Christophe Beaucarne, AFC, SBC, parle des enjeux de sa mise en images de la série de Xavier Giannoli "D’argent et de sang"
"Carbonisés", par François Reumont pour l’AFCQuel est votre relation au réalisme quand vous vous lancez dans une série telle que celle-ci ?
Christophe Beaucarne : Sur ce projet, je m’aperçois que ce sont les personnages qui dictent avant tout notre approche de mise en scène et par conséquent ce rapport à la réalité. Et c’était déjà le cas sur Les Illusions perdues, notre précédente collaboration en long métrage avec Xavier Giannoli...
Même si l’histoire se déroulait au XIXe siècle, on avait vraiment filmé les situations comme contemporaines. En un mot, on ne fait pas de description historique, et c’est un peu pareil sur cette série. Par exemple, les événements se déroulent à la fin des années 2000, mais pour autant vous ne verrez pas spécialement de voitures de ces années-là à l’écran. Pas plus n’y a-t-il eu de soin particulier sur la décoration, sur les accessoires qu’utilisent les comédiens..., on voulait une sensation très contemporaine. Et puis, c’est pour moi avant tout l’énergie de chaque personnage qui donne son réalisme à la série, plutôt que ce qu’on place autour d’eux... La grammaire visuelle de chaque projet se met toujours en place peu à peu selon cette énergie. La caméra, principalement le cadre, interprétant en reflet du jeu.
Aviez-vous quand même des références précises quant à ces personnages qui ont presque tous existé ?
CB : On a pu revoir Les Rois de l’arnaque, le documentaire réalisé par Guillaume Nicloux sur la même affaire. On peut, par exemple, y observer le vrai Marco Mouly (dont le personnage de Fitoussi - Ramzy Bedia - est le modèle). Ou les photos des autres vrais personnages qui nous ont aidés à respecter une sorte d’authenticité dans les costumes, et surtout dans l’exubérance comme avec Jérôme Attias (Niels Schneider). Et puis le magistrat qui est au cœur du dossier a accepté de suivre le projet, en conseillant régulièrement Xavier. Mais je pense que la série est quand même plus romanesque que la réalité. On a décidé d’aller plus loin qu’eux n’ont été. Il fallait leur donner un certain panache, et les rendre encore plus hors du commun. Par exemple, la séquence de la banane et du steward dans l’avion privé avait eu lieu en réalité dans un casino. La proximité des toilettes, le côté exigu du décor, renforce beaucoup le côté dégoûtant de la scène. C’est ce genre de curseur qu’on a décidé de pousser pour donner plus de sens à certains moments...
Quel était le défi principal pour vous ?
CB : Livrer environ 9 minutes utiles par jour de tournage. Un ratio très différent de ce qu’on avait pu connaître sur Les Illusions perdues, et lié à l’ampleur de la production (la série de 12 épisodes équivaut à environ six longs métrages). Un challenge quand on travaille avec un réalisateur comme Xavier, qui n’envisage pas le tournage d’une série autrement que celui d’un film de cinéma. C’est quelqu’un d’extrêmement précis, qui n’a que très peu l’habitude de laisser les choses au hasard, et de déléguer ! Avec lui on travaille comme sur une partition musicale, en brodant sur ce qu’il vous apporte... Parmi les choses que j’ai par exemple suggérées, l’idée de tourner en permanence à deux caméras. En engageant comme deuxième cadreur Berto avec lequel j’ai une grande complicité.
On travaillait souvent ensemble dos à dos, épaule contre épaule, pour filmer la majorité des séquences, en gardant les deux yeux ouverts et en anticipant en permanence sur nos positions respectives et le jeu des comédiens. Une situation un peu inédite pour Xavier, qui aime bien contrôler ce qu’il filme à 100 %, et qui, là, était un peu forcé parfois de nous laisser la main en se concentrant par la force des choses et la pression du temps sur l’interprétation et la précision du texte. C’était drôle parfois de le sentir un peu surpris par la vitesse à laquelle les choses avançaient... Mais on n’avait vraiment pas le choix. Frédéric Planchon, réalisateur deuxième équipe, a joué aussi un rôle-clé dans la fabrication de la série, en prenant en main certaines scènes, et en tournant beaucoup de plans ou de séquences très utiles. C’est un esthète de la photographie, et il s’est donné à fond sur chaque chose qu’il nous proposait. Quand vous avez, comme sur cette série, des tunnels de texte à couvrir, c’est extrêmement précieux d’avoir quelqu’un de créatif avec vous. Quelqu’un qui est capable de faire ce que vous n’avez pas le temps de faire, et qui peut même vous surprendre en interprétant lui-même la narration.
Le service des douanes est un des décors récurrents de la série...
CB : Avec près de cinq semaines passées dans ce sous-sol situé à Pantin, je peux vous dire qu’on avait tous un peu peur de l’effet "Navarro". On a donc essayé de jouer au maximum sur la temporalité... varier les scènes, en jouant à la fois sur la caméra, sur la lumière aussi et sur les mouvements quand on le pouvait. Par exemple, en déco, il y a eu l’idée de cette fresque au tableau en perpétuelle évolution. Cette sorte de hiéroglyphe géant représentant la nébuleuse de sociétés mise au point par les escrocs.
Je pense aussi à cette séquence avec un plan à 360 ° autour de la table dans le décor du QG des douanes. Un plan de 8 ou 10 minutes avant le montage sur lequel on a dû se relayer tous les deux avec Berto pour suivre Vincent Lindon qui tourne autour de la table. Je crois que ça faisait partie des choses auxquelles Xavier tenait absolument en se battant comme un lion pour se donner une idée différente de mise en scène pour chaque séquence. Et puis il a aussi beaucoup retravaillé les rushes au montage pour redonner de la dynamique avec des petits zooms effectués dans l’Avid. C’est une chose que je n’aime pas trop en tant que cadreur, forcément, mais dont je dois reconnaître la très grande difficulté d’exécution sur le plateau. Les prises étant souvent multiples, en plus à deux caméras, c’est vraiment le genre d’effet qu’on ne peut que doser après, en fonction des prises et en fonction du rythme du montage. Sorti ensuite de cette sorte de huis clos, le reste des décors parisiens et les voyages à l’étranger (Chypre, Manille) nous ont permis de respirer sur la série, et de redonner un vrai élan à toute l’équipe.
Il y a aussi cette séquence d’interrogatoire de Simon Weynachter (Vincent Lindon) qui sert de fil rouge...
CB : Cette séquence a été tournée bien après les prises de vues principales, en mai 2023, alors que le montage était déjà bien avancé. On recolle donc un peu à la temporalité telle qu’elle est dans la narration, Xavier ayant eu besoin d’avancer suffisamment dans l’intégralité du projet pour pouvoir finaliser la voix off qu’on retrouve tout au long de la série. Un choix que certaines critiques trouvent un peu attendu ou monotone... Pour autant la complexité de l’affaire la rend, selon moi, indispensable, car c’est presque toujours la voix off de Weynachter qui présente chaque nouveau personnage...
Un des grands succès de la série, c’est la présentation de chaque nouveau personnage...
CB : On s’est évertué à donner beaucoup d’énergie de dynamisme à chacune de ces entrées en scène. Avec une présentation un peu fracassante, je dirais un peu à la Scorsese.
Par exemple, il y a cette séquence avec le fer à repasser et les billets pour Fitoussi. On est dans cet hôtel à Manille qui surplombe la ville... avec cette volonté de faire vivre la découverte derrière lui.
Les courtes focales qui le suivent, alors qu’il essaye ses foulards... ou qu’il engueule ses "employées" au téléphone dans le tuc tuc... On est plongé au cœur du personnage, de ses mensonges incessants. Autre exemple, la présentation de Jérôme Attias (Niels Schneider) avec ce premier plan dans la voiture de sport. Encore une entrée de scène très dynamique, que j’aime beaucoup, tournée sur mur de LEDs. Une technologie que je commence à maîtriser pour avoir tourné comme ça En roue libre, un road-movie de Didier Barcelo avec Marina Foïs (2022).
La série est aussi tournée en format Scope...
CB : Le choix du 2,35 s’est vite imposé. Mais je me suis gardé la possibilité d’alterner selon les besoins entre de la prise de vues anamorphique et la prise de vues sphérique Full Frame (Cooke Anamorphic et Zeiss Supreme Radiance). L’idée étant d’utiliser le Scope principalement dans les plans larges, ou dans certains lieux avec suffisamment de recul, tandis que les objectifs sphériques me serviraient pour tous les plans moyens, avec un minimum de point plus pratique. Le tout en utilisant la caméra RED Weapon en Full Frame pour conserver un rapport de focale suffisamment proche de l’anamorphique. Cette solution mixte s’adapte très bien à cette caméra. En effet le passage d’un mode Full Frame au mode 35 mm classique s’effectue en moins de 10 secondes, sans avoir à rebooter le système comme sur d’autres caméras. Ça limite aussi le débit et les data gérées au jour le jour, surtout quand on tourne à deux caméras.
Et en lumière ?
CB : En fait, vu la vitesse avec laquelle on travaillait, je passais souvent plus de temps à enlever la lumière qu’à en rajouter. En plus j’avais décidé d’utiliser la RED à 1 600 ISO en sensibilité de base. Pour être extrêmement souple et protéger les hautes lumières qui peuvent parfois être un problème sur cette caméra. Dans cette configuration, on est capable d’éclairer avec des sources vraiment peu puissantes, et très diffusées comme des boîtes lumière munies de tubes Astera ou des "Gaufres", softs LED gonflables pouvant accueillir un nid d’abeilles, rediffusés avec des draps... Des sources vraiment très douces qui m’ont beaucoup servi pour les visages. Mon seul regret a été de ne pas pouvoir obtenir la dernière RED Komodo, équipé du filtre neutre interne, qui m’aurait évité beaucoup de changements de diaph sur les nombreux décors mixtes intérieur-extérieur du film.
Parlons de la séquence où Vincent Lindon se retrouve pour la première fois seul face à son tableau sur lequel prend vie le schéma des sociétés écrans...
CB : Sur ce genre de scène, j’éteins vraiment tout à l’avant-plan. Je garde juste les tubes pour marquer un peu le plafond, en éclairant uniquement autour du tableau. Il y a aussi de tubes verticaux de part et d’autre, un peu anachroniques qui évoquent le côté un peu en chantier du lieu. Ce dessin qui s’étoffe au fur et à mesure de la narration représente vraiment l’obsession du personnage. Sur ces scènes, j’essaye aussi de maintenir un contraste de couleur entre ce qui arrive sur la peau, très neutre, avec des arrières-plans plus froids, et du bleu dans les ombres pour donner un côté un peu plus cinématographique et s’éloigner de l’image télé. À la décoration, Riton Dupire Clément avait dans l’idée que ce lieu soit en fait auparavant une société de peinture, transformée en bureau. Je ne sais pas si c’est quelque chose qui se ressent à la vision de la série, mais ça nous a donné ensemble l’opportunité de créer des petites choses inattendues dans ce décor pour éviter qu’on s’endorme !
Dans l’épisode 5 apparaît le personnage de Zagury (Yvan Attal). Avec une très belle scène de rencontre évoquant celle du Heat de Michael Mann...
CB : Toute la partie israélienne était tournée à Chypre. C’était déjà un défi pour toutes les séquences où on voit des voitures... En effet, Chypre ayant longtemps été sous influence britannique, la conduite y demeure à gauche. Une petite anecdote en passant, pour la séquence où Fitoussi et Bouly vont effectuer des retraits astronomiques en cash, on a dû inverser gauche droite tous les plans extérieurs où on voit des voitures rouler. Les devantures des magasins et de la banque ont donc été également inversées par la déco, tout comme les plaques d’immatriculation israéliennes sur les voitures. En parallèle, une voiture en double avec conduite européenne était utilisée pour les intérieurs à l’arrêt avec les comédiens pour éviter que la déco intérieure des voitures, et par exemple les compteurs, n’apparaissent à l’envers... Mais si on revient à cette séquence de face-à-face entre Weynachter (Vincent Lindon ) et Zagury (Yvan Attal), on avait trouvé ce petit café au milieu de nulle part qui nous paraissait très cinématographique... Sur cette scène, j’ai choisi de tout tourner avec une sensation de soleil très forte à l’extérieur qui vient rentrer en latéral sur les visages. Et absolument aucune compensation de l’autre côté.
C’est un très long champ/contre-champ à deux caméras, la séquence entière devant être tournée en une seule journée, y compris tout ce qui se passe autour du café. C’est pour cette raison que la lumière est un peu bizarre sur ces plans extérieurs, aussi entre le matin tôt et l’après-midi, et même le soir quand Yvan Attal ressort du café et défie la policière en planque...
Vous tournez donc en priorité le dialogue ?
CB : Oui, là, on tourne en priorité le champ/contre-champ. Si je me souviens bien, quand on est sorti du café, il devait bien être 16 heures. Tout le reste s’est donc tourné en l’espace de trois heures. C’était assez logique de tourner d’abord l’intérieur, la lumière zénithale du milieu de journée étant très dure à Chypre. On repousse alors forcément les plans les plus éloignés en fin de journée, avec cette sensation de pseudo faux raccord qui passe pas mal finalement. C’est là où l’expérience de tournage vous guide, et où par instinct vous préférez un peu tordre la chronologie de l’introduction et la conclusion plutôt que de se retrouver avec des faux raccords au cœur du dialogue... Cette séquence est aussi tournée entièrement avec les optiques Scope Cooke, pour ne pas donner trop d’importance au lieu. Là, on est vraiment sur les visages, avec une intensité plus forte.
Xavier Giannoli est un vrai obsédé du regard, vous savez. On doit en permanence être dans celui du comédien, même si parfois en tant qu’opérateur vous voudriez naturellement être un peu plus de trois-quarts pour donner un peu plus de relief au visage... Et puis, je dois avouer, je n’aime vraiment pas les gros plans en sphérique. Dès qu’on passe au-dessus du 100 mm, ça devient tellement plat... En anamorphique, au 100 mm, comme le champ/contre-champ est cadré, on garde une certaine perspective dans les plans et les visages sont plus dessinés. Pas toujours facile de se tenir à cette règle quand on tourne à plusieurs caméras, et c’est là où la confiance avec les cadreurs et capitale...
Qu’avez-vous appris sur cette série ?
CB : J’ai appris surtout à aller à l’essentiel. Et ensuite m’occuper du subalterne. Un exemple : quand on a autant de décors naturels ouverts sur l’extérieur comme c’était le cas à Chypre, on apprend vite à faire le bon choix en fonction de la course du soleil, et à se replier sur les intérieurs au moment où il le faut... c’est une gymnastique qui consiste à avoir une ligne artistique et à tenter de la garder même si un tournage comme celui-là sur 137 jours devient rapidement une sorte de course en haute mer.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
L’arnaque du siècle, survenue en France et en Europe entre 2008 et 2009. Des milliards partis en fumée sur le nouveau marché financier des "quotas carbone" inventé pour lutter contre le réchauffement climatique. L’association d’escrocs de Belleville avec un trader des beaux quartiers, traqués par un enquêteur obsessionnel. Quand les passions humaines se déchaînent au-delà du simple intérêt.
"D’argent et de sang"
Production : Olivier Delbosc
Réalisation : Xavier Giannoli
Réalisateur 2e équipe : Frédéric Planchon
Directeur de la photographie : Christophe Beaucarne, AFC, SBC
Décors : Riton Dupire Clément, ADC
Costumes : Pierre-Jean Larroque, AFCCA
Montage : Cyril Nakache, Mike Fromentin
Musique : Rone.
- Bande-annonce officielle :