Benoît Debie, SBC, l’attirance des contraires

Par Ariane Damain Vergallo pour Ernst Leitz Wetzlar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°283

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Liège, petite bourgade francophone de Belgique et capitale de la gaufre, voit naître, à la fin des années soixante, un enfant dont nul ne pouvait prédire qu’il deviendrait un directeur de la photographie d’envergure internationale. Cet enfant, Benoît Debie, SBC, a alors une particularité que tous les parents redoutent : il déteste l’école. Mais il a aussi une qualité qui lui est supérieure car elle dure beaucoup plus longtemps : il aime réussir ce qu’il entreprend.

Ces années interminables passées sur les bancs de l’école, à lire et écrire, ont été pour Benoît Debie une torture - le mot n’est pas trop faible - et, malgré cela, il a beaucoup travaillé pour avoir de bons résultats et ainsi passer paisiblement enfance et adolescence. Ce paradoxe - vouloir réussir ce qu’on n’aime pas faire - révélait déjà un caractère à la fois souple et entier et aussi une persévérance qui allaient beaucoup lui servir par la suite.
À la fin de ses humanités - l’équivalent de notre baccalauréat en France - Benoît Debie hésite beaucoup dans le choix d’un métier éliminant d’office ceux qui l’auraient amené à passer sa vie dans un bureau. Il a alors un intérêt égal et passionné pour la photo et pour la musique - il joue de la batterie - et il hésite entre l’image et le son. Finalement, le fameux "déclic" survient, et il décide de faire une école de cinéma en section image, ce sera l’IAD à Louvain-la-Neuve.

Benoît Debie - Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, Summicron-C 100 mm
Benoît Debie
Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, Summicron-C 100 mm

En sortant de l’IAD, à 23 ans, il décide, après deux expériences comme assistant opérateur, de se tourner vers une toute jeune chaîne de télévision, RTL, qui lui offre l’opportunité de travailler tout de suite comme chef opérateur sur ses plateaux. Il est engagé, et pendant dix ans il y fera ses griffes en tournant aussi parallèlement des films courts, des clips et des pubs, en attendant son heure.
À 33 ans, en 2001, l’alignement des planètes est phénoménal et sa vie change du tout au tout. Il fonde une famille et éclaire Irréversible, le film évènement de cette année-là !
Benoît Debie avait fait la lumière d’un court métrage, projeté en première partie du film Seul contre tous, de Gaspar Noé. Ils se rencontrent le soir de la première à Bruxelles et sympathisent. Six mois plus tard, à sa grande surprise, Gaspar Noé lui propose de travailler comme directeur de la photo sur son prochain film, Irréversible, avec rien moins que deux stars planétaires, Monica Bellucci et Vincent Cassel.

Le tourbillon commence
C’est un film, De bruit et de fureur, qui fera beaucoup parler de lui pour ses treize séquences, dont six plans-séquences uniques avec une scène de viol et une scène de meurtre extrêmement violentes et réalistes.
Le film est nommé au Festival de Cannes, accompagné par un scandale, mais aussi de beaucoup de publicité, et rencontre un grand succès en salles.
Benoît Debie fera tout de suite après Cannes un film, Card Player, avec le maître de l’horreur Dario Argento qui se plaît à filmer la mort sur un mode "gore".

Éros et Thanatos
Ses deux premiers réalisateurs comme directeur de la photo - Gaspar Noé et Dario Argento - explorent tous deux la face la plus obscure de l’être humain, et aiment pourtant travailler avec Benoît Debie, un homme d’un abord simple et aimable se revendiquant instinctif plutôt qu’intellectuel. L’attirance des contraires ?
Quelques années plus tard, en 2015, Benoît Debie retrouve Gaspar Noé pour tourner Love, un film expérimental érotique - certains diront pornographique - qui montre la beauté de l’amour physique entre les amants. Pendant la préparation du film, Gaspar Noé, dans sa fougue, propose à Benoît Debie qu’ils tournent en 3D tous les deux seuls avec les comédiens, sans équipe. Celui-ci lui rappelle que le film doit être sonore, que les images doivent être nettes et qu’il faut bien quelqu’un pour monter la dolly, le bras de déport et les deux caméras dans les étages, sans compter le maquillage. Heureusement, personne pour les costumes car tout le monde est nu ! Finalement, une dizaine de personnes participera à ce film en restant en coulisses tandis qu’ils tourneront les scènes d’amour à quatre, en toute intimité.

Benoît Debie porte une grande attention au choix des objectifs. Pour Love, la série Summilux-C s’imposait car « lorsque l’on fait de la 3D il faut des optiques parfaites ». Il les avait déjà utilisés sur un film de Wim Wenders, Everything Will Be Fine, et il savait que leur petit poids, leur encombrement identique à toutes les focales et leur flare minimal convenaient pour ce film qui demandait aussi aux objectifs de magnifier les corps nus. « Avec les Summilux-C il y a une douceur élégante et une justesse sur la peau. »
Love est leur troisième collaboration et le rituel est toujours le même. Gaspar Noé met lui-même la dernière touche au décor avant que Benoît Debie ne fasse la lumière et quand la lumière est faite... il change tout. « Si j’éclaire en rouge, il me dit d’essayer en vert et... j’éclaire en vert. Je sers le film avant de me servir moi-même. » Parfois le simple fait d’accéder aux désirs du réalisateur le fait en retour spontanément changer d’avis et accepter le sien... ou non. « La frustration me permet aussi d’être créatif. »

Un autre réalisateur vient d’entrer dans la vie professionnelle de Benoît Debie, rien moins que Jacques Audiard pour son film Les Frères Sisters.
Audiard souhaitait que ce western sombre, qui se déroule principalement dans des forêts, soit « un film noir avec une image noire ». Benoît Debie - l’homme qui ne dit jamais non - décide de prendre au sérieux cette excitante commande et programme des essais tournés de nuit dans une forêt avec des comédiens assis devant un feu.
Il éclaire la forêt, éclaire les comédiens et commence à tourner une scène somme toute assez classique. Puis il éteint la forêt, tourne, éteint les comédiens, tourne à nouveau et enfin demande à ce qu’on éteigne le feu et termine de tourner.
Le lendemain en projection, quand l’image de fin arrive, les comédiens sont plongés dans un noir profond. On ne voit strictement plus rien. Tout le monde rigole et Jacques Audiard comprend la difficulté du travail qui attend Benoît Debie sur le film. Il le remerciera même à la toute fin « de sa force de caractère incroyable qui le pousse à ne jamais lâcher et à prendre sur lui quelles que soient les circonstances ».

Sur Les Frères Sisters, Benoît Debie a tourné quelques plans fixes avec un nouvel objectif Leica qui fait partie de la série M 0.8, le 50 mm Noctilux, un objectif mythique des années 1960, ouvrant à f:0,95 et adapté pour le cinéma. Il avait repris le fameux plan des essais et fait une première passe de la forêt en tournant à 6 images par seconde à f:0,95. Puis, sans bouger la caméra, avait réalisé une seconde passe des cow-boys devant le feu à 24 images par seconde, les deux images étant mélangées ensuite en postproduction.
Après ce long tournage, Benoît Debie enchaîne un film à Miami, The Beach Bum, d’Harmony Korine, avec qui il a déjà fait Spring Breakers, en 2012. Pour son plus grand bonheur, The Beach Bum est tourné en 35 mm.

L’argentique, un ravissement
Une joie pure qu’il retrouve quand il fait des photos avec son vieux Leica M7.
Retour vers le futur. Benoît Debie se prend à rêver qu’il ne tourne plus désormais qu’en argentique et qu’il revient quelques années en arrière quand les directeurs de la photo étaient des demi-dieux qui éclairaient un plan par jour !
On a du mal à imaginer qu’il ait refusé Drive, de Nicolas Winding Refn, ou bien tel film à 200 millions de dollars ou encore d’énormes pubs pour des parfums et qu’il dise, avec une modestie qui enchante tant elle est décalée par rapport à son talent : « Je suis toujours étonné d’en être arrivé là ».
Puis on imagine le coup de téléphone du comédien Ryan Gosling, dont il a tourné le premier film comme réalisateur, Lost River, qui lui propose de faire son second film l’été 2018 et c’est à notre tour de rêver...