Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille, édition 2025
Sergi Gallardo nous parle de la mise en images de la série "Querer", réalisée par Alauda Ruíz de Azúa
Après la vie d’avant, par François Reumont pour l’AFCOn a vraiment le sentiment d’un long combat pour le personnage de Miren à la vision des quatre épisodes. La narration, d’ailleurs, s’étale sur plus de trois ans, avec quatre chapitres à la progression presque inéluctable. Avez-vous pu tourner cette série dans l’ordre chronologique,, notamment pour les comédiens ?
Sergi Gallardo : Bien sûr, l’idéal aurait été de tourner chronologiquement, les acteurs et la réalisatrice l’auraient énormément apprécié, et moi aussi. Mais c’est quelque chose qu’on ne peut presque jamais se permettre en série, car ça aurait engendré des coûts que la production ne peut pas assumer. C’est très compliqué, surtout pour des productions sans gros budgets. Donc tout ce qui a été possible a été filmé chronologiquement, bien que, lorsque nous entrions dans un décor, nous devions tourner tout ce qui s’y passait pour rentrer dans les 55 jours du plan de travail, même si cela impliquait de sauter d’un épisode à l’autre. Le premier jour, par exemple, nous avons tourné la première séquence de la série (si l’on exclut la scène d’amour avec Jon, qui était un peu à part). Il s’agissait du commissariat, lorsque Miren porte plainte contre son mari. Ensuite, nous avons dû alterner des séquences de différents épisodes tout au long du tournage. C’est un défi pour les acteurs, mais nous avions des comédiens exceptionnels, capables de changer de registre en une seule journée. C’était réellement admirable de voir à quel point ils parvenaient à rester concentrés pour y parvenir.
Autre anecdote, l’épisode 3, celui consacré au procès, a été tourné dans son exacte continuité en 11 jours dans la salle d’audience avec deux caméras. Pendant tout ce temps, nous n’avons utilisé aucune lumière artificielle : tout a été filmé avec la lumière naturelle de la salle. Cela permettait de ne pas interrompre les acteurs et de filmer de manière plus fluide. L’une des rares décisions un peu hors normes que nous avons prises pour toute la série a été de choisir une salle plus grande que celle où se déroulerait normalement un procès de ce type. Mais cela nous a beaucoup aidés, tant pour la lumière que pour la profondeur des arrière-plans, par rapport à des salles plus petites.


La série offre une image assez inhabituelle de l’Espagne... Tout est froid, gris et pluvieux !
SG : La série se déroule à Bilbao, au Pays basque. Et cette partie du nord de l’Espagne est très pluvieuse, avec souvent un ciel couvert. Nous avons fait très attention à éviter le soleil autant que possible, en planifiant soigneusement les horaires de tournage pour être toujours à l’ombre en cas d’ensoleillement. Nous n’avons jamais utilisé d’effet pluie : lorsqu’il pleut à l’image, c’est réel. Et puis nous avons tourné en plein hiver et avons eu beaucoup de chance avec la météo, qui correspondait parfaitement à l’histoire et à notre palette de couleurs. Également en intérieur nous avons soigné à l’extrême la palette de couleurs, en coordination avec les départements des décors et des costumes. Il est vrai que nous n’avions pas toujours le contrôle total à cause des contraintes du tournage en décors réels, où nous ne pouvions pas intervenir. Nous avons écarté de nombreuses localisations parce qu’elles ne correspondaient pas à notre gamme de couleurs. Une bonne préparation a été essentielle, et nous ne nous sommes jamais contentés d’un choix qui ne nous convainquait pas pleinement.

Quelles ont été vos choix techniques compte tenu de cette configuration ?
SG : Avec Alauda, nous avons eu de nombreuses discussions sur l’esthétique à obtenir. Au fil de nos échanges, des références très variées sont apparues : Another Round, Prisoners, Mindhunter, Tár, Amour , Normal People... De tout cela, nous avons réussi à créer notre propre style.
Alauda avait une vision très claire de l’esthétique qu’elle voulait. Nous ne voulions pas de spectaculaire qui détourne l’attention de l’essentiel : l’histoire. Cela vaut pour tout le concept de la série : nous déplacions la caméra seulement quand c’était nécessaire, sans artifices. Beaucoup de mouvements de caméra visaient à amplifier l’angoisse de Miren, et donc du spectateur. Cela vaut aussi pour la lumière : nous avons toujours essayé que l’image serve l’histoire et non l’inverse. À un moment, j’ai proposé d’utiliser la caméra à l’épaule, mais Alauda m’en a dissuadé, et nous ne l’avons fait que dans des moments très précis, comme la scène d’ouverture du premier épisode avec la séquence de sexe. Sinon, en termes de caméra, vu qu’on tournait tout en décors naturels et qu’il nous était souvent impossible de contrôler les fenêtres, j’ai décidé de travailler avec une configuration capable de vraiment encaisser les contrastes. C’est pour cette raison que j’ai choisi l’Alexa 35 et les optiques Arri Signature Prime.
Un mot sur le choix de ces décors et du format de cadrage...
SG : Nous y avons été très attentifs. Une préparation minutieuse était essentielle pour obtenir un bon résultat final. Bien sûr, parfois, nous avons dû nous contenter de ce qui était disponible, car ce n’était pas une grosse production. Pour moi, les localisations sont cruciales : si l’espace n’est pas adapté au tournage, le résultat final en pâtit. Par exemple, si l’on ne dispose que d’une petite pièce aux murs blancs, sans fenêtres, il est très difficile d’obtenir une belle image. Je me demande souvent si les grands directeurs de la photographie pourraient faire mieux dans ces conditions, et je pense que c’est impossible. Quant au choix du format d’image, il a été décidé conjointement avec Alauda. Même si nous recherchions un certain naturel, nous ne voulions pas non plus du cinéma vérité. Ainsi le format 2,35 nous donnait une sensation plus cinématographique.

La grande scène durant laquelle Miren fait sa valise et s’apprête à quitter le domicile conjugal est un moment-clé et la narration bascule soudain dans le suspens...
SG : Cette séquence a été minutieusement préparée. Alauda avait une vision très précise de sa mise en scène. Bien sûr, les propositions des acteurs sont toujours prises en compte, mais dans ce cas précis, la scène a été filmée exactement comme elle avait été planifiée. Lors de la préparation, nous avons beaucoup discuté pour instaurer une tension presque hitchcockienne, afin que le spectateur se mette dans la peau de Miren. Pas de story-board pour cette séquence - en fait, aucun plan de la série n’a vraiment été story-boardé... J’ai simplement assisté à toutes les répétitions avec les acteurs, directement sur les lieux de tournage. Cela nous a permis de réfléchir aux angles de vue et de planifier le mieux possible, afin qu’au moment du tournage, nous ayons le moins de doutes possible.
Cet appartement est très sombre aussi... presque lugubre !
SG : L’appartement était l’un des endroits les plus compliqués de la série pour moi. Il se trouvait sur la Gran Vía, de Bilbao, l’avenue principale de la ville, ce qui compliquait l’installation de grues d’éclairage. Nous ne pouvions pas les positionner où nous voulions, mais seulement là où c’était autorisé. De plus, de grands arbres collaient aux fenêtres et empêchaient la lumière d’entrer correctement. Filtrer les fenêtres était également complexe, car l’appartement était situé au cinquième étage. Le climat changeant de Bilbao, avec des nuages en mouvement constant, n’aidait pas non plus, car il arrivait qu’une fausse teinte se crée soudainement. Tournant en hiver, nous devions faire face à des journées très courtes et avons même dû refaire une séquence par manque de lumière extérieure. Parfois, j’ai dû placer des sources lumineuses à l’intérieur pour simuler une lumière venant de l’extérieur, et dans ces cas-là, il fallait un contrôle précis pour que cela ne se remarque pas.

Dans le premier épisode, une scène poignante se déroule dans un petit cabinet de toilette dans lequel la protagoniste se réfugie pour éviter de revoir son mari...
SG : Cette scène a toujours été planifiée ainsi. Le jeu du miroir, avec Miren qui s’approche et s’éloigne, nous donnait une perspective très intéressante pour souligner son étouffement tout en créant une certaine distance. Bien que cette scène ait été conçue à l’avance, il arrive parfois que l’on improvise. Il y a des moments où l’instinct prend le dessus : on compose un plan sans forcément savoir pourquoi, mais on sent que c’est la meilleure façon de raconter l’histoire. Mais tout le tournage a été intense et exigeant. L’équipe entière était pleinement consciente du sujet que nous traitions, ce qui a contribué à maintenir une tension constante. Alauda est une réalisatrice talentueuse, qui sait tirer le meilleur des acteurs. Cela impliquait parfois de multiplier les prises jusqu’à obtenir la prise parfaite, ce qui concernait non seulement les performances des acteurs, mais aussi les aspects techniques comme la caméra. De nombreux décors comme celui-là étaient des espaces exigus, où il était difficile de gérer la lumière sans tout inonder. Travailler le contraste dans ces conditions ou contrôler les fenêtres sans pouvoir les modifier a été l’un des plus grands défis, surtout avec des délais de tournage serrés. Il fallait aussi avancer vite pour limiter les interruptions des acteurs et ne pas les déconcentrer.

Une des réussites majeures de cette série, c’est qu’il est difficile de vraiment dire qui en est le protagoniste principal. Tous semblent être traités de manière égale...
SG : C’est une série chorale avec quatre personnages principaux, mais pour moi, la véritable protagoniste est Miren (Nagore Aranburu). Nous ne nous sommes jamais demandés si l’un devait être mis plus en avant que les autres ; tous avaient la même importance, et nous n’avons accentué aucun d’eux en particulier. Peut-être qu’inconsciemment nous avons utilisé davantage de plans en contre-plongée pour Miren que pour les autres personnages, mais ce n’était pas une stratégie délibérée. Ce type de cadrage accentuait simplement l’angoisse qu’elle vivait. Et en termes d’éclairage, comme nous tournions souvent dans des espaces réduits, il n’était pas toujours possible de détacher visuellement un personnage des autres.
Billy Wilder disait que le cinéma n’est qu’une question de rythme. Était-ce une de vos préoccupation à chaque scène ?
SG : Billy Wilder est l’un de mes réalisateurs préférés. Alauda et moi savions exactement quel rythme devait avoir la série, et nous étions parfaitement en phase là-dessus. Bien sûr, le rythme a été peaufiné en salle de montage, mais lorsque j’ai vu la série terminée, je n’ai pas été surpris, car c’était exactement ce que nous avions conçu. Dans une autre vie, j’aurais tellement aimé tourner avec Billy Wilder et retrouver ce rythme qu’il savait donner à ses films !
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
- Lire aussi d’autres entretiens avec des directeurs de la photographie réalisés par François Reumont dans le cadre du festival Séries Mania, de Lille :
- Matias Boucard, AFC, revient sur les partis pris pour mettre en image la série Apple TV+ "Carême", réalisée par Martin Bourboulon
- Adrien Bertolle, revient sur la mise en images de la série "The Deal", réalisée par Jean-Stéphane Bron
- Benjamin Louet nous parle de son travail sur la mini-série "37 secondes", réalisée par Laure de Butler
- Entretien avec Mateusz Wichłacz, PSC, à propos de la série "Kaboul", de Kasia Adamik et Olga Chajdas
- Seamus Mc Garvey, BSC, et Joe Wright reviennent sur le tournage de la série "M"