Le théâtre des opérations

Le directeur de la photographie Roger Deakins, BSC, ASC, parle de son travail sur "1917", de Sam Mendes

La Lettre AFC n°305

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Conçu à la fois comme un cheminement en direct à travers un paysage de guerre, 1917 est aussi une plongée littérale au cœur du temps pour laquelle Sam Mendes joue sur une large palette de mise en scène. Le décor, qui, dès la séquence d’ouverture, installe littéralement le spectateur au milieu d’une tranchée de la Somme, le son extrêmement profond avec des effets de dynamique extrêmes, et l’image avec l’unité de plan qui transforme cette simple anecdote de mission suicide en une sorte de pièce de théâtre où le style transcende peu à peu l’authentique. A projet d’exception, directeur de la photographie d’exception en la personne de Roger Deakins, BSC, ASC, qui vient avec générosité nous parler des coulisses de ce film hors normes. (FR)

Ce film doit être assez spécial pour vous, non ?

Roger Deakins : L’une des choses magiques, quand on fait des films, c’est de pouvoir juxtaposer des plans et de jouer sur le temps, faire des ellipses... Sur 1917, Sam Mendes a décidé dès le départ que cette histoire devait se raconter en temps réel, sans avoir recours au montage. Et c’est bien sûr très rare d’avoir l’opportunité de participer à une telle expérience. La clé de la fabrication du film a été une préparation qui a littéralement pris des mois avant même le premier jour de tournage. Après avoir élaboré un story-board complet du film, on a passé des semaines entières à répéter la totalité des scènes avec nos comédiens principaux, parfois sur les lieux mêmes choisis pour le tournage (ou d’autres les simulant). Cette étape cruciale nous a permis d’élaborer une carte extrêmement précise de la progression de Scoffield et Blake, et valider peu à peu les choix de cadres, de rythme ou de technique qu’on devait faire sur chaque décor. Le timing entre la position de caméra et le jeu des comédiens était au cœur de ces répétitions, puisque tout allait être ensuite exploité en longs plans-séquences. Le tout permettant ensuite à Dennis Gassner, le directeur artistique, de construire littéralement les décors sur mesure pour coller exactement à la chorégraphie.

Roger Deakins et Sam Mendes sur le tournage de "1917"
Roger Deakins et Sam Mendes sur le tournage de "1917"

Des exemples ?

RD : Bon, il y a naturellement les tranchées, dont la disposition et la longueur dépendaient complètement du rythme d’interprétation des comédiens et du temps nécessaire pour leur action et les dialogues... Sur la scène de la ferme abandonnée, il nous a par exemple fallu trouver un paysage très ouvert, avec des prairies et des collines très en rupture avec le no man’s land. Vous savez, cette guerre a été tellement statique… ! À peine quelques kilomètres après le champ de bataille, il y avait des fermes et quelque gens qui tentaient de continuer à vivre. Comme on avait la consigne de rester dans les environs de Londres pour ne pas délocaliser l’équipe, on a abouti dans un terrain d’entraînement militaire à Salisbury Plain. C’est là où Dennis Gassner a pu construire cette ferme, avec ce jardin sur la pente de la colline et ces cerisiers coupés. Le lieu pour cette scène, et comme beaucoup d’autre, est au centre de la narration, entièrement recrée selon les croquis de répétitions pour y placer l’action et la caméra. Autre exemple, la séquence du pont effondré. Un mouvement assez technique a été nécessaire, à base de caméra sur câbles. Pour ce faire, on a carrément reconstruit une réplique à l’échelle un du pont avec de simples échafaudages sur un des parkings des studios de Shepperton. C’est à partir de cette mise en place préalable extrêmement technique pour la caméra que le décor a ensuite été finalisé en Écosse près de Glasgow.

Vous êtes-vous inspirés des lieux authentiques ?

RD : On a passé plusieurs sessions de repérages et de documentation dans la Somme sur les lieux historiques. Lors d’une de ces visites, on nous a présenté une tranchée conservée proche de Verdun, construite entièrement dans une carrière de craie d’un blanc éclatant, qui rompait totalement avec l’image d’Épinal des tranchées plongées dans la boue qu’on a pu voir et revoir au cinéma. C’est en exploitant cette ambiance visuelle très blanche, un peu similaire à celle de Salisbury, que Sam a décidé de mettre en scène la sortie de la séquence souterraine. C’est un contrepoint visuel très fort avec tout le début et même la fin du film. Un peu comme si les personnages passaient soudain dans un autre monde, celui de derrière les tranchées.

A un certain point de l’histoire, la nuit tombe...

RD : La séquence de nuit nous a forcés à trouver l’unique moment qui est à la limite de la narration continue. Le scénario indiquait que le personnage de Scoffield s’évanouissait... En choisissant de l’imaginer dans les dernières heures de la journée, pour reprendre connaissance en toute fin de nuit. C’était bien sûr la seule solution pour pouvoir bénéficier de la nuit sur une partie du film, sans être obligé d’y demeurer jusqu’à la fin, que Sam souhaitait vraiment tourner au soleil levant pour boucler le film. Mais revenons à la séquence de nuit dans les ruines d’Ecoust. Pour la mettre au point, ce sont des films aériens datant de 1919 faits à partir de ballon dirigeable qui nous ont servi d’inspiration. On y découvrait les ruines de villes dans lesquelles les combats avaient fait rage. Cette espèce de monde de désolation, qui s’apparente alors à une véritable hallucination, une noirceur que je voulais absolument traduire à l’écran. Par exemple, ce plan, où Schoffield reprend connaissance, est important. C’est pour l’unique fois dans le film que la caméra s’éloigne du personnage pour passer lentement par la fenêtre. C’est pour moi l’affirmation qu’on est définitivement dans un cauchemar. D’autant plus qu’il réapparaît dans le cadre au rez-de-chaussée, pour poursuivre son périple... On s’est vraiment posé la question de savoir si oui ou non cette entorse à l’objectivité pure développée depuis le début du film était acceptable, et avec le recul, je pense que oui car on n’est plus vraiment dans le monde réel à partir de ce moment-là dans le film... Comme je le disais plus dans un cauchemar.

Comment avez-vous éclairé cette scène incroyable ?

RD : A l’aide de fusées éclairantes spéciales et d’une tour lumière mobile pour tricher l’église en flammes. J’ai fait construire une structure de 10 m x 20 m sur laquelle les électriciens ont installé environ 2 000 ampoules de 1 kW tungstène. Le tout a été entièrement placé sur variateurs, de manière à exploiter les ampoules dans la partie basse de leur réponse, imitant le plus fidèlement possible la température de couleur d’un brasier. Cette structure était déplacée selon les plans et les axes, et pour certains plans effacée en postproduction et remplacée par les pelures de l’église en flammes. Pour les fusées éclairantes, c’était un peu plus compliqué. Toujours lors de notre phase de préparation, on a pu reconstruire avec l’aide de l’équipe de Denis Gassner un diorama complet du décor de la ville, et imiter l’effet des fusées en utilisant des petites LEDs accrochées à de simples fils de fer. C’est grâce à l’assurance de l’équipes SFX de mettre au point des fusées éclairantes spéciales qui allaient brûler sur différentes durées, et propulsées à différentes vitesses. C’est selon les besoins des plans qu’on a décidé de partir avec cette combinaison. Non sans se poser la question du trajet dans l’air de ces fusées et de son contrôle. Pour cela, des grues ont été installées sur le décor, entre lesquelles des câbles métalliques ont été tirés, de manière à y accrocher les fusées et contrôler ainsi leur trajectoire à chaque prise. C’était une installation assez lourde, mais, là encore, nous avons pu faire de nombreux tests en amont et ne passer finalement qu’une dizaine de jours à tourner concrètement la séquence depuis le réveil du personnage jusqu’à sa chute dans la rivière. Quoi qu’il en soit, j’ai plutôt le souvenir d’un tournage assez rapide, assez fluide. Cela toujours grâce à cette solide préparation.

Le jour se lève d’ailleurs ensuite un peu vite, non ?

RD : Ah... vous avez remarqué !? Mais ça fait partie, selon moi, aussi de cette certaine licence poétique qui court jusqu’à la fin, comme dans cette scène étrange de soldats chantant dans la forêt juste avant l’assaut... Cette scène de chant semble presque poétique mais elle fait partie de ces choses tout à fait authentiques décrites dans les carnets d’un soldat.

Avez-vous tourné dans l’ordre exact de narration ?

RD : À vrai dire, on a essayé de respecter l’ordre chronologique, mais pour les éternelles raisons de regroupement de décors et de production, on a du faire quelques exceptions. Concrètement, le premier plan que nous avons tourné est celui qui correspond à la sortie de nos deux personnages du premier bunker et leur remontée à travers la tranchée jusqu’au moment où ils grimpent les échelles et pénètrent dans le no man’s land. Mais avant, dans le film "monté", il y a l’ouverture sous l’arbre, avec le paysage en arrière-plan tourné plusieurs semaines plus tard sur le décor de Salsbury Plain… ! Ou même la première remontée dans la tranchée jusqu’au bunker, tournée au même endroit mais quelques jours plus tard... C’est pour cette raison que la plus grande difficulté que j’ai pu rencontrer sur ce film a été les conditions météo. À vrai dire, la seule chose qu’on ne peut maîtriser sur un plateau.

Quelle était votre approche face à cette unique inconnue ?

RD : On a logiquement essayé de tourner le plus souvent sous les nuages. C’était d’ailleurs ce que désirait Sam Mendes, à l’exception du plan de fin, où il souhaitait voir le soleil se lever. Mais la météo en Angleterre est souvent imprévisible... et à l’image de ce premier jour de tournage, en plein soleil, qui m’a vraiment donné des sueurs froides. Dans l’ensemble, je dois dire qu’on a plutôt été gâtés. Certes on a perdu quelques journées à répéter… sous le soleil, mais rien de bien grave dans l’ensemble.
J’ai même pu bénéficier d’un splendide rayon de soleil sur le plan de fin... entre deux nuages bien conséquents et ce sur la première prise. Par chance pour moi, c’est bien celle-là qui est montée, bien qu’on en ait fait pas mal !

Vous n’avez pas du tout joué la carte de la pluie, là encore une ambiance souvent présente dans les images de la Grande Guerre...

RD : À l’exception du réveil de Scoffield où l’on entend le son de l’eau s’écouler, témoignant peut-être d’une averse pendant la nuit. Sinon, on a un peu mis la pluie hors-jeu sur le film. Non pas, par exemple, que l’ambiance de cette scène nocturne ne s’y prêtait pas, mais objectivement la difficulté et le temps passé à recréer la pluie sur le plateau rajoutés au niveau déjà très complexe de la chorégraphie étaient incompatibles avec notre plan de travail. En outre, on utilisait sur ce décor de ruines pas mal de fumée, ce qui est souvent incompatible avec la pluie, l’une interagissant avec l’autre...

Un mot sur votre choix d’optique... un seul objectif je présume ?

RD : J’avais envie tourner ce film en Alexa LF, surtout pour avoir une profondeur de champ légèrement plus faible que d’habitude. Partant de ce précepte, j’ai réfléchi et j’ai fait beaucoup de tests pour trouver l’optique qui me permettrait de faire à la fois des gros plans ou des plans larges selon les moments-clés décrits par le story-board. Et c’est vers le 40 mm Arri Signature Prime que notre choix s’est porté, 95 % du film étant tourné avec. En 24 x 36, c’est pour moi la focale idéale qui peut quasiment tout faire.

Et pour le reste ?

RD : Quelques exceptions, l’intérieur du bunker allemand a été tourné au 35 mm pour donner un poil plus d’espace visuellement au décor. Quelques autres parties dans l’autre sens au 47 mm... mais à vrai dire le 40 mm a été notre outil principal.

N’avez-vous pas été frustré de ne pas pouvoir cadrer comme vous en avez l’habitude ?

RD : Non pas du tout ! J’ai pu cadrer environ 60 % du film. Tout simplement parce que beaucoup de parties ont été faites avec une tête télécommandée installée sur une grue. Et puis j’avais pu contrôler le cadrage sur toutes les répétitions auparavant... Si quelque chose changeait au moment d’une prise, j’étais en perpétuel contact avec les cadreurs et j’ajustais si nécessaire. C’était certes un peu étrange de filmer des plans aussi proches des comédiens tout en étant à distance dans ma tente technique, mais ça m’a donné l’occasion de me dépenser physiquement en faisant de nombreux allers retours entre chaque prise pour discuter à la face avec mes machinistes ou les comédiens !
Et puis, quand la caméra était installée sur le Système Trinity, j’opérais moi-même en général le troisième axe, tout en gérant les éventuelles bascules de diaph. Mais, à la fois, Charlie Rizek au Trinity ou Peter Cavacuiti au Steadicam avaient pu répéter chaque plan en amont plusieurs semaines avant. On était tous assez en phase avec tous les éléments du film quand le tournage a débuté...

Roger Deakins préparant un plan avec Charlie Rizek - Universal Pictures France
Roger Deakins préparant un plan avec Charlie Rizek
Universal Pictures France

Y a-t-il eu beaucoup de prises ?

RD : En moyenne une vingtaine... parfois jusqu’à 40 pour certains plans. Mais vraiment chaque prise était un tel plaisir… On sentait à chaque fois toute l’équipe se donner à fond pour chacune d’entre elles. La très longue prise qui suit le crash de l’avion, par exemple, exécutée au Trinity, était particulièrement compliquée à cadrer pour Charlie Rizek. Si je me souviens bien, on a dû n’en faire que six. Ou l’autre scène, toujours au Trinity, avec les soldats chantant dans le bois... Un plan extrêmement dur à réaliser avec des moments très lents qui ne laissent aucune marge à l’erreur ou à la fatigue... Au fond, s’il y a une chose dont je suis particulièrement fier sur 1917, c’est bien ce travail génial en équipe qui nous a tous portés tout au long du tournage.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

1917
Réalisateur & coproducteur : Sam Mendes
Directeur de la photographie : Roger Deakins, BSC, ASC
Chef décorateur : Dennis Gassner
Costumes : David Crossman, Jacqueline Durran