Un samedi à la Cinémathèque

par Pierre Lhomme

La Lettre AFC n°165

A l’occasion de la leçon de cinéma donnée à la Cinémathèque française par Raoul Coutard, mes préjugés ou mes " mauvaises pensées " se sont dissipés, des préjugés dûs essentiellement au contexte des années 1950 marquées, pour moi comme pour beaucoup, par les sursauts du colonialisme finissant et la perspective de devoir prendre part au " maintien de l’ordre " en Algérie. " La sale guerre ", cauchemar des appelés.

Pour faire vite, disons que là-dessus arrive à Paris Raoul Coutard en provenance du service de presse des armées en Indochine. Il n’a pas d’idées préconçues sur le travail du chef op, son ami Schoendoerffer avait mis le pied dans la porte menant au cinéma afin qu’elle ne se referme pas devant lui. Il arrivait dans le cinéma par coïncidence. Lorsque le producteur Georges de Beauregard le présente à Jean-Luc Godard, une des rencontres les plus fructueuses a lieu entre un nouveau venu à la caméra et un futur auteur-réalisateur. L’audace et la prémonition habitaient Jean-Luc Godard et cette rencontre secouera sérieusement bon nombre d’habitudes.
« Je n’étais rien, alors je n’avais rien à perdre », dira Raoul.

Le photographe aux armées, fils d’un amateur éclairé, avait troqué le Rolleiflex pour l’Arri II. Il mettait son savoir-faire à l’unisson des idées de Jean-Luc Godard et de son budget dérisoire. Ce n’est pas tous les jours que la pauvreté est génératrice de talent ! La caméra, un Caméflex, est tenue de main de maître, on tourne dans l’ordre, en son témoin ou pas, la lumière est fournie par la bonne nature et la discontinuité de la narration affranchit des raccords traditionnels. L’équipe est minuscule.
Il y a cinquante ans, dans la mouvance de certains jeunes cinéastes ou futurs cinéastes, une appréhension du syndicat se développait. Notre convention collective d’alors et son équipe minimum que le syndicat défendait (4 ou 3 personnes à l’image) était faite pour les productions aisées voire riches et eux étaient pauvres. Comment faire des films avec trois francs six sous et respecter l’équipe minimum ? Comment trouver sa place dans le marché du travail si l’on ne sort pas du sérail ?

Je n’aurais pas pu opérer avec Jean-Luc Godard. Conditionné par ma formation, mes expériences sur le terrain et un minimum de respect pour les usages que m’avaient transmis les aînés. De toute façon, une pléiade de jeunes réalisateurs parmi lesquels il m’était facile de trouver une place passaient allègrement " la porte ". Un souffle nouveau agitait le cinéma : Claude Chabrol, Philippe de Broca, Alain Cavalier, Eric Rohmer, Chris Marker, François Truffaut, Louis Malle, Jacques Rivette, Claude Sautet, Alain Resnais…
Raoul Coutard n’aime pas bien les légendes et reconnaît facilement la part de chance, de coïncidences, de hasards qui modèlent une carrière. Comme nombre de cinéastes, il est humble et de sens pratique, les préoccupations terre-à-terre nourrissent l’essentiel de ses réflexions autour des tournages. Il sait se moquer des petits Godard qui surgissaient nombreux au début des années 1960 et disparaissaient aussitôt. Il dit :
« Les histoires d’amour manquées avec certains réalisateurs, ce n’est pas grave, elles ne durent que deux mois. »
Il y a aussi les belles histoires d’amour, dont le tournage de Jules et Jim.
Et puis il y a « le millefeuille* », « les machines à pétrole* », « le pied dans la porte* », « le coup du râteau* », etc.

Petit à petit, il découvre de nouveaux réalisateurs, un autre cinéma plus ou moins classique. Il est alors de la famille des cinéastes avec humour et humeur, avec simplicité et talent. J’aime son regard sur notre métier, même s’il fait siennes des histoires sur nos aînés et leurs secrets. Moi aussi, un temps, j’ai colporté ces fadaises. Des aînés, j’en ai assisté certains : Michel Kelber, Henri Alekan, Jean Bourgoin, Nicolas Hayer et surtout Ghislain Cloquet. Ce sont eux qui m’ont propulsé et je leur en suis vraiment reconnaissant.
Raoul évoque, et il a bien raison car on l’oublie aujourd’hui, Henri Decae. J’aurais aimé le connaître lorsque rôdé aux budgets modestes il tirait de son mieux parti de la lumière naturelle avec Melville, Chabrol, Louis Malle.
Je n’ai pas encore lu le livre de Raoul Coutard, mais je suis certain de me régaler.

Renvois
* Le millefeuille : effet pervers provoqué par les lampes flood RFL au plafond lorsqu’un personnage vient contre une paroi
* Les machines à pétrole : bricolage plus ou moins fiable pour assurer le synchronisme entre les enregistreurs légers et autonomes avant l’utilisation du quartz
* Le pied dans la porte : façon de forcer le passage et de permettre l’entrée, etc.
* Le râteau : avez-vous jamais marché sur le râteau et pris son manche dans le nez ?