Festival de Cannes 2024
Olivier Boonjing, SBC, évoque le tournage du film de Jonathan Millet, "Les Fantômes"
"Fantômes contre fantômes", par François ReumontHamid est membre d’une organisation secrète qui traque les criminels de guerre syriens cachés en Europe. Sa quête le mène à Strasbourg sur la piste de son ancien bourreau. Inspiré de faits réels.
Dans ce film, la réalité ne laisse aucune place au reste...
Olivier Boonjing : C’était une volonté de départ, étant donné les origines de cette histoire directement inspirée de faits réels. Beaucoup de scènes du film sont basées sur des témoignages directs... Et pourtant peu de monde a entendu parler de ces événements... Tout simplement parce qu’ils n’ont pas ou peu été couverts par la presse ou les médias. Le réalisme quasi absolu était donc primordial à l’écran, même si le film est entièrement écrit, et utilise de facto certains codes ou certaines scènes propres au film d’espionnage. En fait, tout l’enjeu était de trouver le point d’équilibre entre ce naturalisme pur et dur et la stylisation inhérente au sujet, au suspense dans lequel baigne inévitablement le film. Utiliser le moins d’effets possibles, tout en faisant confiance au langage cinématographique. Un film où le son et le montage seraient aussi importants sinon plus que l’image. C’est dans cet état d’esprit là qu’on a tourné, en ayant toujours à l’esprit d’offrir au montage le plus d’options possibles.
Ça veut dire quoi ? Multiplier les prises ?
OB : Le script était assez long au départ. Avec un minutage d’environ 2h20. Le premier montage était d’ailleurs de cet ordre-là, et peu à peu Jonathan Millet et son monteur Laurent Sénéchal (Anatomie d’une chute) ont travaillé pour atteindre le film de 1h46 qui est présenté à Cannes. On a donc beaucoup tourné, et plusieurs séquences entières n’ont finalement pas été retenues au montage. Mais cette idée de donner un maximum d’options au montage n’est pas qu’une question de nombre de prises, ou de couverture de scène. Pour moi c’est aussi laisser la liberté à l’échelle de la scène de pouvoir recadrer les plans, d’effectuer des petits zooms, de stabiliser, ou au contraire de faire trembler certaines prises... Je vois ce travail non pas comme une dépossession du cadre, mais bien comme une collaboration, à laquelle je participe activement en venant assister parfois au montage, et donner mon avis sur telle ou telle option.
Un exemple concret, la séquence d’ouverture, avec ce long plan installé à l’arrière du camion militaire dans lequel sont transportés un groupe d’hommes au milieu du désert. Un plan tourné en Jordanie, dans la deuxième partie du tournage (après que le cœur du film, tourné à Strasbourg a été achevé). Là on est dans un camion, sur une route au milieu du désert, et on décide logiquement de fixer solidement la caméra au véhicule, de manière à obtenir un rendu assez stable. Filmer ce plan à l’épaule est par exemple exclu, car trop flottant. Je passe sur tous les imprévus, comme par exemple la gestion du toit du camion, trop transparent qu’il faut dans la précipitation un peu assombrir pour gérer au mieux le contraste, et sur le temps nécessaire à préparer tous les maquillages des figurants... Quelques semaines plus tard, dans la salle de montage, on se retrouve avec un plan très propre, très neutre... Presque trop neutre pour cette ouverture de film. Et c’est là qu’un très léger zoom arrière à l’arrêt du camion, plus quelques secousses rajoutées çà et là au gré du plan-séquence font la différence. Des choses extrêmement subtiles, quasiment impossible à doser sur le tournage. Surtout quand on est dans une scène comme celle-là, avec pas mal de figurants à l’étranger, soit celles qui font partie des plus coûteuses du film en termes de production.
Quelle méthode conseillez-vous pour ça ?
OB : Là, je pense à David Fincher qui filme à chaque fois avec la définition maximale (ici en l’occurrence du 6K 3/2 avec une Sony Venice 1) pour ensuite extraire l’image 4K et pouvoir à loisir soit resserrer, soit élargir un peu. Et bien sûr avoir suffisamment de marge autour de l’image cadrée pour utiliser les outils de stabilisation. C’est comme ça que le film a été fait, en tournant la grande majorité des plans en codec X OCN Light, n’utilisant la compression ST que pour quelques plans tournés avec un zoom Angénieux 25-250HR qui ne couvrait pas le capteur Full Frame, mais uniquement Super 35. En termes d’optique, j’ai réutilisé la série d’optiques photo moyen format Mamiya Sekor que j’avais déjà pu expérimenter sur Rien à foutre. Mais cette fois-ci dans leur version recarrossée et optimisée pour le tournage film par TLS. Cette série intégrant désormais sur chaque optique un module speed booster qui permet de gagner 1 diaph en ouverture. La série ouvre donc entre 2,2 et 2,8 selon les focales. J’aime beaucoup les Mamiyas car elles sont joliment imparfaites, elles offrent une certaine déformation, bords estompés… J’aime leur rendu sur les visages. Un autre avantage qu’elles proposent est le fait qu’elles ne gagnent pas trop en netteté quand on ferme le diaph, ce qui était un avantage pour nous sachant qu’on allait souvent utiliser des focales un peu plus longues tout en souhaitant conserver du décor. Et puis sur les recommandations de Florent Kirkpatrick de TSF Belgique, j’ai utilisé ce très agréable zoom Angénieux que j’évoquais plus haut (en Super35, 3.8K) pour accompagner cette série, principalement pour des plans POV longue focale.
Dans quel ordre avez vous tourné ?
OB : Les 39 jours du plan de travail ne nous ont pas permis de tourner dans l’ordre chronologique, puisque nous avons dû d’abord mettre en boîte toute la partie française (tournée à Strasbourg) pour ensuite pouvoir régler toutes les formalités d’envoi de matériel et partir en Jordanie pour les scènes au Moyen-Orient. Une des répercussions de ce planning c’est qu’on a passé plusieurs semaines à filmer le personnage de Harfaz uniquement de dos... Une expérience rare pour le comédien en tant que second rôle du film ! La grande scène de rencontre entre les deux hommes et leur discussion au restaurant ayant été gardée sur le plan de travail pour la fin de cette session, histoire de faire monter un peu la tension pour eux. Un mot pour vous dire que si ces visages ne sont pas forcément familiers du grand public, à la fois le franco-tunisien Adam Bessa (Hamid) et l’israélo-palestinien Tawfeek Barhom (Harfaz) sont tous les deux des comédiens très en vue maintenant, dont la notoriété et le CV s’est pas mal rempli avec des rôles importants dans des productions internationales ou des séries. Ils ont tous deux énormément travaillé pour donner vie à leurs personnages, notamment sur la langue car l’accent arabe syrien ne leur était pas vraiment familier. Dans l’équipe, je dois également souligner le rôle très important de la comédienne syrienne Hala Rajab, qui interprète le rôle de Yara, cette dernière nous ayant conseillé très souvent par rapport au réalisme des situations ou des prononciations. Parmi celles-ci, la scène de fête de la révolution, sorte de tradition annuelle qui existe vraiment dans les communautés de syriens expatriés. Un souvenir très fort que cette scène qui s’est prolongée tard lors de cette longue journée d’été, avec comme conclusion une série de sons seuls sur des chants traditionnels interprétés par les figurants au crépuscule. Un moment poignant où la réalité la fiction se mêlent intimement.
Une des particularités du film, c’est la présence de séquences plein cadre issu d’un jeu vidéo...
OB : Ces séquences de jeu vidéo faisaient déjà partie intégrante du scénario. En fait, là encore on est dans le vrai, à savoir un authentique moyen de dissimulation utilisé par la cellule d’exilés pour pouvoir plus ou moins discuter en ligne librement de sujets sensibles liés à la guerre, aux armes et à la situation internationale sans pour autant éveiller les soupçons des services de renseignements nationaux. Pour réaliser ces séquences, on avait prévu à l’origine des séances de travail pour mettre au point l’univers et le rendu graphique. Finalement, l’équipe de post-production a fait un travail d’une qualité telle qu’aucune intervention n’a été nécessaire sur l’image et la lumière. C’est le même moteur de génération d’image Unreal utilisés par les créateurs de jeux vidéo (et les tournages sur mur de LEDs) dont ils se sont servis, et j’avoue qu’on a été vraiment bluffés par le rendu avec Jonathan. On avait un peu peur au début que ces séquences fassent un peu datées ou un peu pauvres par rapport à la qualité qu’ont atteint ce genre de jeu de combat, mais pas du tout ! Seule une petite couche d’étalonnage final a suffi pour les intégrer directement film.
Le film est très solaire, estival et pourtant une des rares scènes d’extérieur nuit, plutôt paisible et presque romantique se déroule lors du marché de Noël...
OB : L’idée d’intégrer le marché de Noël dans l’intrigue permet de donner un élément sur la durée assez longue de cette traque. Malheureusement, nous ne pouvions pas être à cheval sur plusieurs saisons et tourner un autre moment que pendant l’été 2023. Aussi, c’est une séquence qui repose entièrement sur les talents d’Esther Mysius et de l’équipe décoration. On a pu investir une petite place dans le centre-ville et recréer quelques baraques de ce fameux marché. La lumière provient essentiellement des guirlandes et des éclairages disposés par la déco, et je n’ai que très peu ré-éclairé en dehors de la face caméra. Pour le reste, c’est un peu à la balance des blancs et à l’étalonnage, ou en habillant nos comédiens avec des tenues plus hivernales. Bien sûr, il est impensable d’attendre un jour gris pour tourner, et se battre contre le soleil du mois d’août à l’image n’est pas non plus chose facile. Je dois en tout cas saluer le talent de notre régisseur Nourddine Bouchais ainsi que toute l’équipe locale strasbourgeoise, et d’une manière générale le Pôle Grand Est qui nous a réservé un accueil chaleureux dans cette ville vraiment très agréable pour tourner.
Avec quel dispositif principal de machinerie avez-vous filmé ?
OB : Beaucoup de choses ont été tournées au Steadicam. J’aime bien l’outil, sa souplesse, et son côté mécanique. Et puis confier ces plans à un autre cadreur (Nicolas Savary) plutôt que d’essayer de les faire moi-même avec un Ronin par exemple, je préfère vraiment ça. En plus ça me permet d’être derrière le combo, et d’avoir plus de recul pour proposer des choses sur le moment...
Parallèlement, j’ai utilisé mon appareil photo Panasonic S1H en caméra B pour voler quelques plans par-ci par-là. Que ce soit dans un train, à Paris ou à Berlin... 18 jours de Steadicam c’était quand même un luxe compte tenu de nos moyens assez modestes... À l’échelle d’un film d’espionnage ! Un truc qui m’a d’ailleurs bien fait rire quand on est arrivé en Jordanie, c’est de me retrouver à la tête d’une équipe conséquente, avec tout un tas de gars biberonnés aux gros films américains qui avaient tourné avec Greg Fraser sur Dune 2. C’était si drôle, ils nous inondaient d’anecdotes !
Parmi les scènes marquantes, un moment on pense que Hamid va abandonner sa mission... Il est chez lui seul, au bord du désespoir, la tête entre les mains.
OB : Cette séquence assez courte est extraite d’une sorte de longue improvisation tournée dans l’appartement de Hamid (un décor recréé dans un espace vide juste au-dessus du stock déco à Strasbourg). Toujours par rapport à cette idée de fournir un maximum de matériel au montage, on s’était dit qu’on allait filmer le quotidien du personnage dans son appartement, avec le passage du temps, sa solitude, ses moments de doute et ses blessures. C’est dans cette très longue prise de 37 minutes au cours de laquelle Adam Bessa s’est complètement laissé aller, alternant activités quotidiennes, bain avec des glaçons pour soulager ses cicatrices, cuisine, moment devant la télé... Le genre de choses que vous tournez en fin de journée, car après vous savez que le comédien aura envie de se reposer ! Je me souviens que deux prises ont été faites. Une en jour et une en nuit. Seul ce plan où il semble craquer et un autre dans lequel il regarde la photo de sa famille ont été finalement utilisés.
Vous évoquiez la méthode Fincher. Il est aussi un fervent défenseur du respect le plus fidèle d’un rendu photographique final depuis le plateau jusqu’en fin de postproduction, et cela même en HDR... Est ce votre cas ?
OB : Ce qui est certain, c’est qu’en terme de puissance de calcul et de vitesse de rendu, on a désormais la possibilité de monter et étalonner un film sur son propre ordinateur portable. C’est à la portée de beaucoup de directeurs photo désormais de mettre un peu les mains dans le cambouis d’une suite d’étalonnage. Ainsi, on peut mettre au point, seul ou avec l’aide du coloriste, sa propre LUT en préparation, et surtout superviser précisément la fabrication des rushs. Après, en postprod, on s’aperçoit que trop de prestataires ne renouvellent pas suffisamment leur parc de matériel, et proposent de monter par exemple sur des moniteurs qui ont 10 ou 15 ans. On en a fait parfois l’expérience en tant que DoP, les réalisateurs demandant après une semaine de montage pourquoi l’image est si contraste. Un nouveau moniteur LG dernière génération plus tard et un calibrage du système... Et le problème est généralement réglé. La qualité de la compression des proxys peut être également en cause. Pourquoi ne pas monter désormais en ProRes 422 plutôt que du DNX 36 qui lisse toute matière dans l’image par exemple ? Un MacBook comme le mien équipé d’un simple SSD actuel suffit pour ça... L’avantage, c’est que vous ne vous retrouvez pas ensuite avec un réalisateur et un monteur habitués à une image différente pendant des mois et qui semblent soudain surpris le 1er jour de l’étalonnage.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)