L’EST a eu en charge les effets visuels d’ "Océans", le film de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud (épisode 1)

Chronique par Christian Guillon

La Lettre AFC n°195

Printemps 2008, repérages

Les repérages ont toujours été pour moi un moment privilégié. Une préfiguration du tournage. En petit, et avec moins d’enjeu. Chacun y prend ses repères, teste ses potentiels. Il y a des inconvénients parfois : être coincé dans un minibus pendant une semaine, et devoir demander pour faire pipi.

Cette fois ce sont des rendez-vous dans Paris. Des lieux qu’on ne verrait jamais sans cela. Une galerie privée du Petit Palais, un hangar à dirigeables construit par Gustave Eiffel à Meudon, une soufflerie banc d’essai pour l’aéronautique des trente glorieuses, ou le Palais Brongniart étrangement silencieux, vide, sinistre, que personne n’a jamais revu depuis les années 1970.

On cherche un lieu pour y installer un musée imaginaire, le musée des espèces disparues.

Une sorte de galerie de l’évolution, mais à l’envers : la galerie de la régression.

Une galerie imaginaire où seraient exposées, " naturalisées ", les espèces anéanties par l’exploitation des océans et la pollution. Dans cette scène, Jacques Perrin, dont nous entendons la voix off depuis le début du film et dont nous découvrons ici le visage, fait visiter la galerie à son jeune fils, Lancelot. Avec eux, nous découvrons des espèces que nous ne connaissions pas : la rythine de Steller, disparue, le dugong, disparu, le requin-chagrin Bilimélé, en voie d’extinction, d’autres espèces dont nous ne mesurions pas à quel point elles sont déjà menacées : d’autres requins, bleus, marteaux, les raies, manta, mobula, eagle, le saumon sauvage, des tortues, et tous les autres, les thons, les phoques, les baleines. Des dizaines d’espèces anéanties ou en voie de l’être.

Beaucoup de ces animaux n’ont même pas laissé de traces. S’il en existe un exemplaire dans un musée océanographique quelque part dans le monde, il est intransportable.

La déco peut les fabriquer. C’est une tâche titanesque, et dispendieuse. Les images de synthèse sont une alternative. La production entend bien explorer cette piste, a minima pour les animaux qui resteront en plan large. C’est la raison de ma présence.

Jean Rabasse, le chef décorateur, en fabriquera " pour de vrai " quelques-uns, ceux que nous voulons plutôt voir en gros plans, ceux à proximité immédiate desquels passeront les comédiens. Et nous, en postprod, nous ferons les autres animaux. Tous les autres.

Ce ne sera pas rien non plus, mais c’est le meilleur compromis.

On est parti sur cette idée : le virtuel pour le plan large, le réel pour le plan serré.

Reste à trouver l’écrin. Le décor.

Vous connaissez surement mieux que moi ce moment des repérages où, après avoir vu tant de lieux extraordinaires, magnifiques, trop petits, trop grands, trop vitrés, trop loin, trop inaccessibles aux camions régie, trop bruyants, trop " Je sais pas mais… ", on sent tout à coup que c’est là. Une qualité spéciale de silence, des raclements de gorge, une hésitation générale à s’exprimer en premier.

Ce fût la gare maritime transatlantique de Cherbourg. Immense. Elle emporte l’adhésion.

C’est un bâtiment d’esprit art déco, inauguré en 1933, dû à l’architecte Levavasseur.

L’édifice possède la bonne dimension (on n’en utilisera qu’une petite moitié : 100 m x 40 m (un bon 4 000) sur 25 m de hauteur) et surtout une âme.

Pour le reste, il faudra tout refaire. Les murs, le sol, le plafond, sont à repenser.

Jean Rabasse en construira une partie, de taille non négligeable mais proportionnellement petite (les dimensions du lieu sont effrayantes), et nous ferons le reste en extension numérique.

Avec lui, et avec Mikros, nous avions fait d’importantes extensions numériques de décor sur Faubourg 36, le film de Christophe Barratier déjà produit par Jacques Perrin.

Fort de cette expérience, Jean, à l’origine un peu sur sa réserve (sa dernière expérience à l’époque dans ce domaine datait de Vidocq), est désormais convaincu de la qualité potentielle du raccord entre décor réel et décor virtuel.

Il se sent plus en confiance et souhaite de plus en plus utiliser nos outils, dès lors que cela sert le film. Il y aura donc des animaux réels, des parties de décor construites, un vrai sol là où doivent marcher les comédiens, et… beaucoup de fonds verts.

Dans le TGV du retour, je dis une grossièreté : « Quitte à tout refaire, le décor, la lumière, tout, on pourrait tout aussi bien tourner en studio sur un cyclo vert ».

Cela jette un froid. Quatre ans qu’ils tournent ensemble. Moi je débarque sur le film. Même si j’avais déjà travaillé sur Microcosmos, et malgré mon âge avancé. Pour cette remarque, j’aurais pu me faire virer ce jour-là. Je m’en serai voulu.

Comme tout le cinéma français, j’ai un énorme respect pour Jacques Perrin. Grande intégrité, respect des autres et du travail. Intelligence et honnêteté intellectuelle.

Plus tard, bien après le tournage, alors que nous présentions les premières versions du décor virtuel conçu par Jean et fabriqué par Mikros, j’entends la même réflexion, presque comme un reproche : « Vous auriez pu le tourner en studio… ! »

Mais j’ai depuis changé d’avis : non, je ne crois pas que nous aurions mieux fait de tourner en studio fond vert. Cette gare maritime de Cherbourg, même s’il n’en reste plus grand-chose dans l’image finale, avait une âme en effet. Et cette âme a inspiré tout le monde. Luciano Tovoli, chef op’ sur les séquences de fiction du film, a construit sa lumière en utilisant l’architecture existante. Jean a repris certains détails du vrai décor, en a respecté les rythmes, la respiration. Jacques et Jacques étaient dans leur élément. Les fonds verts, pour être appuyés sur de vrais murs, ne leur ont pas fait perdre leurs repères. La séquence va vivre une vie de film, évoluer, subir des influences, à commencer par celle de ce bâtiment.

Au départ, il y avait cette idée de " mausolée "
Le début du parcours est celui des animaux définitivement disparus. Ce devrait être un véritable tombeau. Le décor serait de bas-reliefs en bronze, d’escaliers de pierre monumentaux, et de marbre froid. La lumière zénithale devrait rendre fantomatiques les animaux, installés sur leur stèle de marbre noir comme des figures de commandeurs venus d’outre-tombe, d’où ils nous jugent.

Nous récupérons les plans cotés du bâtiment et les plans de la déco, et nous commençons la modélisation en synthèse du futur musée. Olli Barbé, le directeur de production, est d’accord pour que nous fassions une prévisualisation complète de la séquence. C’est un outil que Jacques et Jacques n’ont pas tellement pratiqué jusqu’à présent, nous ignorons s’ils y trouveront leur compte, mais cela vaut le coup d’essayer. Le set-up est soigneusement préparé avec Jean Rabasse et Luciano Tovoli vient chez Mikros pour caler des propositions de cadrage et de mouvements de caméra. Jean est familier du dispositif.
Quant à Luciano, en quelques minutes seulement, il s’approprie le plateau virtuel sans aucune gêne. Jacques et Jacques, à leur tour, comprennent très vite l’usage qu’ils peuvent faire de cette technique. De modifications en peaufinages, de versions en versions, avant même d’avoir engagé des travaux dispendieux, nous arrivons à une version montée de la séquence qui satisfait la réalisation. Après validation, et revalidation, nous sortons plusieurs versions de la séquence : " ce qu’on voit", " comment c’est installé ", " où sont les caméras ? ", " où sont les fonds verts ? " etc.

Chacun pourra commencer à travailler.

Quelques jours avant le tournage, on visionne une ultime version de la prévisualisation. Avec Arnaud Fouquet, superviseur , qui est en charge du film à L’EST, nous avons demandé à Mikros d’installer dans le décor, jusqu’à présent très sommaire, un peu de rendu, des placements de couleurs, suivant les plans de la déco. C’est à la fois plus abouti, et en même temps cela reste un document technique peu flatteur, qui n’est pas destiné a restituer l’ambiance du décor, comme le ferait une illustration, une vue d’artiste, ce que la déco sait faire bien mieux que nous.

Jacques Perrin, sur la foi de ces images, demande des changements : les stèles de marbre noir vont devenir gris clair, et moins massives ; le sol sera moins triste aussi, plus clair.

Dans l’urgence, la déco doit faire des retouches des parties réelles du décor. Sur le moment, avec Jean, nous nous interrogeons sur l’opportunité d’avoir intégré des éléments " déco " dans la " préviz trucages " : c’était trop ou trop peu. L’ambiguïté du rendu " maquette " est parfois contre-productive. Nous pensons avoir touché ici la limite de l’exercice. Nous aurions dû nous en tenir à un rendu vraiment sommaire.

Avec le recul, je finis par penser qu’il s’agissait en réalité de la première étape d’une évolution que la séquence allait subir tout au long de la postproduction, pour nous éloigner de l’ambiance trop sépulcrale du " brief " initial. Je crois maintenant que la mise en scène ne pouvait se résoudre à la noirceur, et que la prévisualisation nous a permis de rectifier le tir une première fois. Il m’a fallu mieux le connaître pour comprendre.

Cherbourg, octobre 2008
La séquence est en effet jour, le bâtiment est ouvert de partout, on ne veut pas être tributaire des aléas de la météo. Etant donnée les dimensions du lieu, il est impossible de bornioler pour maîtriser la lumière. On tourne donc de nuit.

L’extérieur du bâtiment a été entièrement échafaudé, chaque fenêtre a été équipée d’un 18 kW (ce qui devait faire une bonne vingtaine). A une des extrémités, Jean-Claude Le Bras a placé un nombre incalculable de maxi-brutes, et à l’autre bout, Jean Rabasse a tendu un fond vert de 40 x 25 mètres. J’ai travaillé sur beaucoup de films, dont certains mémorables par leur ampleur, mais ce tournage-là m’impressionne. D’autres fonds verts mobiles sont gérés par une équipe de deux électros dédiés, deux grues sont sur le plateau (une Louma et une Super Techno) en plus de la dolly et du Steadicam, etc. Tout cela conçu, disposé, préparé, préinstallé sur les indications données par la prévisualisation en images de synthèse que nous avions faite quelques semaines auparavant.

Un tournage bien préparé !

Sur le plateau d’abord, puis aux rushes, la lumière nous surprend un peu, tous : c’est bien plus gai que nous ne le pensions. Luciano a anticipé l’infléchissement progressif du discours. Jacques Perrin est un marin, il aime le ciel, les ciels, la lumière et ses symphonies. Luciano Tovoli est un de ses vieux complices. Il faut être un peu optimiste pour partir à la découverte des Amériques. Il y a aussi l’enfant, on ne peut pas lui laisser en cadeau cette scène sans un peu d’espoir.

Par la suite, petit à petit, au fur et à mesure des présentations et du travail en postproduction, la séquence perdra de sa froideur annoncée et gagnera en émotion.

Aux VFX, nous sommes cinq.

Martin Blaizot, de Cinesoft, est là avec sa mixette, branchée d’un côté sur la sortie vidéo des caméras et de l’autre sur la station de travail de Hugues Namur et Christophe Rouill (Mikros) dans laquelle le futur décor est sommairement modélisé.

On peut ainsi se faire une idée du mélange. (En différé pour les mouvements, car le " tracking " en temps réel n’est pas possible. Pas encore, nulle part, on y travaille.)

C’est Arnaud Fouquet qui est à la face : c’est lui l’interlocuteur pour le plateau. Et il fait ça bien, depuis longtemps. Il sait quand demander quelque chose et à qui. Et il sait quand il vaut mieux lâcher prise. Il n’en aura guère besoin ici car on l’écoute. Christophe Cheysson, le premier assistant, a parfaitement intégré (entre autres) toutes nos contraintes et demandes (même celles que nous n’espérons guère plus voir satisfaites sur les tournages " normaux "). Il a réglé une chorégraphie parfaite des changements d’axes, des installations de grues, des mouvements de fonds verts, des contraintes d’horaires pour l’enfant, etc.

Tout se passe calmement, sans effort apparent, avec efficacité. Les électros et les machinos anticipent, la déco est toujours sur le coup, Luciano peaufine sans que personne ne semble l’attendre plus que de raison. Le plan de travail tient la route. La courtoisie reste la règle.

Jacques Perrin et Jacques Cluzaud sont concentrés sur les problématiques du film, entièrement occupés par leur sujet, les choix de mise en scène, le sens de chaque cadre, de chaque mouvement d’appareil et de chaque déplacement de comédien. Ils partagent leurs préoccupations, entre eux d’abord, avec une complicité très tangible, puis avec le reste de l’équipe. Ils écoutent les suggestions de Luc Drion, le cadreur, recommencent jusqu’à avoir obtenu ce qu’ils cherchent.

C’est un bonheur (parfois un peu oublié) d’avoir affaire à des gens à la fois intelligents et honnêtes.

Il y a aussi Olli Barbé, le directeur de production, qui organise depuis cinq ans bientôt cette folle chorégraphie de tournages tous singuliers, tous exceptionnels, tous terriblement difficiles, globalement dans l’harmonie et en conservant sa bonne humeur.

Je vous entends : « Oui, mais là il y avait les moyens ! ». C’est vrai mais insuffisant : à moyens égaux, il peut y avoir bonne ou mauvaise économie de ces moyens.

Et du coup, cela peut produire soit harmonie, intelligence et productivité, soit hystérie désordre et gaspillage.

Un directeur de production peut laisser les problèmes arriver sur le plateau (ignorer les avertissements, rester théorique et rigide, laisser les gens s’enferrer), et les résoudre au dernier moment, en manifestant bruyamment son mécontentement. C’est une méthode. Cela ne règle que 50 % des problèmes (dans le meilleur des cas), mais cela présente (pour lui) un énorme avantage : son travail se voit.

Olli fait partie d’une toute autre école, celle qui anticipe, écoute, prépare, cherche, invente, et organise. Le travail se voit moins, beaucoup moins, mais c’est beaucoup plus efficace. On est content de l’avoir avec nous.

Il est vrai que sur un tel film, je vois mal comment un directeur de production, même doté d’un organe vocal des plus puissants, aurait pu retarder la fonte des glaces en insultant le soleil, ou engueuler (comme poisson pourri) des saumons sauvages pour les empêcher de remonter l’embouchure d’un fleuve au nord du nord du Québec, en attendant que tout le matos soit bien arrivé. Donc respect.

Et puis la cantine est vraiment bonne.

Prochains épisodes :
- Atlanta, Aubervilliers, et l’espace intersidéral, novembre 2008

- Boulevard Ney, Levallois, début 2009

- Montrouge, la fin résiste, Printemps 2009

- Dernière ligne droite, automne 2009.