Festival de Cannes 2024

Kasper Tuxen, DFF, nous détaille les choix techniques pour "The Apprentice", d’Ali Abbasi

"Le côté obscur de la force", par François Reumont pour l’AFC

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Avec The Apprentice, clin d’œil à l’émission jadis présentée par le magnat de l’immobilier new yorkais, le réalisateur irano-danois Ali Abbasi propose un biopic pas comme les autres, où archives et recréation fictionnelle partagent le même ADN à l’écran. Un portrait donc de l’ex-président des USA, actuellement en campagne pour une réélection en novembre, que ce dernier a annoncé vouloir interdire de sortie sur les écrans. L’acteur Sebastian Stan y interprète un Donald Trump plus vrai que nature sur la période 1972-1986, accompagné par son mentor, l’avocat Roy Cohn (Jeremy Strong), l’autre pépite flamboyante du film, et prix d’interprétation potentiel. C’est le directeur de la photographie danois Kasper Tuxen, DFF (Julie en 12 chapitres, en 2021) qui met en image cette plongée très réaliste dans l’histoire contemporaine des Etats-Unis. Il vient nous parler d’Anakin Skywalker, de vidéo analogique et de savoir s’il est nécessaire d’aimer le protagoniste d’un film pour bien le filmer. (FR)

Un tournage à l’économie

Tourné au cours de l’hiver 2023-2024 dans la région de Toronto (pour tricher New York), The Apprentice se revendique comme un biopic différent des autres.
Kasper Tuxen explique : « Vous savez, il y a tant de biopics qui sont faits au cinéma... Nous, on voulait proposer quelque chose en dehors des sentiers battus. Un film qui ne soit pas glamour, et vraiment brut, presque punk. Et puis on savait pertinemment qu’on aurait pas 100 millions de dollars pour le faire. Donc il fallait savoir saisir sa chance pour le produire avec un budget vraiment serré. C’est là où vous devez vous creuser la tête pour trouver un concept de mise en scène qui soit aussi nature que l’histoire... et en même temps bon marché.
Avec Ali, on s’était croisés sur les bancs de l’école danoise de cinéma. Pas dans la même promo, mais quelques années d’intervalle. Mais c’est vraiment là qu’on a tous les deux appris à savoir tourner avec pas grand-chose. Par exemple, on aime beaucoup tous les deux aller très vite, en petite équipe, et sans s’encombrer de matériel...

Au centre de ce dispositif, Ali a tout de suite convenu que les archives nous serviraient de fil rouge pour raconter l’histoire. On a donc effectué notre sélection bien avant de lancer le tournage, pour savoir exactement où on allait en termes visuels sur le film. Car notre idée était vraiment de mélanger de manière absolument invisible ces images d’époque avec notre récréation contemporaine. Comme l’histoire se déroule sur environ une vingtaine d’années, à cheval entre les années 1970 et les années 80, on s’est retrouvés confrontés à cette période charnière où la vidéo analogique a peu à peu remplacé le 16 mm pour le tournage des reportages et des actualités. Et ça, c’était très tangible car à partir du début des années 1980, il devenait carrément impossible de trouver la moindre archive tournée en pellicule... On a dû donc faire avec ça, et décider d’un moment dans le film où on passerait du rendu film à celui de la vidéo. Cette scène, c’est sa première grande interview tournée chez lui, où il se confie au journaliste en lui disant en plaisantant qu’il va peut-être se présenter aux prochaines élections à la Maison-Blanche. Pour nous, c’était vraiment le point de transition idéal, pour quitter le look pellicule et se lancer dans la deuxième partie du film entièrement traitée avec ce look vidéo analogique. »

Impossible de tourner en vidéo analogique

Questionné sur ses choix techniques pour aboutir à ce changement de look, le directeur de la photo répond : « On a fait un tas de tests en utilisant d’abord du 16 mm, négatif et inversible, puis des caméras vidéo analogiques de l’époque. Intuitivement le fait de travailler avec les vrais outils d’époque - si on pouvait encore les trouver - était de loin le plus logique... Mais peu à peu, on s’est retrouvés confrontés à la très faible définition des quelques caméras encore conservées. Autant le 16 mm n’était bien sûr pas un problème, mais se retrouver à filmer des éléments Master en 625 lignes nous plaçait dans une position très inconfortable pour ensuite livrer une copie du film exploitable avec les normes actuelles. On s’est donc appuyés sur cette série de tests pour mettre au point un workflow avec le coloriste Tyler Roth (Company3), qui avait déjà été responsable de l’étalonnage sur le documentaire consacré à David Bowie, Moonage Daydream. Un film qui regorgeait d’archives très différentes, là aussi à cheval sur ces années. On a donc tout tourné en Alexa 35, équipée d’optiques 16 mm (et en réduisant la taille effective du capteur) pour ensuite appliquer deux LUTs très différentes, une pour le 16 mm, et une pour la vidéo. »

Pour retrouver l’esprit des archives, le directeur de la photographie avoue aussi avoir privilégié le zoom, qui reste l’outil de référence pour les journalistes d’actualités : « C’est le 8-64 mm Canon qui a été notre objectif de prédilection sur une grande partie du film. Au bout d’un moment je dois vous avouer que je ne pouvais plus m’en séparer ! C’était tellement une sensation de liberté… Parfois je me sentais transporté comme dans du cinéma-vérité. Je ne me suis jamais senti aussi libre sur un tournage que sur celui-ci. En lumière, c’est un peu la même chose, je n’ai éclairé que vraiment quand je ne pouvais pas faire autrement. Ou quand la nature de la scène le justifiait, comme, par exemple, quand c’est une interview télé in situ et que les personnages sont éclairés par une minette accrochée au-dessus de la caméra. En dehors de ces quelques situations particulières, le film est entièrement tourné en lumière naturelle. Je ne me suis jamais posé la question de mise en place lumière compliquée... On s’adaptait simplement à chaque lieu, en privilégiant certes certains axes... Mais le job consistait surtout à répondre, à la caméra, aux propositions des comédiens et à leur interprétation de la scène. Et pour moi, le meilleur moment de ce tournage, enfin je veux dire le moment où je me suis vraiment rendu compte de cette liberté totale qu’on avait, c’est le jour où l’assistant réalisateur est venu me demander ce qu’on allait faire... et que je lui répondu que j’en savais rien ! Un vrai plaisir de se lancer avec tant de confiance dans un projet et ne pas gamberger chaque nuit sur l’installation lumière du lendemain ! »

La fiction dans les scènes plus intimes

Si le film navigue en permanence entre ces images d’époque associées aux moments publics de Donald Trump, une autre branche narrative du film s’attache à des choses moins connues, rentrant de facto plus dans la recréation fictionnelle (l’essence même du biopic) que dans le travail de documentaire historique. Avec au centre de cette trame, la relation complexe entre le jeune magnat de l’immobilier à l’ambition sans limite et son avocat qui devient peu à peu son mentor.

Kasper Tuxen détaille : « C’est vrai que pour ces scènes plus secrètes, en tout cas pas relayées par les médias de l’époque, on s’est engagés sur une façon de filmer un peu plus classique de fiction. Par exemple sur la séquence où Roy Cohn invite Donald Trump dans sa maison et lui fait visiter le sous-sol secret rempli d’appareil d’enregistrement divers, mais aussi sur la séquence de bar, avec Fred Jr, son frère alcoolique, on a par exemple tourné avec des focales fixes 16 mm, une série Zeiss GO avec une sensation certes beaucoup plus classique de mise en scène en champ contre-champ, beaucoup moins documentaire. Vous remarquerez que ces scènes sont la plupart du temps dialoguées, à deux personnages. Soit des contextes très différents de scènes où plus de gens passent dans le cadre, tandis que vous suivez votre protagoniste, un exercice beaucoup plus facile à saisir en mode documentaire, avec ce point de vue unique du zoom, et l’instantanéité de l’action. Imaginez une minute que vous ayez pu filmer pour de vrai ces séquences de dialogue plus intimes, sur la table de montage vous retrouveriez avec une simple prise master l’action en valeur plus ou moins large... et puis quelques petits plans de coupe, de mains qui bougent ou d’écoute que vous auriez pu glaner ça et là ensuite après la prise. Très différent forcément de ce qui se passe en fiction, surtout quand on tourne à une caméra. Et puis, vous avez raison de me le faire remarquer, la fin du film est de facto plus tournée en plans larges, avec sans doute plus d’importance donnée au contexte, comme lors du repas d’anniversaire avec Roy. Les quelques scènes à Mar-a-Lago, aussi... Mais c’est lié au fait que le trajet du personnage Trump lui-même part d’endroits plutôt exigus, pour aller dans des lieux de plus en plus vastes, ou pour s’élever avec des vues de plus en plus spectaculaires. »

Sur le cadre du film, Kasper Tuxen et Ali Abbasi ont bien entendu choisi le format TV 3/2, proche de celui du 16 mm, puis de la vidéo analogique. « On est dans ce format, mais aussi on a essayé de cadrer les plans en s’inspirant au maximum du style des années 1970. Et là, la question de l’espace qu’on laisse au-dessus des têtes est en fait capital ! Moi, je pense qu’on peut presque deviner de quelle année est un film juste en observant cet air au-dessus des comédiens ! Quand vous voyez, par exemple, tous ces films où le front est coupé par le haut du cadre... c’est là où commence le voyage dans le temps !

Plaisanterie mise à part, on s’est aperçu, en regardant les images d’époque, que la plupart du temps les gens sont cadrés vraiment plein centre, avec la croix du viseur presque alignée sur le regard. Il y a un côté extrêmement démonstratif dans ces images, un peu comme si on voulait simplement pointer la caméra, presque comme un fusil sur le sujet. »

Neige sur Toronto

Questionné sur le nombre de jours de tournage, et contexte de production le directeur de la photographie détaille : « Étant donné qu’on avait une quinzaine de millions de dollars pour faire film, le temps était compté. Le film a dû se tourner sur 30 jours seulement, avec l’enjeu d’un scénario de deux heures trente devant nous. Certes le film a été raccourci au montage, mais on avait vraiment un tas de choses à filmer. Et je ne parle même pas de tout le travail de maquillage, de prothèses pour Sebastian Sam afin de gérer son évolution physique sur ces vingt années. Un tournage en plein hiver, trois semaines avant, et puis trois semaines après Noël 2023 à Toronto. Comme on voulait quand même avoir quelques plans d’extérieur avec des feuilles sur les arbres, et ne pas être prisonnier de l’hiver à l’écran, on a décidé en préproduction, au cours de l’automne, de filmer quelques plans un peu en catastrophe. Par exemple, cette séquence de voiture où il se rend chez ses parents après avoir collecté l’argent au Trump Village, on l’a tournée à ce moment-là, sans même la présence de Sebastian qui n’était pas encore arrivé à Toronto. L’image de son visage dans le reflet du rétroviseur a été ajoutée par la suite en postproduction. L’autre conséquence de tourner un tel film en hiver au Canada, c’est l’arrivée de la neige qui peut avoir des répercussions très gênantes. Parmi les mauvaises surprises, je me souviens de cette séquence d’extérieur nuit où on avait recréé une rue de New York avec pas mal de voitures d’époque, à la sortie du bar, et durant laquelle la neige s’est mise à tomber à gros flocons. Nos deux comédiens passant leur temps entre les prises à nettoyer le pare-brise de la voiture. »

Comprendre les personnages

Relancé sur le contexte dans lequel le film va sortir, et la nature même de filmer un personnage principal aussi antipathique, Kasper Tuxen explique : « C’est vrai qu’il y a un enjeu sur l’agenda politique. Même s’il y a peu de chances que le film n’influence le résultat de l’élection à venir, on se pose forcément la question quand on filme une séquence si on ne va pas le rendre trop sympathique au fond... Quoi qu’il en soit, j’ai été emporté par l’interprétation de Sebastian tout au long du tournage. Je trouve qu’il transpose à l’écran un Donald Trump parfois drôle, profondément humain, ce qui aide forcément le directeur de la photographie que je suis pour le filmer. Je vais vous dire, par moments je pensais au personnage d’Anakin Skywalker dans la saga Star Wars, avant qu’il ne devienne Dark Vador. Cet épilogue avec la chirurgie esthétique étant pour moi sa transformation finale. Et même si la plupart du temps j’approche chaque projet avec ma propre empathie en regard des personnages, je dois vous confier que oui, par moments je l’ai compris. Après tout, c’est quand même l’histoire d’un jeune homme qui veut s’affirmer par rapport à son père... et qui fait peut-être un pacte avec le diable pour y arriver ? Le coût de tout cela étant ses relations avec ses proches, sa femme, son frère, ses parents. Donc oui, même si votre protagoniste est un salaud, je crois qu’il faut toujours un petit peu l’aimer ou le comprendre pour bien le filmer. Tout comme chaque comédien doit comprendre lui-même les failles ou les dons de son personnage ».

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)