Lettre de Frédéric G. Kaczek (AAC), secrétaire général d’Imago
à Vittorio Storaro« Cher Vittorio,
Merci mille fois pour votre message !
Vous avez absolument raison de dire que ce ne sont pas des directeurs photo à titre individuel, mais des associations ou fédérations de directeurs photo comme l’ASC, l’AIC ou Imago qui devraient se battre pour obtenir des heures de travail plus décentes.
J’aimerais exposer brièvement mon point de vue, basé sur de nombreuses discussions avec des collègues, principalement en Europe, concernant le très important sujet des conditions de travail "hors normes".
Le problème n’est pas nouveau !
Depuis des années de nombreuses productions ont obligé les acteurs et les équipes à travailler en heures supplémentaires (je considère comme "supplémentaires" les heures fixées par le directeur de production ou le réalisateur au-delà des 10 heures réglementaires) car il semble que cela coûte moins cher de payer des heures supplémentaires qu’un jour de plus pour le studio, le matériel ou les acteurs qui sont payés à la journée. Particulièrement, en refusant de payer les heures supplémentaires, les sociétés de production peuvent économiser beaucoup d’argent ; cela arrive souvent ici en Europe. Ces sociétés peuvent agir ainsi, car elles savent très bien qu’aucun intermittent membre de l’équipe n’osera jamais porter plainte contre elles, s’il (ou elle) veut continuer à travailler dans ce métier.
Depuis des années, plusieurs syndicats de nombreux pays ont essayé d’établir des règles pour éviter la multiplication de conditions de travail inhumaines.
Ces règles sont spécifiques de notre métier, mais nous devrions être conscient qu’au-dessus d’elles des lois nationales réglementent les conditions et le nombre d’heures de travail.
Malheureusement, ces "règles syndicales" sont fragiles, car ni le producteur, ni le directeur de production ne seront punis (et par qui ?) quand la feuille de service indique plus de 10 ou 12 heures de travail pour la journée ou plus de 60 ou 72 heures pour la semaine.
Ainsi fixer des heures supplémentaires devient la norme.
Une autre raison de la faiblesse de la réglementation réside dans le fait que beaucoup d’entre nous souffrent du manque de travail. Dans ces conditions, il est facile d’obliger nos collègues à accepter des contrats qui stipulent des durées de travail "immorales".
Dernier aspect et non le moindre, nous devons être conscient que quelques membres de l’équipe (électriciens, machinistes, assistants opérateurs et autres assistants) ne sont pas tellement opposés aux heures supplémentaires, car ils peuvent ainsi gagner beaucoup d’argent en quelques jours.
Mais ces collaborateurs, au contraire de nous, directeurs de la photographie, ne supportent pas la responsabilité de faire le film que les producteurs attendent de nous. Ces membres de l’équipe ne sont responsables que de leur travail et de leur qualité de vie.
Et, au cas où un travailleur ne serait pas efficace ou tomberait malade, il (ou elle) serait remplacé(e). Le facteur humain est souvent négligé dans ces circonstances.
Voilà les faits ! Que pouvons-nous faire ?
Pour moi, la réponse n’est encore une fois pas une nouvelle réglementation syndicale. Et je doute qu’il soit possible, en Europe, d’installer une police pour contrôler le temps de travail.
De plus, nous devons aussi considérer le fait que, dans la Communauté européenne, une harmonisation des règles de temps de travail est la seule chance d’empêcher les producteurs d’organiser leurs prochaines productions dans un autre pays, un pays sans réglementation à ce sujet.
Je suppose que des idées similaires sont prises en considération quand on prépare un film aux Etats-Unis ou au Canada ou au Mexique. Pour cette raison, je voudrais suggérer un dialogue avec celui qui nous oblige à travailler régulièrement plus de 10 ou 12 heures par jour et/ou plus de 50 ou 60 heures par semaine.
A l’heure actuelle, il n’y a aucun dialogue : si vous voulez avoir le travail... signez ici !
Pour moi, si un producteur est prêt à payer très cher des comédiens, il le fait dans l’idée d’obtenir non seulement une performance extraordinaire, mais bien plus une publicité efficace, basée sur l’attraction exercée par la "star" sur le public.
Pour moi, si un producteur est prêt à payer très cher des décors, des costumes, des maisons de postproduction, etc. c’est qu’il en attend un film parfait avec un impact visuel et émotionnel sensationnel.
Pour moi, si un producteur est prêt à payer très cher un directeur de la photographie, c’est parce qu’il en attend l’exécution d’un travail exceptionnel.
Mais en obligeant le directeur de la photographie et son équipe à travailler plus de 10 ou 12 heures par jour, plus de 50 ou 60 heures par semaine, le producteur doit être conscient que le risque de ne pas atteindre son but augmente avec chaque heure supplémentaire.
Ainsi chaque dollar ou euro dépensé après 8 à 10 heures de travail perdra terriblement de sa valeur.
Les acteurs auront l’air fatigués - par conséquent les maquilleurs auront à travailler plus dur - les gens seront fatigués, particulièrement à la fin de la semaine, entraînant la possibilité d’un manque d’attention, d’un risque de fautes dans les raccords. Par ailleurs, les accessoiristes, machinistes, électriciens travailleront avec moins d’enthousiasme et perdront peut-être leur concentration, ce qui pourrait entraîner des accidents.
Alors, la solution, de mon point de vue, est d’entamer une discussion avec les sociétés de réalisateurs, les agents artistiques et les divers syndicats spécialisés afin de leur suggérer de participer à une action qui convaincra les producteurs d’arrêter la propagation de cette peste.
Si un comédien ou un réalisateur coproduit le film, il doit être évident pour lui que notre demande d’éviter les heures supplémentaires n’est pas faite contre eux, mais, au contraire, afin d’utiliser au mieux l’argent investi. Aucun réalisateur ne prétendra le contraire ; aucun acteur, aucune actrice n’acceptera de paraître "différent (e)" à la fin de la journée de tournage de qu’il était le matin.
Et, si un réalisateur demande à son équipe du temps supplémentaire pour terminer une scène difficile, aucun directeur de la photographie ne refusera d’accéder à cette requête.
Mais cela ne doit pas devenir la norme !
Je suis certain que tous les comédiens, après avoir été informés de nos problèmes, accepteront cette explication et participeront à cette action. Un des moyens envisagés pourrait être, par exemple, qu’un agent stipule dans le contrat que le comédien (la comédienne) ne pourra être disponible plus de huit heures par jour devant la caméra.
Bien sûr, il faut accepter des exceptions, par exemple quand trois ou quatre heures de maquillage sont nécessaires pour un acteur. Ou encore, si une scène prévoit un grand nombre de figurants. Je suppose que tous les directeurs de la photographie accepteront de faire un nombre raisonnable d’heures supplémentaires s’ils en sentent la nécessité pour terminer une scène.
Mais faire des heures supplémentaires ne doit pas être une règle, certainement pas quand on prépare le plan de travail.
Voilà, cher Vittorio, ma conviction personnelle et je serais plus qu’heureux que l’AAC (Autriche), l’AIC (Italie), l’ASC (Etats-Unis) et enfin Imago partagent mon point de vue. »