Festival de Cannes 2016
Le directeur de la photographie Jonathan Ricquebourg parle de son travail sur "La Mort de Louis XIV", d’Albert Serra
L’entretien, à bâtons rompus, s’est déroulé avec Jonathan Ricquebourg et Julien Hogert. Julien, de la même promotion que Jonathan, accompagne ce dernier sur Mange tes morts comme assistant image et collabore au cadre sur La Mort de Louis XIV… Le "nous" est de rigueur !
Août 1715. A son retour de promenade, Louis XIV ressent une vive douleur à la jambe. Les jours suivants, le Roi poursuit ses obligations mais ses nuits sont agitées, la fièvre le gagne. Il se nourrit peu et s’affaiblit de plus en plus. C’est le début de la lente agonie du plus grand roi de France, entouré de ses fidèles et de ses médecins.
Avec Jean-Pierre Léaud, Patrick d’Assumçao, Marc Susini
Une expérience de cinéma…
Nous avons fait du cinéma avec Albert comme on aime en faire ! Il fait partie de ces cinéastes qui tentent des expériences. Il fabrique un film en alliant la forme documentaire à une mise en scène très maîtrisée. C’est quelqu’un qui croit au cinéma et qui recherche la fascination. Autour de lui, davantage que des gens de technique, c’est une troupe qu’il souhaite réunir pour l’accompagner.
Le cinéma d’Albert Serra, c’est…
... Une forme de lenteur, une poésie, une sobriété de l’image. Assez peu de discussion préparatoire sur les couleurs, mais un ensemble de contraintes qui entraîne une exigence : pas de surface brillante, pas de flammes de bougie rouges ou un peu cramées, pas de couleurs trop expressives, pas d’angles de caméra trop expressifs, pas de lumières à contre, pas d’ambiances trop chaudes ni trop froides.
Une ou deux prises par scène… qui dure entre 45 minutes et une heure.
Ce rapport à l’action, sans répétition, donne une grande pression à la nécessité de trouver un bon axe, celui où tout se joue, d’un bloc. Un peu comme en documentaire.
Trois caméras. Jamais deux fois le même plan dans le film.
Mais… pas de champ-contrechamp...
Non, il fallait donc trouver le bon axe !
Albert Serra parle pendant les prises...
Albert a une manière étrange de suivre la scène quand ça tourne. Il commence par se mettre dans un coin du plateau et il écoute. Il sent l’énergie de la scène, il sent si les comédiens bougent trop. Puis il lance des instructions de jeu et d’action aux comédiens qui apprécient de faire et refaire la scène dans la durée d’une prise, sans qu’on coupe la caméra.
Julien : « Il recherche l’état de grâce ! »
Et pendant tout ce temps, les caméras bougent…
On va voir ce que fait l’autre cadreur, on déplace un peu notre pied et quand on trouve la bonne place, on bloque. Il y a toujours un gros plan sur le roi et deux autres plans qu’on trouve intéressants avec comme seule contrainte qu’ils soient montables. Nous n’avions pas fait de découpage au préalable, Albert a une grande confiance dans son équipe. Il aime être surpris, qu’on lui fasse des propositions. Il a un certain nombre de règles, de choses qu’il aime voir au cadre ou pas ; mais il aime aussi rester ouvert à la créativité des gens qui travaillent avec lui.
Nous profitions aussi du fait qu’Albert parle pour faire de toutes petites corrections de lumière avec les gradateurs.
Jonathan : « Dans tous les cas, je me "couvrais" en prévoyant des sources différentes, que je pouvais dimmer si je m’étais planté. »
Pas de caméra à l’épaule...
Non, des plans fixes, cadrés, précis. Quasiment aucun mouvement.
Chaque opérateur gère seul sa caméra, son trépied, son focus.
Techniquement, il a fallu trouver le bon équilibre avec une caméra pas trop lourde pour pouvoir se déplacer facilement et sans machiniste.
La lumière : la prépa...
Pendant les deux jours de prélight, on a prévu deux ambiances jour, deux ambiances soir et deux ambiances nuit, en se disant qu’on ajusterait en tournage. Mais Albert a voulu une ambiance différente par scène, il avait peur que le spectateur ne s’ennuie dans ce huis clos.
Quand on préparait l’éclairage pour filmer à un endroit, il arrivait et disait : « En fait on va tourner là. » Il y avait une forme d’urgence mais jamais de pression.
Comme en studio, les contraintes en plus...
On a gélatiné toutes les fenêtres pour qu’aucune lumière du jour ne rentre. Il fallait pouvoir tourner sur de longues durées sans avoir trop de variation de jour, et nous n’avions pas les moyens d’avoir des nacelles. Heureusement, on était exposé nord. Pour les projecteurs, on a installé des barres, on les a tous accrochés puis tous rentrés sur une console. Comme en studio… alors qu’on était dans un vrai château !
La lumière : ponctuelle, très dirigée…
Un peu "old school" avec des Dedolight et des 650 W ! Mais on avait aussi créé deux grandes boîtes à lumière, une au-dessus du lit et une au-dessus des courtisans. Le contraste de ce genre de caméra est très réduit. Il y avait un enjeu esthétique à garder des lumières très dirigées, très ponctuelles, mais aussi quelque chose d’un peu plus moderne, plus large.
Ce qui était certain, c’est qu’Albert ne voulait pas voir le décor, donc pas de lumière large ; on n’a jamais vu les fenêtres donc pas d’effets fenêtre.
La lumière : le visage avant tout...
Pour Albert, tout part du visage, il faut d’abord penser le visage dans le cadre et la lumière se construit à partir de ça. D’habitude, Jonathan préfère penser un espace et un comédien en fonction de son action. Là, non.
Les géomètres du plateau...
Jonathan, Julien et Arthur. Ce sont eux les géomètres. Trois miroirs dans le décor, dont deux face à face, trois caméras, trois géomètres qui tentent de placer un trépied, une caméra, un cadreur – eux – sans se filmer, sans s’apercevoir dans l’image du miroir dans le miroir.
Et dans le lit de Louis XIV, les micros sont cachés… parce que s’il faut, en plus, éviter une perche... ! Heureusement, le lit est à baldaquin, certains se cachent derrière le rideau !
Un certain chaos sur le tournage...
Albert cherche toujours à déstabiliser son équipe, à ne jamais se laisser aller à la facilité, aux évidences. Il est capable de perdre une heure pour changer un élément de décor ou de costume qui ne lui plaît pas. La confusion fait partie d’une étape de sa création, alors qu’en fait, au moment où l’on tourne, la lenteur et la longueur des prises imposent un certain calme.
Parlons technique vraiment...
Il a fallu choisir des caméras qui pouvaient enregistrer pendant une heure. Ce n’était donc pas possible de tourner avec la RED ou l’Alexa. Nous avons opté pour la Panasonic 3700 P2, l’ancêtre de la Varicam. En ce qui concerne la latitude d’exposition, c’était un peu restreint, il a fallu rester dans un rapport de contraste +1/-1 maximum. Le parti pris était plutôt la sous-exposition, en surex’ les couleurs deviennent tout de suite criardes. La faible définition permettait une image douce qui rappelle un peu le 16 mm. On a utilisé un "vieux" zoom Canon, vraiment doux et un petit peu mou sur les côtés.
Et un peu d’étalonnage…
En six jours seulement ! Au montage, Albert a souhaité créer une confusion vers la fin du film. Son désir étant de nous plonger dans l’état d’esprit du malade : être perdu, ne plus savoir si un plan appartient à la scène d’avant ou d’après.
En étalonnage, nous avons donc dû homogénéiser les différences d’éclairage et accentuer cette confusion. Ce qui va à l’encontre de ce que nous avons fait à la prise de vues, de ce que voulait Albert ! Souvenez-vous, une lumière différente par scène ! (Rires collectifs)
« Elie, l’étalonneur, a très rapidement compris ce que je cherchais », confie Jonathan. Des noirs profonds mais une image douce. Comme on étalonne sur des plans fixes, on a pu jouer sur des différences de saturation dans l’image, et travailler par couleur. On a aussi travaillé sur la texture : flouté ce qui semblait trop net, comme les drapés ou certains éléments de décor, ajouté un grain assez fort pour faire vivre l’image, essayé de redonner une vie au numérique qui est parfois un peu lisse.
La contrainte créatrice...
La poésie du cinéma d’Albert vient de partis pris esthétiques forts et contraignants ; mais aussi d’une fascination pour l’autre, un certain mystère. Filmer et éclairer ce mystère, travailler avec un tel cinéaste fut une expérience hors du commun.
Faire l’image de La Mort de Louis XIV a demandé un travail précis qui donne lieu à un film qui ne ressemble à aucun autre.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)
Dans le portfolio ci-dessous, quelques photos de tournage et photogrammes de La Mort de Louis XIV