Festival de Berlin 2025

Manu Dacosse, SBC, évoque les défis techniques de "Reflet dans un diamant mort", d’Hélène Cattet et Bruno Forzani

"Permis de briller", par François Reumont, pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°364

Le couple formé par Hélène Cattet et Bruno Forzani produit, film après film, une œuvre singulière dont le cinéma bis des années 1960 et 1970 constitue la pierre angulaire. Reflet dans un diamant mort ne déroge pas à la règle dans leur filmographie. Plaçant au centre de l’affiche des yeux masqués de cuir noir tout droit issus de Danger Diabolik, de Mario Bava (1968), c’est en ligne de mire des bandes dessinées transalpines et films bis d’espions de cette époque (aussi appelés James Bond spaghetti) que Manu Dacosse, SBC, a pointé la caméra. Retour sur ce film très graphique qui est en sélection officielle en compétition à la Berlinale 2025. (FR)

John D, un septuagénaire vivant dans un hôtel de luxe sur la Côte d’Azur, est intrigué par sa voisine de chambre qui lui rappelle les heures les plus folles de la Riviera durant les années 60. À cette époque, il était espion dans un monde plein de promesses. Un jour, cette voisine disparaît mystérieusement… et John se retrouve face à ses démons : ses adversaires d’antan sont-ils de retour pour semer le chaos dans son monde idyllique ?

En quoi ce film est-il particulier pour vous ?

Manu Dacosse : D’abord travailler avec Hélène et Bruno, c’est la certitude de retrouver le Super 16. Et c’est aussi synonyme de tourner avec beaucoup de soleil. Un grand plaisir, forcément !
Sur Reflet dans un diamant mort, ce sont les villes de Menton, Vintimille et Gênes qui nous ont servi de décor... Tous les extérieurs sont faits avec cette lumière éclatante, que je trouve si adaptée à l’argentique. Les hauts contrastes prenant soudain une dimension très différente de celle du numérique, surtout dans les parties les plus claires de l’image.

Bruno Forzani à la caméra
Bruno Forzani à la caméra


Les couleurs aussi rendent cent fois mieux, sans même parler de l’identité visuelle du Super 16, tellement différente de ce qui se fait maintenant avec les caméras grand capteur ou Full Frame en numérique... Enfin, le titre parle de reflets, de diamant... Et ce n’est pas anodin à l’image. C’était passionnant pour moi de m’occuper de toutes ces brillances, ces éclats de lumière sur les costumes, sur les décors et les accessoires.

Reflets...
Reflets...


Vous avez une relation privilégiée avec eux ?

MD : C’est une sorte de petite famille. On se connaît tous depuis plus de vingt ans, et travailler avec une telle connivence ça n’a pas de prix. On se sent parfaitement en confiance les uns avec les autres, et du tournage au montage, c’est à chaque fois l’occasion d’aller plus loin. Ça ne m’empêche pas pourtant de me tromper, mais je sais parfaitement qu’ils me le diront, et que ça sera à la fin bien pour le film. Un truc de marrant par exemple dans leur méthode de travail, c’est le story-board. Chaque plan est absolument dessiné, mais un peu avec les pieds ! C’est même souvent carrément moche ! Mais c’est pas grave, l’idée du plan est là. Cette sorte de bible nous permet d’aller tous ensemble très vite. D’abord trois semaines en préparation pour élaborer le plan de travail, puis chaque journée c’est 30 à 40 plans qui sont tournés !

L’ordre de fabrication est-il important ?

MD : On fait vraiment au plus vite, au plus logique. Aucun respect de la chronologie, mais comme souvent, on regroupe chaque plan par installation lumière. Sur ce film, on a quand même eu 40 jours de tournage, ce qui est plus confortable que sur les précédents, avec un budget de départ de de 3,5 millions d’euros. Mais leur cinéma est aussi intimement basé sur le montage. Beaucoup de plans, beaucoup d’idées, beaucoup de défis techniques aussi à l’échelle de chaque scène, parfois de chaque plan.

C’est un film d’espion, très Bondien dans le fond...

MD : L’univers de James Bond est effectivement au centre du projet. Mais il ne faut pas trop s’attendre avec Hélène et Bruno à un authentique James Bond en matière de narration ! Le film regorge de personnages d’espions ou de sortes de super héros différents, inspirés des magazines de bandes dessinées italiennes des années 1960/70. Avec en tête de liste "Diabolik" (créé par les sœurs Giussani), un des "fumetti" les plus populaires, adapté au cinéma en 1968 par Dino De Laurentiis (et réalisé par Mario Bava). Moi, ma mission c’était souvent de laisser ces personnages mystérieux en noir, en quasi silhouette. Et de travailler à fond sur les brillances, les textures...
Et puis la particularité de ce nouveau film, c’est le nombre bien plus important d’effets spéciaux et de trucages comparés aux précédents. Si notre démarche de départ visait à avoir recours principalement à des procédés de transparences, pour autant certains plans ont dû également être produits sur fond vert pour que ça puisse fonctionner.

Dans quel configuration avez-vous filmé les intérieurs ?

MD : Pour tous les intérieurs, et notamment toutes les séquences qui faisaient appel à la prise de vue composite, on a tourné au Luxembourg aux studios Film Land. Comme Hélène et Bruno voulaient faire un maximum de choses en direct, on a donc dû produire en amont du tournage toutes les pelures nécessaires. Et on ne réalise pas combien de temps ça peut soudain prendre. D’abord la prise de vues, puis la sélection et le montage, enfin l’étalonnage... On a presque l’impression de tourner un court métrage avant le long ! Malgré une prépa sérieuse, on s’est même retrouvé un peu à la bourre pour que tous ces éléments soient prêt à temps.

Ce pré-tournage a-t-il été effectué en pellicule aussi ?

MD : Non, là ça devenait vraiment trop compliqué ! Pour tous les éléments filmés, j’ai tourné avec ma petite Blackmagic Pocket. Et pour les rétroprojections d’images fixes (qui émaillent certaines scènes, dans un esprit très BD), c’était fait tout simplement avec mon Canon 5D Mark IV que je trouve vraiment parfait pour ça. Mais je me souviens qu’il y avait vraiment un tas de choses à faire dans le scénario avant même de pouvoir commencer le film à proprement parler. Par exemple, il y a toute une scène dans un cinéma, avec un personnage qui fait sauter une bombe et qui s’enfuit dans l’espace... De vrais scènes à mettre en boîte, pas juste des plans de paysages qui défilent ! Et en plus dans le style des films d’espionnage des années 1970.

C’est aussi un film très contraste, avec un vrai choix de lumières dures.

MD : Plus le temps passe, et plus je me lasse de la généralisation des sources douces sur les plateaux amenées par le numérique et l’avènement des LEDs. L’opportunité, comme sur ce film de travailler en pellicule, me permet donc de revenir davantage à des sources plus ponctuelles, avec plus de punch et aussi plus de précision. Je me rends compte aussi que je reviens aux projecteurs tungstène, comme les Par 64, qui m’ont beaucoup servi sur ce film, en éclairant même certaines scènes uniquement avec. Je pense notamment à cette séquence sur fond noir où les personnages passent alternativement de l’ombre à la lumière dans des zones très précises.

Des Pars fréquemment utilisés
Des Pars fréquemment utilisés


Comme en plus, Hélène et Bruno aiment beaucoup les plans fixes, ça aide beaucoup à travailler la lumière de manière nette, à l’ancienne... Très loin de cette habitude de l’éclairage doux à 360° adopté par certains metteurs en scène depuis des années. Et puis ils sont tous les deux très en demande d’effets, de trouvailles à l’image. Par exemple, je me souviens d’une scène de roulette au casino où ils voulaient une multitude de petits points lumineux, avec des sources aux rayons les plus fins possibles. On a finalement tourné la scène avec des torches Maglite qui ont un faisceau extraordinairement net et précis. C’est un petit peu comme si on éclairait l’image avec des micros poursuites alimentées par batterie qui tiennent dans la main.

Et les extérieurs ?

MD : Le ciel bleu sur les extérieurs jours, ça c’est un truc auquel on ne peut pas déroger avec Hélène et Bruno. Tant qu’on tourne plein soleil, tout va bien... Mais si ce n’est pas le cas ce jour-là, tout devient beaucoup plus compliqué à la caméra. Ça été le cas sur un ou deux jours, et comme on ne peut pas se permettre d’attendre, c’est ensuite à l’étalonnage qu’on s’est débrouillé pour le raccord. En se faisant aider aussi par l’équipe des effets spéciaux, on a réussi à l’aide de mattes et de couches de calques à redonner du bleu au ciel et s’en sortir en termes de raccord.

Le soleil de la Riviera
Le soleil de la Riviera


Décrivez-moi le dispositif technique de projection arrière que vous avez utilisé ?

MD : On a d’abord passé une journée en studio à faire des tests pour valider la chose. D’abord, c’était de trouver le bon tissu pour l’écran. Ce n’est pas facile car il faut choisir le meilleur compromis entre un tissu épais qui offre une répartition de la luminosité assez homogène, et un tissu plus fin, plus lumineux mais qui a tendance à créer du vignettage sur les images projetées. Depuis, j’ai eu l’opportunité de réutiliser cette technique sur un film suivant, et j’ai encore affiné mes recherches en trouvant le Lucido gris de chez Showtex qui me convient très bien. Ensuite, il faut trouver le bon modèle de projecteur (un Panasonic PTR Z970E, avec un flux lumineux de10 000 lumen), loué chez Apex au Luxembourg. C’est Alexandra Brixy qui s’est chargée pour moi de superviser son installation ainsi que celle de l’écran. Les scènes étant ensuite filmées en Kodak 500T, à environ 4 de diaph en se calant sur le niveau lumineux des pelures. En matière d’optiques, j’ai bien sûr utilisé les optiques les plus piquées du marché, les Ultra Prime sur une Arri 416 car j’avais désespérément besoin de définition (le film étant cadré en 2,39 dans du Super 16). L’option du 16 Scope n’étant pas de mise avec Hélène et Bruno car ils sont adeptes du recadrage au montage, et ne pourrait pas en anamorphique.


On a beaucoup parlé de l’IA au mois de janvier, et un sommet international s’est tenu il y a quelques semaines à Paris. Quel est votre sentiment sur cette révolution qui s’annonce ?

MD : Il y a déjà deux ans, Greig Fraser expliquait dans une interview que certains plans de The Batman avaient été générés entièrement en modélisation 3D. On n’est donc pas très loin du cinéma fait par l’IA. Et si on réfléchit bien, l’IA représente juste un moyen d’aller plus vite dans cette direction... Quoi qu’il en soit, il y a toujours quelqu’un derrière la machine qui va lui demander de générer tel ou tel plan.
Donc je pense que les films vont continuer à se faire, mais peut-être que le métier de directeur de la photographie va migrer vers une sorte de supervision visuelle pour valider ce qui est généré. Un peu déjà comme le font certains collègues sur les grands films d’animation... C’est certain que ça va bouleverser le marché du travail, car le milieu du cinéma n’est absolument pas prêt à ça... Je pense que pour l’instant les productions ne se rendent pas vraiment compte des possibilités de l’outil, mais quand ça va arriver, les choses vont vraiment radicalement changer. D’ailleurs, étant moi-même intervenant dans des écoles, j’incite les élèves à travailler avec ces nouveaux outils. Beaucoup déjà font des choses assez réussies en utilisant la plateforme Capcut, et je ne vois pas comment on pourrait les en décourager... Après tout c’est sans doute leur avenir ! Et on ne peut jamais aller contre la technologie. Bon, reste des films comme ceux que je fais avec Hélène et Bruno, où on va encore dénicher une ribambelle de décors naturels au bord de la Méditerranée, dans une réalité très concrète. Moi, j’ai connu ce métier comme ça et si je vois que ça change radicalement, je ne sais pas si je prendrai autant de plaisir à le faire... Ça m’évoque aussi mes premières années d’apprentissage à l’image, avec la photo notamment. Une passion qui m’a permis de voyager, de faire des rencontres. On me dirait actuellement à 20 ans de me mettre à faire des photos - même très créatives - uniquement devant un ordi, je crois que je changerais directement de métier ! Ou, en tout cas, je prendrais la direction du documentaire...

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)