"L’accord sensible"

Par Bruno Icher

La Lettre AFC n°231

Libération, 24 avril 2013

Baston. L’extension de la convention collective secoue tout le cinéma français. Après les techniciens et les producteurs, les réalisateurs entrent dans l’arène. Et veulent calmer le jeu.

Cette fois, tout le monde est monté dans le train du débat public. Après le gouvernement, les syndicats de techniciens, ceux des producteurs indépendants, les associations professionnelles, les puissants distributeurs, c’est au tour des réalisateurs d’entrer sur le ring entourant l’extension de la convention collective de la production cinématographique française. Un texte, intitulé « Appel pour sortir de l’impasse », intégralement reproduit sur le site de Libération et cosigné par une dizaine de cinéastes (1), propose un retour au calme et avance quelques hypothèses de travail pour que cesse l’escalade à laquelle se livrent les partisans de l’extension et ses adversaires.

Pour résumer ce dossier complexe et technique, la convention collective étendue vise à doter l’industrie du cinéma de règles plus rigides que les pratiques actuelles. Sous l’impulsion du ministère du Travail et de celui de la Culture, un texte a été adopté en janvier, prévoyant de rétribuer au tarif syndical tous les techniciens. Une mesure qui provoque la désolation au sein des producteurs indépendants qui ont pris l’habitude de jongler avec les salaires liés à leurs films. Ceux dont les budgets sont les plus serrés se font aujourd’hui grâce aux concessions acceptées par les techniciens, mais aussi par les comédiens, les auteurs et les réalisateurs.

Désespoir. Le débat s’est brutalement envenimé lorsque le gouvernement a annoncé l’entrée en vigueur d’une nouvelle convention au 1er juillet. Ce texte, ratifié par les syndicats et par l’API regroupant les quatre grands distributeurs français (Gaumont, Pathé, UGC, MK2), fait le désespoir des producteurs indépendants qui multiplient les initiatives pour entraîner un gel de cette extension. Pétition, appel au président de la République et politique de la chaise vide dans l’ensemble des commissions qui régissent le fonctionnement du cinéma français. De nouvelles discussions aboutissent finalement au principe d’une commission de dérogation qui, durant les cinq ans qui viennent, statuera sur le sort de films au budget inférieur à 2,5 millions d’euros afin, qu’à titre exceptionnel, leur producteur puisse engager des techniciens en-deçà du tarif syndical. Dans la foulée de la création de cette commission, le gouvernement a donné une mission de médiation à Raphaël Hadas-Lebel qui dispose de deux mois pour tenter d’obtenir un accord durable.

Dans sa première partie, l’appel des cinéastes rend compte des arguments des deux parties, soulignant notamment que les réalisateurs « partagent le constat des techniciens qui dénoncent la dérive à la baisse de leurs salaires depuis une dizaine d’années ». Le texte admet les difficultés liées aux emplois du temps des techniciens qui font face à « des situations intenables : refusant, par exemple, un film pour un autre qui sera annulé au dernier moment ».

Toutefois, le constat s’accompagne d’une condamnation de la convention collective étendue, soulignant que ses termes ont été conçus avant tout « pour les films à haut budget ». Les autres films, tous les autres, seraient confrontés à de tels surcoûts qu’une partie d’entre eux ne pourrait plus se faire. D’autres auraient massivement recours aux délocalisations. « En tant que réalisateurs, nous sommes bien placés pour comprendre le point de vue des uns et des autres. Mais la vérité est que nous nous sentons pris en tenaille entre deux logiques qui s’affrontent et que nous avons pour finir un troisième point de vue. »

« Liberté ». Il s’agit pour les réalisateurs de défendre l’idée que « chaque film, chaque projet artistique, génère son propre dispositif de tournage et de fabrication. Certains films appellent des équipes très réduites, d’autres des équipes à géométrie variable. Il est de la plus haute importance d’un point de vue artistique, de préserver la liberté de créer ce dispositif avec le producteur et nos collaborateurs techniques ».

Pour parvenir à cet objectif, le collectif préconise trois mesures d’urgence. En premier lieu, que la nouvelle convention collective prenne en compte « les différences de réalité économique et artistique des films ». Selon son budget (l’appel en identifie quatre types, à plus de 8 millions d’euros, entre 3,5 et 8 millions, entre 1 et 3,5 millions, et enfin ceux à moins de 1 million), le film pourrait disposer d’une marge de manœuvre plus ou moins importante pour proposer des salaires en dessous du tarif syndical (au maximum -20 %).

Deuxième mesure préconisée par le collectif : « Solidariser cette renégociation à une réflexion sur le financement des films à petit et moyen budget afin d’élaborer des mesures pour endiguer les délocalisations. » Enfin, les cinéastes appellent à la constitution d’un groupe de réflexion, réunissant réalisateurs, producteurs et techniciens qui « pourraient devenir de véritables forces de propositions ».

Invectives. Quoiqu’on pense de ces propositions, la lettre des cinéastes arrive à point nommé pour faire redémarrer un dialogue qui tourne depuis trois mois au concert de communiqués rageurs et d’invectives diverses. Petit panorama de la crise de nerfs du cinéma français.

La revendication essentielle des syndicats de techniciens vise donc à l’application stricte des tarifs. Pour un chef opérateur, une scripte, un monteur, un machino, un ingénieur du son, un décorateur, une habilleuse, les salaires aujourd’hui sont flexibles. Beaucoup trop selon les syndicats. « Nous sommes la variable d’ajustement des films sous-financés » est la phrase qui revient régulièrement en préalable de toute communication. De fait, de nombreuses productions proposent des salaires revus à la baisse par rapport au tarif syndical. De -10 % à -50 % dans certains cas extrêmes. « Dans de très nombreux cas, il s’agit d’un refus d’accorder les droits sociaux », dit Daniel Edinger, représentant de la CGT. « Or, le cinéma français n’est pas une industrie en crise comme la sidérurgie. Il y a de l’argent. Il s’agit de refuser que ce système ne bénéficie qu’à une multitude d’exceptions et qu’il n’y ait finalement plus de règle. »

Olivier Bertrand, chef opérateur, soutient ainsi l’extension « pour rééquilibrer le rapport de force employés-employeurs dans le cinéma. Lors d’un engagement, le technicien se retrouve bien seul face à son possible employeur. Il s’agit d’un violent rapport social qui s’exprime par la menace, même (et surtout ?) quand elle est enrobée dans un discours mettant en avant la valeur artistique supposée du film à faire ». Même constat pour Anita Pérez, chef monteuse. « Nous acceptons ces conditions parce qu’il faut travailler, parce que nous avons envie de faire ce film-là avec ce réalisateur-là, parce que parfois nous n’avons pas d’autre proposition, parce que le chômage devient de plus en plus difficile. »

Pour Denis Gravouil, chef op et représentant CGT, « c’est l’absence de convention collective étendue qui a permis la construction de budgets basés sur de plus en plus de baisses des salaires. Inversons le processus : dans un nouveau contexte, les producteurs, et plus généralement la profession et les pouvoirs publics, vont se poser les questions d’un autre environnement social et de faire exister les films dans ce contexte ».

« Grille ». Les producteurs, dont les syndicats n’ont pas signé la convention (SPI, UPF, APC, AFPF, APFP), sont en désaccord complet. « Il est difficile d’entendre que les techniciens sont les seules variables d’ajustement du cinéma français », dit Bertrand Gore, du Syndicat des producteurs indépendants. « Nous sommes tous soumis à ce régime. Je ne connais pas un producteur qui s’en met plein les poches en faisant des économies sur les salaires des équipes. L’immense majorité des films prend en compte tous les paramètres et tente de rapprocher les salaires de la grille. Mais quand on parle de salaire minimum, il s’agit en réalité d’un maximum. » Pour le SPI comme pour les autres syndicats de producteurs, le danger de cette extension repose sur sa rigidité, interdisant à des films la souplesse qui est aujourd’hui la leur. Selon eux, entre 50 et 70 films seraient menacés chaque année (lire ci-dessus). Pour Alain Attal, représentant l’APC, autre syndicat de producteurs opposé à l’extension, le problème vient du fait que les syndicats de techniciens ne veulent pas voir que la production en France a changé. « La réalité de ce métier, c’est que nous travaillons tous avec des équipes constituées depuis des années. Aussi, en fonction des budgets des films et des risques pris, il est fréquent que les besoins soient très différents. Lorsque nous faisons Les Petits Mouchoirs, de Guillaume Canet, les heures supplémentaires, les tarifs de nuit, tout est payé au tarif parce que le film bénéficie d’un financement confortable. En revanche, sur un projet plus risqué comme Radiostars, de Romain Levy, dont c’est le premier film, je demande à l’équipe de faire des concessions. Aux acteurs, qui demandent des cachets inférieurs à d’autres films, mais aussi à l’équipe technique. Mais ce sont les mêmes avec qui on a travaillé sur Les Petits mouchoirs. Toujours est-il qu’avec l’extension, Radiostars aurait coûté entre 300 000 et 400 000 euros de plus et je n’aurais pas pu prendre ce risque. »

Réconciliation. L’autre argument fort des producteurs est le risque de la délocalisation. Le nier n’a aucun sens aujourd’hui, puisque des productions vont chercher en Belgique ou au Luxembourg des conditions salariales plus avantageuses, tandis que la Roumanie et d’autres pays d’Europe centrale offrent des conditions d’extérieurs plus économiques. « Avec une extension sous cette forme, le risque est démultiplié », affirme Alain Attal. « Et nous ne voulons pas aller chercher ailleurs ce qui est très bien fait en France. Or, même si cela se passe déjà à l’heure actuelle, notamment pour les films publicitaires, le processus va s’accélérer et ce n’est une bonne nouvelle pour personne. »

Compte tenu de la tournure de l’affaire, la mission confiée au médiateur ne sera pas une partie de plaisir. Aujourd’hui, il se refuse à apporter le moindre commentaire au cahier des charges de sa mission, ne voulant prêter le flanc à aucune interprétation. Avant de remettre son rapport aux ministres de la Culture et du Travail entre les 3 et 7 juin, il s’agira avant tout pour Raphaël Hadas-Lebel de tenter une réconciliation générale. Sur ce point au moins, il vient de se trouver des alliés potentiels avec les cinéastes signataires de cet appel.

(1) Stéphane Brizé, Malik Chibane, Catherine Corsini, Pascale Ferran, Robert Guédiguian, Agnès Jaoui, Cédric Klapisch, Christophe Ruggia, Pierre Salvadori et Céline Sciamma.

(Bruno Icher, Libération, 24 avril 2013)