Festival de Cannes 2024

Entretien avec Kadri Koop, "Encouragement Spécial Pierre Angénieux" 2024

"Koop de grâce", par François Reumont pour l’AFC

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La lauréate 2024 du prix Encouragement Spécial Pierre Angénieux est d’origine estonienne, basée depuis déjà douze ans aux USA, après être passée juste après son bac par la Chine. Une première expatriation où elle a étudié, appris un peu la langue et tourné ses premiers films documentaires. Kadri Koop est donc une jeune femme curieuse de tout qui a multiplié les expériences à travers la planète et qui travaille désormais entre l’Europe et Hollywood. Lieu où elle réside et entretient un très beau potager sous le soleil californien. Elle est venue à Cannes nous parler d’images, de visages et de zooms ! (FR)

Bonjour Kadri, alors Cannes, c’est comment ?

Kadri Koop : En fait j’ai eu la chance d’être invitée l’année passée par une copine française que j’ai pu accompagner. La comédienne Aude Pépin, que je remercie d’ailleurs chaleureusement, et qui m’a permis de découvrir toute l’ampleur de l’événement. Ce festival est vraiment un truc qui dépasse tout dans sa catégorie. La programmation est phénoménale, Il y a tellement de bon cinéma ici, c’est juste impossible de tout voir ! Et je ne parle même pas de l’aspect social, et de toutes les opportunités que l’événement peut provoquer. J’ai déjà eu quelques expériences dans d’autres festivals, mais là, au bout de quatre jours de plongée dans ce bain, c’est juste beaucoup trop d’images, trop de gens, trop de fêtes pour un humain normalement constitué ! Je débarque donc cette année ici avec la tête un peu plus froide grâce à Aude !

Et ce prix, qu’est-ce que vous en pensez ?

KK : C’était une surprise totale ! Non pas que je ne connaissais pas Angénieux avant car leurs optiques sont très populaires, et ça m’arrive de les utiliser souvent... mais pour autant, par exemple, je ne suis pas spécialement leur activité sur les réseaux sociaux ou ne me tiens au courant des nouveautés proposées par la marque. Je ne connais d’ailleurs aussi personne de chez eux... Du coup, cette distinction m’a laissée au départ complètement dans l’incompréhension. Vous savez, il y a tellement de jeunes directrices de la photo talentueuses sur la planète...
Je ne sais absolument pas comment ils ont entendu parler de moi, ni pourquoi j’ai été choisie, mais c’est bien entendu un privilège et une chance extraordinaire de recevoir ce prix cette année. Même si je frôle depuis un mois le syndrome de l’imposteur !

Vous avez déjà beaucoup voyagé... est-ce capital pour vous ?

KK : Quand je suis partie en Chine, c’était vraiment juste après la fin des études, et je n’étais pas vraiment payée. Je faisais alors des stages, touchant un peu à tout. L’idée de devenir directrice de la photo m’était encore inconnue, d’une part parce que je rencontrais très peu de femmes occupant ce poste, et d’autre part parce que je n’étais même pas sûre de ce que c’était réellement. Moi, je me voyais plus en tant que réalisatrice documentaire, faisant tout toute seule avec une approche très "sur le tas". Je me souviens, par exemple, filmer sans grande préparation avec mon boîtier photo DSLR, et placer tous les rushes sur la timeline de iMovie pour voir ce que je pouvais en faire. J’étudiais en même temps à l’université la langue chinoise - ce qui constituait sans doute beaucoup trop de défis à la fois pour moi ! Mais si je reviens à ces mois passés en Chine, j’ai quand même de très bons souvenirs où je me revois encore en train de filmer les gens dans la rue, vraiment comprendre ce qu’il me disaient. Ça me donnait alors une excuse parfaite d’observer la vie devant moi sans aucune raison à justifier. Mon premier vrai plaisir de DoP !

Et pour la suite, le fait de vous installer aux États-Unis ?

KK : Décrocher ensuite une opportunité d’études cinématographique aux États-Unis – Stanford et l’American Film Institute en 2020 – m’a permis de poser beaucoup plus les choses au clair à la fois dans ma tête et par rapport à mes compétences concrètes. De toute façon, si vous voulez proposer vos services à un réalisateur que ce soit en fiction ou en publicité, et pouvoir en vivre, vous vous devez d’acquérir un niveau suffisant de qualification. Au bout d’un moment le fait d’accumuler les tournages documentaires où vous faites un peu tout vous-même ne suffit plus. Cependant, si la demande est là, je reste très ouverte à ouvrir mon rôle et faire déborder du strict cadre de la cinématographie. Par exemple, aider la mise en scène à être sûre d’obtenir tout ce dont on a besoin, c’est dans le fond aider le projet. Et quand vous avez vous-même une expérience de production, de prise de son ou de montage, je pense que c’est un plus, certainement.

Un exemple de film où les zooms ont joué un rôle pour vous ?

KK : Tenez, le dernier court métrage en date que j’ai tourné (Curtains, réalisé par Oskar Peacock) a été fait principalement avec un Angénieux Optimo 19,5-94 mm. Même si ce n’est peut-être pas l’outil que j’utilise le plus de manière générale, je m’aperçois que mon attirance pour le zoom vient beaucoup de ma pratique de la photographie. En effet, j’adore utiliser un vieil appareil photo japonais Yashica Samurai X3. C’est un compact argentique de la fin des années 1980 - avec une drôle de forme - équipé d’un zoom assez puissant x3 (25-75 mm). Je l’utilise pour photographier ma vie de tous les jours, en m’amusant moi-même à regarder ce que je fais à travers ce zoom ! Et c’est là où tout d’un coup vous vous rendez compte que vous pouvez vous rapprocher vraiment très près de l’action tout en restant assez loin. Avec aussi cette faculté unique du zoom à la prise de vues de pouvoir très lentement resserrer sur le visage, sur une action, presque imperceptiblement.
Pour autant, l’objectif que vous choisissez se doit de servir l’histoire du film. Et je ne me mettrai pas à tourner chacun de mes projets avec un zoom. Je dirais que ça reste les outils les plus précieux quand il s’agit de faire du documentaire ou de la fiction qui s’apparente à l’aspect d’un documentaire.

Photos prises au Yashica Samurai X3
Photos prises au Yashica Samurai X3

Barry Ackroyd, l’année dernière, nous confiait sa passion pour les recadrages permanents que lui propose le zoom de prise à prise… Est-ce votre façon de faire également ?

KK : Moi, je cadre la plupart du temps à l’épaule. Et je dois reconnaître que le zoom n’est pas toujours l’idéal dans ce genre de configuration. Son ergonomie en terme d’équilibre avec le poids vers l’avant n’est pas un avantage, plus la poignée microforce et le moteur pas à pas qui rajoutent encore du poids... pas facile comparé à une configuration en focale fixe, beaucoup plus compacte où vous faites corps avec la caméra. Certes les zooms compacts existent et n’ont pas tous ces inconvénients, mais leur rapport est en général trop modeste pour pouvoir s’éloigner suffisamment quand on a en ressent le besoin. Autre exemple, sur un nouveau film que je prépare actuellement, les deux rôles principaux vont être tenus par des jeunes filles de 8 ans, qui ne sont pas des comédiennes professionnelles. En discutant avec le réalisateur, on a immédiatement convenu qu’il était capital de leur laisser un maximum d’intimité pour leurs performances. Ne pas être directement au contact, et privilégier le zoom pour là encore disparaître et capter les choses de plus loin. Cette approche qui consiste à mêler les techniques du documentaire à celle de l’écriture de fiction, c’est quelque chose qui me passionne. Je trouve que c’est aussi une de nos responsabilités en tant que responsable de l’image, d’insuffler de la réalité aux films, et faire reculer cette espèce d’approche à la "Marvel" où tout est artificiellement augmenté, artificiel. Bon, à la fois, je vais être honnête avec vous... Si demain mon agent m’appelle pour faire un film Marvel, j’imagine que je dirai exactement l’inverse !

Pourquoi aimez-vous mélanger fiction et documentaire ?

KK : C’est d’abord le genre de film que j’adore regarder en tant que spectatrice. Tout simplement ! Ceux où on n’a pas l’impression d’être assis dans la salle, où la narration se déroule d’elle-même, sans artifice. Et c’est un constat que je fais actuellement à l’échelle du cinéma, principalement à Hollywood. Beaucoup d’images sont devenues trop parfaites, les personnages perdant parallèlement en réalisme. On doit revenir à plus de "storytelling" ancrée dans la réalité.Voir un visage au naturel devient presque révolutionnaire dans une image de nos jours !

Sur un plateau, êtes-vous plutôt dans le contrôle ou dans le lâcher prise ?

KK : C’est difficile de répondre à une telle question... Vous savez, c’est compliqué de se voir soi-même sur le plateau. À la fois je dirais que je tiens à défendre ma vision du script, et celle que je propose pour le film, et donc contrôler les choses... Mais en même temps je suis quelqu’un qui a toujours tendance à laisser beaucoup de liberté aux gens avec qui je travaille. Quand on est jeune dans le métier, pourquoi ne pas écouter certains collègues qui eux peuvent vous faire profiter de dizaine d’années d’expérience des plateaux ? Quoi qu’on en pense, il faut accepter parfois d’avoir beaucoup moins d’expérience dans certains domaines et écouter les conseils. C’est aussi une manière d’encourager l’autre à penser par lui-même. De prendre des décisions, de prendre ses responsabilités et d’en assumer les conséquences ! Cette question m’amène aussi à évoquer cet équilibre parfois sensible à trouver, quand vous êtes une femme à la tête d’une équipe caméra. Je ne veux pas faire de généralités car il y a déjà tellement de femmes qui occupent plein de postes différents désormais sur les tournages... Mais tout de même, la plupart du temps, je me retrouve à travailler avec des équipes majoritairement masculines. Et se pose à chaque fois la question de combien, en tant que directrice de la photographie, je dois ou au contraire je ne dois pas donner suite aux suggestions de chacun.
Même si je n’ai jamais vraiment eu de problème à proprement parler, c’est toujours un truc qui revient chaque fois, et que je chacun doit savoir doser. Poser la limite entre affirmer sa vision, écouter les autres, et ne pas de se retrouver dans une sorte de position d’élève. Cette question du leadership est en fait essentielle pour moi... et je continue à me poser la question moi-même de comment la gérer !

Vous faites partie des directeurs et directrices de la photo qui préfèrent filmer les situations... ou les comédiens ?

KK : C’est marrant parce que personne ne m’a jamais posé cette question, et pourtant, il y a quelques années déjà, je me souviens m’être dit que filmer les visages, je n’aimais pas tant que ça ! Honnêtement, je trouve qu’il y a une sursaturation de visages dans le cinéma moderne. Et je dirais que je suis plus sensible à la combinaison photographique avec l’environnement pour traduire les sentiments, que purement l’utilisation unique du visage. Ça m’amène à vous parler du tournage en décor naturel, qui pour moi reste la base de mon travail. Le détail rencontré dans la réalité me nourrit, et c’est ce qui me permet de rentrer en contact avec le personnage, créer l’espace cinématographique imaginé par le script. Aucune idée préconçues au départ, mais juste voir comment l’action dans le lieu peut interagir visuellement avec la lumière, et mettre la performance en scène avec tous ces éléments. Ce qui veut dire aussi ne pas forcément chercher la beauté de l’image, du visage, mais bien la justesse par rapport au récit.

Une influence à citer ?

KK : Je respecte beaucoup le travail d’Arseni Khatchaturan. Il a fait notamment cet incroyable film géorgien qui s’appelle Au commencement. C’est une vraie source d’inspiration pour moi.
Pour faire une analogie avec votre question précédente, c’est pour moi exactement quelqu’un qui d’abord éclaire l’ambiance et l’espace avant même de se préoccuper des visages. C’est le genre de cinéma que j’ai envie de voir. Il y a un côté aussi très Tarkovski, qui aimait comme créer une sorte d’espace rêvé... en offrant une peinture du monde intérieur de chaque personnage plutôt que de simplement les décrire en surface. Une référence qui vient soudain à mon esprit, et dont je voudrais vous parler aussi, c’est L’Indomptable feu du printemps, de Lemohang Jeremiah Mosese, un film venant du Lesotho, toute petite monarchie enclavée en Afrique du Sud. Un film qui m’a absolument chamboulée, et qui me conforte dans mon avis de continuer à voyager à l’étranger pour filmer !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)