Journal de tournage d’"Anna Karenina"

Par Philippe Rousselot, AFC, ASC
Au mois de juin dernier, Philippe Rousselot, AFC, ASC, commençait la préparation d’un film à Londres. Il s’est lancé dans l’écriture de notes, une sorte de journal de bord avec, en tête, la Lettre de l’AFC. Le hasard faisant bien les choses, la publication de ce journal en ce début mars vient à point nommé éclairer d’une lumière singulière l’annonce de la rétrospective que la Cinémathèque française organise, en partenariat avec l’AFC, à partir de ce 28 mars.

Je vais essayer de tenir un journal de tournage, à l’occasion d’Anna Karenina et sa énième version (Joe Wright étant le metteur en scène et Kierra Knightley, Jude Law, les protagonistes), en préparation fin juillet, tournage mi-septembre jusqu’à Noël, sans trop savoir à quoi cela peut-il servir, sans trop me poser la question de savoir qui cela pourrait bien intéresser. J’ai moins l’envie de raconter comment se déroulera le tournage de ce film, ce qui n’apprendrait rien à personne et surtout rien aux lecteurs de La Lettre de l’AFC, que de me laisser aller à toutes sortes de réflexions et d’humeurs, de digressions plus ou moins reliées au tournage lui-même, et voir, au bout du compte, ce qu’il en sort.

A un moment où ma carrière amorce un glissement inévitable vers son terme, la question que je voudrais (me) poser, et de la façon la moins théorique possible, serait celle-ci : pourquoi ai-je choisi de faire ce métier de chef opérateur, et qu’est-ce qui a fait que j’y ai pris tant de plaisir, parfois, et tant de déplaisir à d’autres moments ?
Mais avant cela, une petite pub de voiture. Le tournage se fait en numérique, avec l’Alexa et deux Canon 5D.
Avec Julien Bachelier, DIT, la conversation glisse très vite du numérique (auquel je ne connais pas grand-chose) vers la philo (à laquelle je ne connais pas grand-chose non plus). La qualité d’un contact tient souvent à une conversation dont le sujet n’a rien à voir avec la profession, (je sais par exemple, qu’avoir lu Laurence Sterne, un auteur anglais un peu oublié de nos jours, et ne pas dénier manger des huîtres en plein mois d’août, n’ont pas été étrangers au fait que John Boorman m’ait demandé de travailler avec lui). Pour bien s’entendre avec les gens, il faut autre chose que des raisons professionnelles, comme une troisième patte sur laquelle il nous faudrait s’appuyer.

Dés le premier plan, je suis horrifié par le résultat sur l’écran. Une image laide et sans contraste, où tous les effets de lumière et de couleur ont disparu. Comme si la caméra avait décidé que je ne connaissais rien à mon boulot et corrigé ce qu’elle jugeait être des erreurs.
Faire la lumière, c’est faire des choix, c’est à chaque fois abandonner des choses, les laisser dans l’ombre. Cette caméra fait tout remonter à la lumière, et la façon de travailler que j’ai pratiquée depuis toujours en argentique ne fonctionne plus. J’ai le sentiment d’une régression à l’infini, de revenir sans cesse à une image brute, une accumulation de données indifférenciées.
Tout le travail qui m’intéresse est renvoyé à la postproduction et m’échappe. Il n’y a plus prise de risques, puisque de toute façon, même dans la nuit la plus noire, il y a toujours quelque chose à voir, quelque chose à enregistrer, que je n’ose pas appeler une image, mais plutôt un document, document qui me déplaît, parce qu’il ne soustrait rien, et rapporte tout.

Puis on embarque des Canon 5D sur les voitures, on file à toute allure dans les rues de Monaco, et on se félicite de plans impensables, mais au bout du compte assez quelconques. Nous voilà revenus au temps des balbutiements, d’avant le savoir-faire, où l’on s’émerveillait davantage de la technique que du contenu, et que quelque chose ait enregistré quelque chose. La nuit s’achève, sans l’inquiétude du lendemain et des résultats du laboratoire, le vide d’une fin de journée de bureaucrate. Mais après tout, pourquoi vivre dangereusement ?
Je n’avais, jusque-là, pas fait de grands efforts vers le numérique, tout enflé que j’étais de préjugés, avec néanmoins un vague désir de changer d’avis, de me laisser convertir. Ça sera pour plus tard : je vais retrouver l’argentique pour Karenina avec grand plaisir.

Mais en attendant, encore une autre pub, cette fois tournage dans les galeries du Louvre, les salles de la statuaire grecque et romaine, avec le plaisir de les visiter seul, enfin presque, quelques minutes. Passer du long métrage à la pub, c’est changer de langage. Celui de la pub (la « réclame », comme dirait Jean-François Robin), est un discours mondain, où tout est emphase, où les choses les plus communes acquièrent des qualités particulières.
C’est un langage qui code un monde et un monde qui ne se comprend que grâce à ces mêmes codes. Mais le spot, avec l’inévitable scénario de " boy meets girl " (par la médiation d’un objet de luxe, voiture, parfum, qu’importe), ne peut se permettre cette illisibilité et dépasse rarement la banalité de son propos d’origine.

Problème de langage : si cette langue codée apparaît davantage chez les gens de l’agence, elle contamine également celle de la mise en scène et toute l’échelle hiérarchique, en se diluant de plus en plus en descendant celle-ci. Cette langue et ses mots d’ordre, il faut les décrypter, les débarrasser de ses bavardages inutiles, de façon à faire avancer le travail, de mettre la caméra quelque part, tout en évitant de faire apparaître les contradictions et les incohérences contenues dans les discours.
J’aime bien les metteurs en scène qui parlent peu, ou encore, qui ne parlent pas ; leurs discours ne peuvent être pris en faute, c’est avec ceux-là qu’on s’entend le mieux. Est-ce la faute au langage ? Peut-on réellement parler de cinématographie et faire en sorte que le discours ne se heurte pas systématiquement à la réalité du tournage ? Je pense de plus en plus que la cinématographie est trop liée au temps, au temps extérieur, au temps qu’il fait, mais également au temps intérieur, celui des émotions. Je crois à une cinématographie qui ne serait qu’événement, contingence et immédiateté.
Je n’aime guère préparer les films, ce sont pour moi de longues semaines où je m’ennuie, et où tout problème me paraît insurmontable. Les story-boards me tombent des mains, tous les décors vus en repérage me semblent impossibles à éclairer. Je trouve les semaines de préparation anxiogènes. Je rêve d’un film où je ne serais engagé que le premier jour de tournage, et sans avoir même eu à lire le scénario.
En général, le premier jour de tournage me délivre de toutes les angoisses accumulées au cours des semaines de préparation.
(En écrivant cela, je me rends compte à quel point je suis à même de me lancer dans de longs bavardages, et de me contredire).

Pourquoi Karenina ? Pour mon agent, on ne refuse pas un film " en costume " avec le potentiel de nominations improbables (toujours en fait, la course à la carrière, même si celle-ci doit bien ralentir un jour). Mes vraies raisons sont en fait, et comme souvent, souterraines, étrangères au cinéma lui-même, là, elles sont d’ordre généalogique, du fait d’une mère née à Moscou, et de la place qu’ont occupée, dans ma jeunesse, Tolstoï et la littérature russe, mais également, le désir de voir Saint-Pétersbourg sous la neige.
Et puis, cette chose qui nous fait aller d’un projet à l’autre, le besoin de savoir de quoi les mois prochains seront faits, de faire cesser, au moins provisoirement, ce sempiternel suspense lié au travail et à l’emploi du temps. Je sais maintenant que je serai à Londres, (et un peu en Russie), jusqu’à la fin de décembre, si tout se passe bien.

J’ai vécu longtemps en France, j’ai vécu longtemps aux USA, je peux dire aussi que j’ai également vécu longtemps à Londres. Tout cela mis bout à bout, je peux dire que j’ai vécu longtemps. Mais de tous ces lieux, Londres est toujours celui qui me semble le plus étranger. J’y ai été très bien, et par moments, très malheureux. J’y ai produit ce que je crois être à ce jour mon meilleur – ou moins mauvais – travail, et participé également à des tournages très agréables. L’un n’allant d’ailleurs pas forcément avec l’autre. Mais je me sentirai Chinois avant de me sentir Anglais.

Aujourd’hui, un message de mon agent pour me dire qu’il a " really enjoyed " le film de Tom Hanks avec Julia Roberts. Me prend l’envie de faire une analyse approfondie du langage des agents américains, et de la façon de faire en sorte que toute parole se vide de son sens, tout en laissant planer une indétermination que le récepteur est censé remplir à sa manière.
Mais j’adore mon " agent américain ", il est tellement l’inverse de ce que je pense être moi-même, il est pragmatique, sûr de lui, conciliateur, diplomate, attaché aux conventions, fidèle, positif. Notre excellente relation de vingt ans repose sur un malentendu : il nous pense comme faits de la même pâte ; je me pense son contraire, et me réjouis de notre dissemblance.

Juillet
Premiers jours de préparation de AK, et tout ce que je craignais semble arriver. La parole envahit l’espace et le temps, et le temps semble sans fin. Il faut tout de même dire que Joe Wright apporte des idées qui, à ma grande satisfaction, bouleversent fondamentalement le projet initial. D’une version quelque peu conventionnelle du roman de Tolstoï, Joe W. passe à un traitement tout à fait original (en tout cas dans le paysage hollywoodien), situant l’action en partie dans un théâtre abandonné, et en partie dans des décors réels. Certaines scènes seront tournées sur la scène du théâtre, d’autres dans la salle, les coulisses…
Les extérieurs feront parfois irruption dans le théâtre, et le théâtre dans le réel. Joe tient à sortir des dictats du naturalisme, non seulement dans le jeu des acteurs mais également dans tous les autres aspects du film. (Ce n’est pas sans rappeler La Flûte enchantée d’Ingmar Bergman). Ma suggestion qu’il voie Thérèse, d’Alain Cavalier, n’a sans doute pas été totalement étrangère à cette prise de décision. Sur le bureau de Joe W., les Ecrits sur le théâtre de Meyerhold.
Le tournage aura lieu principalement en studio (Shepperton), en lieu et place des sempiternels châteaux des environs de Londres, où il est si difficile de travailler et d’être inventif. Tout un univers de possibilités s’ouvre. Mais tout cela plonge notre metteur en scène dans une angoisse profonde (et je dois dire, compréhensible). Autant pour mon désir de mutisme et ma paresse préparatoire.

Sortir des conventions, en ouvrant les portes au tout-venant des idées exige un effort de consistance et de raison à l’inverse de l’irrationalité de la forme narrative. Parler, qui trop souvent revient à parler pour ne rien dire, exige alors de redéfinir bien des concepts. Parler de théâtralité en opposition à la réalité, de réalité dans le théâtre, etc., revient à flirter avec une métaphysique de bazar. D’où le besoin de se tenir sur ses gardes, de ne pas se laisser aller à l’indulgence, et à masquer ses propres déficiences par des pirouettes discursives.
Pour ce projet, il faut rechercher des signes, des repères qui soient d’avantage de l’ordre du visuel que celui du discours. Dans la profusion des idées qui s’ouvrent d’elles-mêmes à la pensée, j’ai envie de simplification. Je me prends à rêver de ne me servir jamais que d’une seule source de lumière par scène, projet dont je sais d’ores et déjà qu’il est voué à l’échec.

Mais connaître à l’avance ses propres échecs, c’est déjà trouver un début de solution. Je vois un danger qui consiste à se perdre dans des intellectualismes vains, de s’aliéner les spectateurs éventuels, danger présent à chaque pas, mais je me console en pensant qu’il existe un danger bien plus grand, celui qui consiste à ne pas prendre de risques du tout.
Malgré tout cela, il reste pas mal de décors d’extérieur à voir et je passe deux jours dans un minibus à parcourir la campagne anglaise et à revenir sur certains lieux de mes crimes passés. (Les mêmes demeures des environs de Londres où se tournent tous les films, tous les téléfilms).

Préparer un film équivaut à construire une bibliothèque d’images qui pourraient éventuellement avoir un rapport avec le projet. Si certaines de ces images proviennent de sources réelles, l’iconographie d’une époque par exemple, d’autres proviennent des recoins obscurs de la mémoire, qu’il faut amener avec douceur au plan de la conscience, et les y garder.
Un mouvement inverse consiste à se débarrasser d’images inutiles ou déjà utilisées. Les tournages précédents pèsent de tout leur poids sur le tournage à venir, avec ce savoir qu’on a déjà fait ceci et cela, et de telle manière ; l’expérience, si précieuse dans les moments de tempête, est un poids mort en calme plat.

Je me demande pourquoi certaines images – réelles ou non – s’imposent d’elles-mêmes, avec la force de l’évidence, non pas – ou pas seulement – pour des raisons esthétiques, mais parce qu’elles semblent tisser un lien particulier avec une scène, un plan, sans qu’il y ait pourtant la trace d’un signe ou la constitution d’un rapport visible. Cette image, je la garde, comme si elle était la garantie de ma sauvegarde, même si je sais qu’une fois confrontée au réel du décor et du jour, elle va se diluer au point de disparaître sans laisser de traces.
Mais il n’est pas impossible qu’une structure invisible, interne à cette image, laisse sinon une trace, du moins la suggestion d’une méthode. Mais c’est l’absence de signe, ou de véritable corrélation avec le projet, sans qu’il n’y ait rien qui explique cette force de l’évidence, qui personnalise, fait apparaître, le sujet et apporte le témoignage d’une signature, qui serait celle de l’inconscient.

Maintenant, je sais une chose, je sais que je vais devoir décortiquer le script de manière tout à fait différente de celle que j’emploie d’habitude. Les mots " Extérieur ", " Nuit ", " Intérieur ", " Aube ", " Jour ", et que d’habitude je souligne de couleurs différentes, vont être remplacés par d’autres tels que : " Dedans ", " Dehors ", " Privé ", " Public ", " Lent ", " Rapide ".
A chacun de ces concepts, il va falloir attribuer une lumière spécifique ou, en tout cas, une attention particulière. Mais ce jeu, bien qu’il paraisse un tantinet infantile, a moins pour but de donner à chaque scène une couleur ou une atmosphère spécifique, que d’établir des différences entre elles. Cette insistance sur la différence – ou la similitude – plutôt que sur la nature propre des scènes est ce qui nous libèrera, de fait, des dictats du naturalisme.

Début août
Voilà deux semaines passées avec Joe et David Alcott, dessinateur, à travailler sur le story-board, prétexte à construire, déconstruire, reconstruire cette histoire dans le lieu imaginaire du théâtre où tout semble – mais n’est pas – permis. Le travail semble suivre, sans trop de dérive, les intentions de départ, et les concepts paraissent devoir tenir le coup.
En raconter les détails n’aurait que peu d’intérêt, mais je trouve dans ce travail, d’habitude fastidieux, beaucoup de plaisir. Dans les temps libres, je parcours à pied la City, m’y perds, je regarde les rues, les cafés, les halls de banques et de sociétés financières (nous sommes en pleine " crise de la dette "), comme autant de lieux de représentation théâtrale, peuplés par une figuration exceptionnellement juste et remarquablement choisie, costumée exclusivement en gris et noir.

En relisant les notes que j’accumule au cours de ces journées de travail, je suis surpris de ce charabia incompréhensible, sabir d’anglais bourré de fautes d’orthographe, qui ne fait pas très sérieux.
Quelques exemples : « Opera ouse, glow on the binocular lenses… Rosco, and lights on the lens. Dance/Sex dream, Sl when together, (bloom the whites), Hs when not dancing. Light change on Anna’s face from PL to SL.
Ramping 10/fps to 120/FPS, Desaturation up to DI effect.
Scene 123 Carriage in Silver birch forest, day light (Sun setting through trees), to Moonlight on timed dimmer. Discuss Plate making. »

Vais-je jamais relire ces notes ? Sans doute pas, j’ai l’habitude de les perdre. Les écrire est une façon de rentrer dans le film ; les perdre, une façon de ne pas s’attacher à de quelconques décisions.
Au hasard de mes lectures, je lis cette phrase : « A quel âge de l’image appartenons-nous ? ». Même privée de son contexte, comme je le fais maintenant, cette phrase à laquelle je ne pourrais répondre me fait réfléchir.
Faire, en 2011, un film sur une histoire écrite au XIXe siècle n’est pas sans poser le problème de cet âge-là, et le fait de déconstruire la représentation ne change en fait pas grand-chose. Le risque serait de dater le film avant même qu’il ne soit sorti, de l’ancrer de force dans les années 2010, ce qui est, d’une certaine manière, assez honnête, au lieu de créer l’illusion de se fondre dans le temps de Tolstoï. (Quand le cinéma n’existait pas encore).

Avec Chris Gilbertson, un grand spécialiste des jeux d’orgue et de l’éclairage de théâtre, nous alignons des pastilles autocollantes de différentes couleurs, sur un plan du décor, chaque couleur pour un projecteur spécifique. Chris propose de faire des modules de la façon suivante : 1 Mac 2000, entouré de 2x Source 4, et de 4x Par Cans, et de répéter ces modules au-dessus du décor, de façon à toujours s’y retrouver. Entre ces modules, je parsème des Skylights comme du sucre sur un gâteau. Je n’arrive pas à me défaire de l’impression de faire tout ça au hasard, mais je ne trouve pas de meilleure méthode.
Eclairer n’est jamais, enfin, en ce qui me concerne, la mise en acte d’un plan ou d’idées précises, tout au plus, je formule des hypothèses, qui, jour après jour, se vérifient ou pas, et que l’on est à même de redéfinir sans cesse. Et, à l’instar des hypothèses scientifiques qui, confrontées à l’expérience, débouchent parfois sur des résultats inattendus, l’éclairage que j’entreprends mène à des surprises, des effets imprévus, que j’attends et que je souhaite.

Mercredi 3 août
Premier jour de (pré) tournage, réveillé bien avant la sonnerie du réveil. Les premières angoisses ? De plus, la météo est mauvaise pour les deux jours qui viennent, et il nous faut du soleil.
Les rushes des deux premiers jours ne sont pas trop mauvais, malgré une longue bataille contre les nuages. Une fois de plus, je remarque un incroyable abîme entre moi et les metteurs en scène. Joe W. n’aura de cesse de privilégier une idée première aux dépens de la réalité du moment, quitte à nier celle-ci, au risque de ne pas finir le plan de travail ; par contre je me trouve défenseur d’un réalisme et d’un pragmatisme un tantinet rabat-joie.
Au bout du compte, nos deux positions se rejoignent, nous finissons la journée de justesse. Je regarde au ciel : « Les merveilleux nuages », pas si merveilleux que ça, mon cher Baudelaire !

Retour à la maison pour deux semaines, et retour d’une sciatique que je traîne de-ci, de-là, depuis de nombreuses années, mais cette fois plus douloureuse que jamais ; je ne sais pas comment je vais tenir le coup jusqu’à Noël. Bref retour en France, plage, soleil.
De retour à Londres, j’emménage dans un appartement que j’ai visité en cinq minutes ; c’est comme un mariage arrangé avec quelqu’un qu’on ne connaît pas. Entre temps, je reçois des plans de décor, plus compliqués, plus ambitieux, alors que le budget semble fondre petit à petit. C’est comme avec des vases communicants, plus l’ambition monte, plus le budget diminue. Avec Joe W., nous imaginons des coupes afin d’économiser quelques sous, tout ça pour apprendre que ce que nous avons coupé ne figurait même pas au budget.

Au bout de deux semaines, le film est presque entièrement sous forme de story-board, probablement avec quelques centaines de plans en trop. Mais même si, et c’est plus que probable, nous ne suivrons que de loin le story-board, tout ce travail aura permis de mieux comprendre le film et de créer cette espèce de métalangage, ce jargon qui va nous permettre tous les raccourcis possibles.
Deux semaines d’interruption, pendant lesquelles je vais faire un peu d’étalonnage numérique sur Sherlock Holmes. Quelques mois se sont passés depuis le tournage, et revoir ces images me donne l’impression suivante : je revois un ami d’enfance, que je n’ai pas vu depuis de longues années et je m’épouvante de voir à quel point il a vieilli. Des scènes que j’ai tournées, je n’en vois plus que les rides, les mains qui tremblent, la démarche hésitante.

Une fois de plus la distance entre le rêve et la réalité semble infranchissable, et les extrêmes non réconciliés. Ce qui me dérange le plus dans la lumière de ces images, c’est que je n’en retrouve plus le point de vue, la direction que je pensais avoir choisie au moment de leur fabrication. Ce sont des images " qui fonctionnent ", mais qui ne semblent plus avoir d’existence propre, comme si le montage avait pris le dessus et noyé tous ces éléments dans un bain d’indifférence. Il ne me reste plus qu’à soigner les raccords, effacer les erreurs, gommer les ratages.
Par bonheur, le travail avec Adam Inglis (coloriste) est très agréable et il arrive à me réconcilier parfois avec mes propres images. Je tombe par hasard sur un passage de l’autobiographie de David Watkins où il parle de l’étalonnage – photochimique à l’époque – et avoue qu’après trois séances, il a besoin de passer la main, faute de pouvoir avoir encore une vision saine de ses propres images. Que dirait-il, maintenant, des semaines passées avec l’étalonnage numérique ?

Je reprends le travail sur Anna Karenina, mais les douleurs dues à la sciatique sont devenues incontrôlables, les antalgiques insuffisants, sauf à me mettre la cervelle dans un épais brouillard. Je m’écroule un matin sur le plancher de mon petit bureau, incapable de me lever, la douleur me clouant au sol.
Il est devenu évident que je ne peux plus travailler, et qu’il me faut rentrer en France et me faire opérer. Seamus Mc. Garvey, rattrapé au vol, me remplacera. Journée déchirante et déchirée. Il est convenu que je vais attendre Seamus pour lui remettre mes notes, ce que je ferai dans une semi conscience due aux médicaments. Les studios de Shepperton, auxquels je n’avais guère prêtés attention, prennent les couleurs d’un paradis perdu.

Ainsi se termine brutalement mon " journal de tournage ", avant même d’avoir commencé à tourner. Quelques semaines plus tard, le dos tout à fait réparé, avec cette faculté d’oublier très vite même les plus grandes douleurs, je traîne et traînerai longtemps un énorme regret de n’avoir pu continuer mon travail (et mon journal) sur l’Anna Karenina de Joe Wright.

PS : Pour en revenir à cet auteur anglais, Laurence Sterne, dans un de ses livres, La Vie et les opinions de Tristam Shandy, à la fin et au bout de deux gros volumes, à force de très nombreuses digressions, le dénommé Tristam Shandy n’a encore que trois ans…