Fred Elmes, ASC, vieux comparse de Lynch et Jarmusch, fait la lumière sur la mise en image de "Paterson", de Jim Jarmusch

Et au milieu coule une rivière

A l’instar d’une chanson de Bruce Springsteen, le nouveau film de Jim Jarmusch plante son décor dans une bourgade du New Jersey où le postindustriel (les anciennes usines) côtoie le bucolique (la cascade et la rivière) et la poésie. Le héros est un chauffeur de bus dont la passion pour la prose est rythmée par son réveil, les pâtisseries préparées par sa splendide compagne persane et la promenade de leur bouledogue avant d’aller s’en jeter un le soir au bar du coin. Un jour sans fin filmé comme un haïku ? Fred Elmes, ASC, vieux comparse de Lynch et Jarmusch, fait la lumière sur la mise en image de ce poème visuel.

ATTENTION SPOILERS SI VOUS N’AVEZ PAS VU LE FILM

Comment avez-vous abordé ce film ?

Fred Elmes : Comme la semaine d’un homme simple (Adam Driver, Paterson dans le film) qui est conducteur de bus. A travers cette situation très banale, on découvre comment ce personnage développe un sens pour la poésie, à partir de l’observation de la vie autour de lui. C’est une sorte de trajet, avec peut-être quelques similitudes avec Broken Flowers, qui se passait aussi dans une Amérique assez rurale, et un personnage principal qui entreprend un voyage, cette fois-ci plus intellectuel que physique.

Comment avez-vous préparé ce tournage ?

FE : La grande majorité du film a été tournée réellement dans la ville de Paterson, sur une trentaine de jours. C’est un petite ville qui a un grand passé industriel et littéraire (comme évoqué dans le film via les vers du poète William Carlos Williams). Cette poésie de la classe ouvrière est au cœur du projet de Jim. Et il y a des endroits, comme l’ancienne usine qu’il traverse chaque jour pour aller au dépôt des bus, ou cette cascade emblématique de la ville, qui nous ont inspirés et aidés à rassembler des idées pour l’image.
L’enjeu principal étant pour moi de trouver une manière de placer visuellement le film à travers des petites choses ténues, des accidents anodins dans la lumière par exemple, ou simplement face à tel ou tel décor. Rendre l’ordinaire plus abstrait en un mot ! Pour cela, la couleur des rues, des arrière-plans, de l’intérieur du bus, de son design bien sûr, ont été autant d’éléments à prendre en compte et à mettre au point dans cette phase.

Il y a très peu de plans différents dans le film. On retrouve de manière répétitive, à travers les différents segments, exactement les mêmes cadres...

FE : Comme la vie du personnage principal est très répétitive, Jim a insisté pour qu’on refasse exactement les mêmes cadrages dans les mêmes décors au fur et à mesure que la semaine passait. J’ai tout de même réussi à le convaincre de donner de toutes petites variations assez subtiles en lumière et en cadre.
Ainsi le top shot au-dessus du lit, qui ouvre chaque chapitre, change peu à peu en lumière pour atteindre, lors de l’épilogue, quelque chose de plus doux, avec un côté un peu moins oppressant que ce réveil quotidien auquel on a été habitué tout au long du film. La largeur des cadres est aussi un peu différente, et puis surtout vous remarquerez qu’on passe soudain à hauteur d’épaule d’Adam dans cet épilogue, alors que toutes les autres séquences de réveil n’avait été traitées que par l’unique plan en plongée sur le lit.
Les plans extérieurs de la maison varient aussi légèrement, d’un lever de soleil assez franc à quelque chose de plus diffus selon les jours. Et puis dans la dernière partie du film, on retrouve certains décors récurrents (comme l’extérieur du bar) de jour, soudain, avec une image désaturée, presque grise, qui rompt complètement avec l’univers auquel on a été habitué...

Ah oui, l’ambiance nocturne des rues qui mènent au bar fait très Jim Jarmusch !

FE : Oui, cette ambiance nuit dans les tons bleutés, avec des enseignes néons complètement explosées, peuvent un peu nous ramener 25 ans en arrière, à l’époque de Night On Earth ! Sinon le bar, c’est vraiment l’archétype du bar de quartier, tel qu’on le connaît aux États-Unis. Un endroit à la fois chaleureux, toujours confortable, où on aime retrouver ses amis.
Paterson s’installe toujours sur le même tabouret, les autres clients se retrouvant eux aussi à peu près toujours à la même place dans le cadre. Pour ce lieu, j’ai opté pour une lumière très douce et contrastée à la fois, en jouant aussi avec la diffusion sur les optiques pour donner juste ce qu’il faut et casser le côté trop défini du numérique.

Quelle diffusion avez-vous utilisée ?

FE : J’ai utilisé des tissus translucides très fins à l’avant des objectifs Cooke S4. J’ai trouvé que c’était la bonne combinaison pour ce film, en cassant un petit peu la définition de ces optiques déjà un peu "vintage", et sans ramener trop de halos ou de diffusion dans les hautes lumières. La plupart des scènes bénéficie d’une lecture assez précise de la profondeur dans l’image, mais parfois j’ai choisi d’ouvrir un peu le diaph pour isoler les personnages du fond. Comme lors de la rencontre entre Paterson et la petite fille qui écrit des poèmes en attendant sa mère. On sent soudain que les deux personnages se rapprochent et s’isolent un peu dans leur univers commun.

C’est pour vous et Jim Jarmusch le passage au cinéma numérique...

FE : Broken Flowers était encore tourné en argentique, et entre-temps, Jim avait fait Only Lovers Left Alive, en numérique, mais avec un style très différent, des images de nuit et plus stylisées. Personnellement, je n’ai pas constaté d’évolution ou de bouleversement dans sa méthode de travail. Il fait toujours à peu près le même nombre de prises, toujours en stoppant la caméra si ça ne va pas, et sans laisser tourner en permanence comme certains aiment à le faire depuis.
J’ai pu le constater notamment sur toutes ces séquences de bus où on essayait, la plupart du temps, de trouver le meilleur endroit pour les faire, tout en jouant sur telle fausse teinte, tel accident ou tel reflet en fonction de ce qui pouvait se présenter. Notre seul inquiétude a peut-être été sur le rendu des carnations que je trouve malgré tout moins cinématographiques en numérique. Mais une fois le film achevé, je dois reconnaître que ça me va bien.

Quel a été le principal challenge pour vous sur Paterson  ?

FE : Les séquences de bus, certainement. On tournait un peu dans un style à la fois documentaire – pour tout ce qui concerne l’interaction avec l’extérieur, les endroits traversés... Et à la fois fictionnel, avec une caméra très fixe et une nécessité de raccord qui m’a donné pas mal de fil à retordre. Pour cela j’ai fait installer toute une série de LEDs en bandes à l’intérieur du véhicule, tout en testant différentes teintes et opacité de films transparents à placer sur les vitres.
Cet équilibre m’a permis aussi de tirer parti de reflets qui jouent parfois un rôle dans les scènes. C’est aussi pour ces reflets que la majeure partie des extérieurs jour dans les rues avec le bus sont tournées par temps très beau, avec des écarts de contraste très forts, d’où la difficulté d’équilibrer parfois certains plans. La séquence de la panne du bus est un bon exemple de ce point de vue.

Avec quelle caméra avez-vous travaillé ?

FE : Les séquences de bus ont été tournées souvent à deux caméras, en utilisant comme deuxième corps une Alexa Mini qui est l’un des outils clés pour ce film. Sa taille extrêmement réduite nous a permis des installations qui auraient été impossibles en temps normal, que ce soit avec une caméra 35 ou même une caméra numérique "standard" de la taille de l’Alexa.
En fixant assez solidement la caméra au véhicule, on atténue grandement les secousses et on garde aussi un certain naturel dans la narration. Ce film en tout cas est très fixe dans ses cadres, en dehors du bus qui se déplace, bien entendu (sur remorque, ou réellement conduit par Adam Driver qui a pris des cours spécialement pour l’occasion), et je n’ai jamais pris la caméra à l’épaule, par exemple.

En sortant de la projection du film, je me suis demandé si cette vie n’était pas finalement rêvée par Paterson. Qu’au fond, il vivait peut-être seul, tout ce qui se passait autour de lui n’étant que le fruit de son imagination, de sa rêverie ?

FE : Je laisse ça à votre jugement. On ne l’a jamais évoqué avec Jim exactement en ces termes. Cependant j’avoue que beaucoup d’éléments peuvent diriger le spectateur dans cette voie. La perfection du personnage de Laura (Golshifteh Farahani), sa douceur, ses cupcakes et ses tenues noir et blanc... tout, par moments, peut faire effectivement penser à un fantasme.
À vrai dire il n’y a que le petit drame du carnet réduit en miettes par Marvin qui rompt un peu le doux flot de la vie. Mais qui s’avère être à la fin un accident plutôt positif... Je pense que le film doit un peu s’envisager comme un de ces poèmes japonais mystérieux, d’où la rencontre finale d’Adam avec ce touriste d’Osaka face à la cascade....

(Propos recueillis à Cannes par François Reumont pour l’AFC)