petite équipe. La parade d’un tournage peut être intimidante, les projecteurs, les caméras, surtout en documentaire, encore plus celui-ci, il fallait donc que la configuration technique soit la plus légère possible.

La manière dont je suis arrivé sur le film n’est pas ordinaire non plus. J’avais travaillé avec Kaouther sur d’autres projets auparavant, et pendant la prépa de ce film, j’étais censé être premier assistant opérateur. J’ai suivi tout le processus de choix des optiques et d’essais avec le directeur de la photo. Mais 48 heures avant le tournage, il a dû se désister pour des raisons de santé. Kaouther m’a appelé : « Tu peux me dépanner pour trois jours ? On ne peut pas décaler le tournage. Je trouverai un chef opérateur ». J’ai dit : « Bien sûr ! » et j’ai fait les trois premiers jours. A ce moment-là elle m’a dit : « J’aime ce que je vois, tu veux faire tout le tournage ? - Eh bien oui, je veux bien ». C’est Kaouther, elle est notre réalisatrice phare en Tunisie, j’étais super content.


Qu’est-ce que vous avez tourné pendant ces trois jours d’intérim supposé ?
FL : C’étaient les entretiens avec la mère, Olfa. Les prises étaient longues, autour de deux heures. Elles préparaient le terrain pour le reste du film.


Elle parle de son traumatisme passé, de ce qu’elle a vécu dans son enfance, qu’elle a ensuite transmis à ses filles. Kaouther en avait besoin comme fondations pour les scènes suivantes, qui impliquent beaucoup d’improvisation et devaient être reliées d’une manière ou d’une autre aux paroles d’Olfa. Le troisième jour, on a aussi filmé la scène du maquillage avec Hind Sabri, et les moments où les jeunes filles rencontrent les comédiennes qui vont les jouer, elles et leurs sœurs absentes. J’appréhendais de devoir éclairer une grande actrice telle qu’Hind Sabri : elle a vu des millions de chefs opérateurs, et là, il faut y aller… C’étaient des moments cruciaux pour le film parce que ce sont des premières fois, de premières impressions, de premiers contacts. On n’allait pas pouvoir les filmer deux fois. C’était la priorité pour Kaouther.

Comment s’est passée cette préparation de 48 heures ?
FL : Kaouther a dû me briefer sur le look qu’elle voulait, l’utilisation des effets de réfraction et de réflexions, et du miroir… C’était un défi à relever, même si la majeure partie du look était établie. J’ai dû le mettre à exécution en partant de zéro. Notre échange initial a été bref, et il fallait tout revoir ensemble sur chaque décor au jour le jour : à la fin de chaque journée on allait dans la pièce où on allait tourner le lendemain pour en parler. 48 heures, ça ne suffit pas pour couvrir tout un film. Chaque jour, après le tournage, on se concentrait sur le lendemain. Un workflow inhabituel pour un film inhabituel.

Pour le début, j’étais prêt techniquement, sur le dispositif des entretiens. On avait une caméra portée, une deuxième caméra avec un prompteur et une petite caméra qui filmait Kaouther mais dont les images ne serviraient pas. Le prompteur permet aux actrices de regarder dans la caméra alors qu’elles regardent des images d’archives d’elles-mêmes.



Maintenir un regard caméra est difficile pour des non-professionnels, et le prompteur ainsi que la paroi noire entre les filles et la technique devaient dissimuler les coulisses autant que possible, afin de préserver l’authenticité de leurs réactions. Il fallait aller à leur rythme, c’était le défi. En fait, j’ai trouvé cette idée dans le film Touch Me Not, qui était ma principale référence pour les entretiens.

Le spectateur ne réalise pas qu’il se passe quelque chose d’impossible quand elles regardent dans la caméra. On n’est pas distrait de leurs émotions et de ce qui se joue entre elles, à se demander où est le truc et « comment ils ont tourné ça ? ».
FL : Oui, on a aussi utilisé le miroir sans tain pour dissimuler la caméra, en gardant ce regard extérieur sur elles. On sent que la caméra est cachée, on sait que les réactions auxquelles ils assistent de la part des filles sont authentiques, pas trop affectées par l’environnement. Les scènes de maquillage étaient organisées autour de ce miroir et certains plans comprenaient des illusions d’optique avec le miroir, quand elle ajuste son foulard : on est derrière Olfa qui fait face à son reflet dans le miroir, mais quand elle se retourne on réalise que ce sont deux femmes différentes, Olfa et Hind. Le plan est dans la bande-annonce.


https://youtu.be/_ET_L5K0l8Q


Est-ce que tu as pu choisir le matériel de prise de vues ?
FL : J’étais impliqué dans les essais avec le premier chef opérateur. C’est ce qui me qualifiait pour prendre le relais !

Est-ce que la question de choisir entre zooms et objectifs fixes a été soulevée ?
FL : Oui, mais en tant que 1er assistant, j’ai prévenu que changer d’optique prend du temps, qu’on le veuille ou non, et ça peut être un problème. Que je commence par le début : initialement je devais cadrer la caméra B pour les plans fixes, et être 1er AC sur la caméra A pour les plans épaule. Mais quand j’ai pris le relais j’ai rapidement dû faire venir un data manager et une autre cadreuse. Il fallait que la cadreuse soit une femme : pour des raisons culturelles, ces jeunes filles tunisiennes n’allaient se confier qu’à une autre femme, qui pourrait les comprendre et s’identifier à elles. J’ai pris Alia Baraket en opératrice seconde caméra, qui est une vraie soldate. Kaouther a adoré travailler avec elle et elle s’est avérée essentielle en termes de couverture.

Comment se faisait la coordination avec Alia ?
FL : C’est Olfa et les filles qui dictaient le rythme. Les actrices rejouaient ce qui est arrivé à Olfa et à sa famille, devant elle, qui avait la permission de Kaouther pour intervenir et changer la scène. Olfa finissait par se retrouver devant la caméra à diriger les actrices. Même ses filles, à qui elle disait : « Ce n’est pas ce qu’a dit ta sœur, elle a dit ça et ça… ». A ce moment, on passait des plans prévus, avec une mise en place et de la lumière, à un mode de tournage documentaire, ce qui voulait dire ôter la caméra du trépied, passer à l’épaule à 100 %, se replacer très vite, changer la focale et capter le moment et les réactions authentiques. Sans couper. C’est tout, on en a fini avec la fiction ; c’est comme ça qu’on travaillait.


Alia et moi pouvions filmer ce qu’il fallait avec nos deux caméras, et Kaouther pouvait nous indiquer en silence quand élargir ou resserrer très vite. On a dû inventer notre propre langage cinématographique – pas exactement l’inventer, mais plutôt enfreindre certaines règles. On devait sauter la ligne des 180 ° et changer certaines choses, parce que c’est un état d’esprit différent.


Vous vouliez visuellement souligner les différents régimes narratifs ?
FL : Oui, mais ça nous était aussi dicté. On ne peut pas garder la même esthétique tout du long, parce qu’il n’y a plus de mise en place qui tienne, plus de ligne pour guider les panoramiques, il faut juste se fier à son instinct. Alia et moi, nous divisions le décor en deux et on se répartissait les côtés à couvrir. Une des caméras filmait les plans larges qui serviraient de master si besoin au montage, et laissait l’autre caméra panoter sur les réactions en plans plus serrés. Alia nous a rejoints le troisième jour, et elle a été prête très vite. On avait déjà beaucoup travaillé ensemble avant ce tournage, et on essayait de se compléter instinctivement. Elle savait que plus elle cherchait les effets de réflexion ou de réfraction, le mieux c’était pour le film. On les a principalement réalisés avec les miroirs du plateau, mais pour certains plans comme sur la plage, on avait une espèce de dioptrie en kaléidoscope… Je te la montre ! [il va fouiller dans un tiroir]


C’est la vraie, c’est un souvenir. Ça se trouve sur Amazon. J’avais fait des expériences avec de tels accessoires sur d’autre projets, même avec des morceaux de verre coloré cassé. On la place devant l’objectif en la tenant par la poignée et on la bouge – ça marche très bien avec les plans serrés et les focales longues.

Photo : Tanit films


Photo : Tanit films


Prévisualisation H264, 720p, Rec709
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C’est là que les objectifs entrent en scène. Il nous fallait l’équipement le plus petit et léger possible, donc on a choisi l’Alexa Mini et les Cinema Zooms, sachant que le plus lourd des trois ne pèse que 2,8 kg, ce qui fait qu’ils conviennent très bien pour se déplacer dans des espaces étroits. La disponibilité des focales était parfaite avec le 15-30 mm, le 28-80 mm (qui est mon préféré) et le 70-200 mm. Ça nous donnait la souplesse de pouvoir changer la focale en un clin d’œil – comme les objectifs sont parafocaux, on n’a pas besoin de réajuster le point, on passe d’un plan serré à un plan large très vite. Le contraste et le piqué des Cinema Zooms sont très bons. La première fois que je les ai vus ils étaient utilisés en complément des Ultra Primes et des Master Primes. C’était surtout le 70-200 mm à ce moment-là, sur des publicités et des clips. En voyant leur rendu des noirs et des couleurs, j’avais trouvé qu’ils s’accordaient bien, comme de très bons objectifs fixes.

Vous aviez deux caméras mais il y a trois zooms dans la série : comment est-ce que vous vous les répartissiez ? Tu as dit que le 28-80 mm est ton favori, tu le prenais tout le temps ?
FL : Toujours ! De 28 mm à 80 mm, c’est la fenêtre idéale ! Est-ce que j’ai été égoïste là-dessus ?


[Rires] Bien sûr que non, c’est pour le bien du film.
FL : J’aime beaucoup le 28-80 mm, je peux faire un caprice pour l’avoir ! Le 70-200 mm servait pour les gros plans, quand Kaouther avait besoin des gros plans d’émotion. Avec des ceux optiques on peut rester entre 70 mm et 80 mm, parce qu’il fallait qu’on reste à distance à certains moments. Pouvoir travailler au 70 mm et au 80 mm et plus en même temps nous a été utile. Le 15-30 mm a davantage servi pour des plans architecturaux, comme celui du hall. Il mettait en valeur l’architecture du bâtiment, mais comme on voulait justement ne pas lui donner trop de caractère, c’est celui dont on s’est le moins servi. Il était indispensable en voiture, pour filmer depuis le siège avant vers l’arrière.

Vous faisiez le point tous seuls ?
FL : En général, oui. On a eu un follow focus HF quand je me déplaçais mais Alia et moi nous sommes principalement servis de follows manuels. On a des parcours de 1ers assistants, donc on sait faire.

Comment avez-vous travaillé sur le look du film ?
FL : On voulait quelque chose de naturel. Pour le miroir sans tain, on a testé différents types de verre teinté, avec des couleurs et des intensités variées, pour vérifier que la dominante verte serait corrigeable en postproduction. On devait trouver un compromis : il fallait qu’il soit très réfléchissant pour préserver l’authenticité de ce que vivait les filles de l’autre côté, mais aussi assez sombre pour cacher les caméras et ne pas avoir à trop compenser au diaph. Il allait falloir faire matcher ces scènes avec les autres. Même à travers le verre teinté, les optiques se sont avérées performantes sur les peaux. La chaleur de leur rendu des tons chair nous a bien aidés, parce que dans cet hôtel abandonné avec des murs bleus partout, on partait d’une base très froide. J’ai équilibré cette palette avec des sources à 3 200 K et des ampoules tungstène.


On ne pouvait pas utiliser beaucoup de lumière, donc on était à pleine ouverture, T2,9, tout le temps. Le bokeh et les éléments flous étaient circulaires, de sorte que ça donnait une forme et une consistance visuelle à l’hôtel, qui est un espace liminaire qu’on traverse sans savoir où on se trouve. On a utilisé ces éléments comme des repères visuels : c’est une fenêtre, c’est une porte, c’est un couloir, c’est un hall d’entrée. C’est comme ça qu’on a traité l’hôtel, ce n’est pas leur maison ou chez quelqu’un d’autre, on ne sait pas ce que c’est et on n’avait pas besoin de le caractériser. C’est un point sur lequel on a travaillé avec l’étalonneur Gregor Pfüller à Berlin : les bleus étaient différents d’une pièce à l’autre mais je ne voulais pas différencier les pièces entre elles. Il fallait que l’endroit soit similaire, de sorte qu’on puisse aussi tourner dans la même pièce et la faire passer pour un autre lieu. On a travaillé sur les murs bleus tout du long pour obtenir un bleu uniforme. On raconte l’histoire avec le lieu, mais pas dans le lieu.

Photo : Tanit films


C’est à Tunis ?
FL : L’hôtel est dans le centre-ville. Il m’arrive de passer devant mais je n’avais jamais eu l’occasion d’y entrer. Faire le film a satisfait ma curiosité ! Notre métier nous donne accès à d’autres endroits, à d’autres gens – même des gens dangereux parfois, quand on y réfléchit.

Les six femmes sont très belles.
FL : On voulait mettre ça en valeur. La plupart des sources étaient très diffusées et envoyées sur des réflecteurs Lightstream n° 2 et n° 3, et les ampoules du miroir étaient dépolies.


Notre source la plus puissante était un Dedolight 400 W. Pour que l’équipe reste petite on n’avait aucun machiniste rigger à la face, seulement le gaffer Aziz Sahli, avec qui on avait trouvé une belle manière de travailler : après que les machinistes avaient prélighté toutes les pièces et couloirs avec des sources en douche, il n’avait plus qu’à monter, régler la source et redescendre, et voilà. Ces sources suspendues étaient principalement des Dedolights 150 W et des petits tubes Astera, pour mettre de la couleur dans les encadrements de fenêtres et de portes.

Pour les entretiens du début, je voulais que la lumière reflète ce dont parlent les personnages. Quand Olfa parle de son passé face caméra, l’arrière-plan est peu éclairé et dénué de couleurs. A partir du moment où elle parle de ses filles, la lumière change, et les fenêtres derrière elle se colorent. Kaouther voulait une palette réduite mais saturée pour donner une identité visuelle à chaque fille. Pour moi Tayssir est quelqu’un de calme, de posée dans ses émotions, et je me suis dit « Soyons simples, on met du bleu ». Pour Eya, qui a une tendance à la violence, et est plus farouche, comme sa mère en plus jeune, on a choisi le rouge. Chaque entretien avait le côté bleu pour Tayssir, et l’autre côté rouge pour Eya. Cette composition est conservée pendant tout le film. Si on superpose les trois entretiens, la composition est la même et on obtient l’affiche du film.

Prévisualisation H264, 720p, Rec709
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Tu n’as pas eu peur du noir et de l’obscurité autour du visage des personnages ?
FL : Les filles portent du noir, ce qui a dicté ce que nous voulions voir, d’une certaine manière. Le noir fait partie de leur vie. Ce qu’elles portaient après qu’elles aient été radicalisées était sombre et je ne voulais pas aller à l’encontre de ça. Même à l’étalonnage, quand Gregor me mettait en garde sur la perte de détails dans certaines textures et vêtements, je disais : « Ça ne me fait pas peur, concentrons-nous sur les visages et les teintes chair », parce qu’il y a beaucoup de dialogues et on regarde des visages, pas des vêtements. Les noirs profonds ont bien fonctionné pour le film, et les zooms avaient un bon contraste et des noirs plus profonds que la plupart des optiques.

Photo : Tanit films



Il y a le noir, mais aussi la chaleur qui semble les envelopper.
FL : Fournie d’abord par les optiques. Plus tard, en postproduction, on a travaillé à adoucir les peaux. Dans la scène de la pyjama party, on a beaucoup aimé les flares qui arrivaient comme un éblouissement émanant de la fenêtre, et j’ai demandé à mon gaffer d’ajouter un petit Dedolight 3 200 K avec du CTB. On a un peu plus softé les peaux sur cette scène en particulier : elles ont leur moment de filles, elles font leur routine de soin, poussons les curseurs sur les peaux. En fait cette scène se distingue en termes de peaux. On est passé par des montagnes russes émotionnelles et pour un court instant, le film est léger. C’est une pause bienvenue avant de rentrer dans la partie tragique de leur vie. C’étaient des adolescentes !

Photo : Tanit films


A ce moment du film je me souviens de m’être identifiée à elles et de me demander : « D’où vient cette douleur ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ? », parce que je ne savais rien de leur histoire.
FL : Le film est conçu comme ça après tout ; il évoque ces émotions tout en relatant les faits réels.

J’imagine que vous n’avez pas tourné en RAW ? Ça aurait fait beaucoup de data.
FL : On a envisagé l’idée de tourner en RAW mais on n’avait pas le matériel nécessaire disponible en Tunisie. On n’a pas de grosses cartes ou de Codex. On a enregistré en ProRes 4444 XQ, en open gate 3,2K pour les situations de fiction au début des scènes, avec mise en place et éclairage, où on savait que les prises ne seraient pas trop longues. Quand on savait que la prise allait durer, on passait au crop en 2K. Les objectifs sont si piqués qu’on a quand même de très bons détails en 2K. Kaouther avait un moniteur qui affichait le REC709, en cohérence avec le look naturel qu’on visait. Je voulais qu’elle voie des couleurs riches. Elle m’avait dit auparavant qu’elle n’aime pas la tendance actuelle de films plus ou moins délavés, désaturés et décontrastés. Pendant la discussion avant l’étalonnage, je lui proposais des idées et j’en ai conclu que Kaouther voulait pousser les curseurs sur les couleurs. Gregor a bien réussi ça, et les tons de peaux.


Vous aviez le temps de regarder les rushes pendant le tournage ?
FL : Pas le temps du tout. Il fallait qu’on fasse tenir nos discussions sur la pause déjeuner. J’ai vraiment adoré travailler avec Kaouther, elle sait ce qu’elle fait et j’essaie d’apporter un soutien technique à sa vision autant que possible. Son leadership a sauvé le film. Elle savait ce qu’elle voulait des actrices et ce qu’on était en mesure de faire à la technique.

A la fin de la projection à laquelle j’ai assisté, il y avait des gens sous le choc et une dame était en sanglots. Il m’a fallu un moment avant de retrouver mes esprits et de revenir au quotidien.
FL : J’avais vu le film un nombre incalculable de fois mais le voir dans une salle de cinéma avec les réactions du public, je pleurais aussi. Le tournage a aussi été riche en émotions. Les filles revisitaient leurs traumas avec nous, des inconnus, parce qu’il fallait qu’on fasse connaissance et qu’on construise cette relation sur le tournage. Ça leur a coûté. Réaliser à l’âge adulte que ce qu’elles ont subi dans leur enfance était de l’abus, ça fait mal. On a eu une prise d’1h40, où les filles se contentaient de parler, d’échanger. On portait les caméras en changeant la focale très, très doucement, pour en prendre le plus possible. Les filles avaient besoin de temps pour arriver à cet état, ce n’est pas une journée de tournage normale avec tous les détails habituels sur la feuille de service. On est prêt pour certains plans, mais il faut quand même les amener doucement jusqu’à l’endroit où elles sont prêtes à partager leur histoire. Quand Kaouther coupait, il y avait un moment de contemplation où on réfléchissait à ce qu’on venait d’entendre. C’est resté avec nous depuis le tournage. Mais les émotions n’étaient pas que négatives, ça nous a aidés à construire cette intimité entre l’équipe et les actrices. Moi aussi je partageais des choses avec elles ! On pouvait le faire, on pouvait se parler. On était plus qu’une équipe, on était un groupe de gens qui ont décidé de rester ensemble dans un hôtel abandonné pour partager des choses personnelles.


C’est ce que Kaouther a créé, je pense. Il y avait comme une sororité entre les sœurs et les actrices. Et le message est limpide : les filles ont été radicalisées par Daech et, dix ans plus tard, elles montent les marches à Cannes ! C’est la magie du cinéma. Rien d’autre n’aurait pu avoir cet effet.

Est-ce que le chef opérateur que tu avais remplacé va bien ? Vous êtes toujours amis, non ?
FL : Oh oui ! Il a fait le film The Mother of All Lies qui était à Un Certain Regard à Cannes ! Nos films ont même remporté l’Œil d’Or ex-aequo !

(Propos recueillis en anglais et traduits en français par Hélène de Roux pour Zeiss)