Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille, édition 2025

Matias Boucard, AFC, revient sur les partis pris pour mettre en image la série Apple TV+ "Carême", réalisée par Martin Bourboulon

"Filmer l’époque de manière contemporaine", par François Reumont

Contre-Champ AFC n°365

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Tournée sur 80 jours entre novembre 2023 et avril 2024, la nouvelle mini série française de la plateforme Apple TV+ mise sur une recréation de l’époque napoléonienne dans le contexte d’un projet mêlant espionnage, haute cuisine et politique. Au centre de la trame, évoquant celle d’un pacte avec le diable, un jeune cuisinier ambitieux qui va rapidement atteindre la gloire et le succès au contact de Talleyrand. C’est Matias Boucard, AFC, qui signe les images de cette série – en association avec Éric Dumont, AFC –, réalisée par Martin Bourboulon (Les Trois Mousquetaires). Laurent Héritier, en tant que gaffer, s’est occupé des nombreuses installations électriques en décors naturels autour de Paris et en studio à Bry-sur-Marne. Diffusée en avant-première au festival Séries Mania, cette série sera ensuite disponible sur Apple TV+ fin avril. (FR)

"Carême" raconte l’histoire d’Antonin Carême (Benjamin Voisin), le premier chef au monde à connaître la gloire et à devenir, après des débuts modestes à Paris, maître de l’art culinaire au début du XIXe siècle. Tandis qu’il est porté par un but unique, devenir le plus célèbre chef au monde, son talent et ses ambitions attirent l’attention de politiciens aussi renommés que puissants qui vont faire de lui un espion au service de la France. Bien décidé à sortir de sa condition et accomplir son rêve, Carême a le choix entre se venger ou tout avoir – les femmes, l’argent, la gloire – mais à quel prix : l’amour ? Sa vie ? Son âme ? 

"Carême" est une série d’époque, mais dont l’image est finalement assez moderne...

Matias Boucard : Dès la préproduction, on a eu pas mal de discussions avec Martin Bourboulon au sujet de l’aspect de la série. On a rapidement convenu ensemble qu’on allait faire un film d’époque, mais pas forcément historique... J’entends d’un point de vue de pure authenticité. En résumé, traiter l’époque de manière contemporaine, pour qu’un public le plus large possible à travers le monde puisse s’y retrouver. C’était un vrai pari d’une certaine manière. Comment faire pour naviguer à travers les codes de l’époque, tout en créant une signature visuelle forte que chacun pourra immédiatement reconnaître quand on zappe sur la plateforme en quête d’un programme... C’est devenu, je pense, quelque chose de très important pour les séries maintenant.
Comme c’était à la fois un mélange d’époque, d’espionnage et surtout de cuisine, mon idée de départ a été de respecter le plus possible la couleur des aliments. Soit trouver un environnement visuel, un look assez fort tout en évitant de trop jouer sur des ambiances très dorées ou des températures de couleur très chaudes propres aux lumières bougies. Par exemple, éviter à tout prix une image trop dans les bruns et les marrons, et rester le plus souvent possible dans une neutralité assez objective, et jouer avec un certain aspect contemporain de la lumière dans ce contexte de film d’époque.

© Apple TV+


Des références ?

MB : J’ai beaucoup pensé aux Liaisons dangereuses, de Stephen Frears, éclairé par Philippe Rousselot, AFC, ASC. Je me souviens notamment de ces bougies presque blanches qui m’avaient marqué dans ce film qui se déroule au XVIIIe. Et puis j’ai aussi revu Marie-Antoinette, de Sofia Coppola (image Lance Acord, ASC), notamment pour ce côté volontairement provocateur dans la modernité, assumant les anachronismes à la fois à l’image ou à la musique...
Pour "Carême", on s’est dirigé vers une image plutôt claire, en mode "High Key", en travaillant beaucoup les entrées de jour dans les décors, en décidant, par exemple, de faire remonter les cuisines du sous-sol au rez-de-chaussée, au niveau des pièces principales. Un vrai anachronisme assumé qui nous a permis immédiatement de nous libérer un peu des contraintes des lumières très chaudes de bougies, ou des fours à bois telles qu’elles régnaient à l’époque dans ces lieux. L’autre décision a été de tourner en très grand format, avec l’Arri Alexa 65, pour donner aux arrière-plans une dimension beaucoup plus forte. Mieux bénéficier de tous ces décors en faisant des plans larges avec des focales beaucoup plus longues qu’en mode 35 mm classique ou même qu’en Full Frame. Ainsi, on exploite au maximum le volume de chaque lieu, même dans des plans relativement rapprochés des comédiens. C’est, par exemple, très différent de se retrouver à filmer avec un 35 mm les plans les plus larges, alors que d’habitude vous devez utiliser un 18 ou un 20 mm... Avec l’Alexa 65, il n’y a presque plus de frontières entre les plans larges et plans serrés, tout se fait seulement avec quelques objectifs, sans distorsion, avec cette impression qu’on est un peu en photo grand format ou celle de composer un tableau.

© Apple TV+


Comment avez-vous tourné ?

MB : La série était tournée à deux caméras, pour des raisons de temps essentiellement. Mais là encore, cette capacité de l’Alexa 65 à tirer le meilleur parti des décors même dans un plan moyen facilite cette configuration. D’un point de vue optique, j’ai équipé les 2 corps caméras de Arri Prime DNA, une série moderne bâtie à partir d’éléments optiques vintage qui offrent à la fois une très grande douceur, et une excellente définition tout en couvrant l’intégralité du capteur (54,12 x 25,58 mm).
C’était pour moi très important d’avoir des optiques suffisamment douces pour éviter d’utiliser de la fumée, et là encore avoir recours aux entrées de jour aux faisceaux très marqués caractéristiques de certains films napoléoniens. On a bénéficié de 15 jours par épisode pour tourner "Carême". C’est quelque chose d’assez confortable pour une série en France, mais vu le nombre de décors, et la complexité du film d’époque, c’était en fait serré... Il y avait, par exemple, une très grande attente sur la direction artistique et la valeur visuelle de chaque lieu. Et une volonté de générosité à l’image dans les scènes, quelles qu’elles soient. D’une certaine manière, ça ne ressemblait pas vraiment un tournage de série, mais plus à un tournage de cinéma sur huit épisodes. En tout cas, l’équipe de Apple TV+ a été très agréable, avec une vraie collaboration avec le décor, les costumes, et la solide organisation compte tenu de tous les châteaux de la région parisienne qu’on a écumés.


Tout est tourné en décor naturel ?

MB : Non, le décor récurrent de la cuisine de "Carême" (chez Talleyrand) a été reconstitué à Bry-sur-Marne en studio. Beaucoup d’enjeux et de travail en préparation avec Arnaud Roth, le chef décorateur, et Laurent Héritier, qui était mon gaffer sur ce projet. On est resté quasiment un mois sur ce décor, en préparant à peu près toutes les ambiances à l’avance en pré-light, pour pouvoir très rapidement passer de l’une à l’autre en fonction du plan de travail. Grâce à notre travail commun avec Martin et Arnaud, on a pu placer les fenêtres dans les positions idéales, ainsi que des puits de lumière, pour obtenir ce décor très clair, souvent inondé par la lumière solaire. Soit très en contrepoint avec une cuisine de château éclairée à la seule lumière des bougies.



Pour autant, les autres décors de cuisine ont eux été réellement tournés en vrai, que ce soit dans d’authentiques cuisines de châteaux, ou parfois dans d’autres décors naturels, comme par exemple les écuries de Chantilly qu’on avait redécorées. Quand je parlais de modernité dans l’image et dans mon approche de la lumière sur ce film, c’est bien sûr aussi beaucoup sur ce côté contemporain du décor que je me suis appuyé. Et je pense que parfois sans s’en rendre compte de manière vraiment objective, on est presque dans une cuisine contemporaine, dans les années 1950 par exemple... Soit bien loin du début du XIXe !

En lumière, qu’avez-vous utilisé ?

MB : J’avais privilégié les lumières tungstène sur le film précédent que j’ai fait avec Martin Bourboulon (Eiffel), mais sur "Carême", j’ai décidé de passer presque exclusivement en LEDs, à l’exception de quelques sources très puissantes (18 kW HMI, Dino Light), qui n’ont pas encore d’équivalence en LEDs. La raison de ce choix c’est surtout la souplesse, la rapidité qu’on peut avoir dans les réglages, et la simplicité d’installation. Vous savez, quand on débarque dans un château, et que déjà plusieurs équipes sont passées avant vous sur des films précédents, souvent des grosses productions, les propriétaires sont souvent un peu tendus car les tournages laissent toujours des traces...


Donc, travailler avec des projecteurs modernes, qui consomment moins, qui sont plus légers, et qui fonctionnent sur batterie, c’est évidemment un énorme avantage. Les vraies bougies sont aussi maintenant complètement proscrites... Et pour vous donner une idée, à l’occasion de la grande séquence de soirée de l’épisode 2, on a, par exemple, carrément fait l’impasse sur ses dernières. En créant avec l’équipe déco des petits cubes de lumière, assez modernes entièrement contrôlés par console, qui donnent des points de lumière très blanc, presque anachroniques vu le contexte. C’est vraiment ce genre de jeu qu’on s’est autorisé avec Martin sur la série, et qui donne au fond, je pense, cette identité visuelle entre l’époque et contemporain.

Que retenez-vous de cette expérience ?

MB : Avec ce choix général d’image assez claire dans les intérieurs, je dois avouer que mon œil s’est peu à peu habitué à tourner dans ces conditions qui ne sont pas si fréquentes que ça. Travailler sur le contraste plus avec les couleurs qu’avec la lumière, en collaboration avec l’équipe décoration et costumes. Et c’était forcément une autre manière de cadrer et d’habiller l’image. Là, c’était très différent d’une ambiance bougie avec les décors qui se perdent dans le noir. On voyait vraiment tous les détails du lieu, et on se met à jouer avec des symétries, des compositions de cadres qui ne reposent plus sur, par exemple, la profondeur de la lumière. Et puis six mois de ma vie à me retrouver dans des châteaux et à filmer des choses autour de la cuisine... Honnêtement c’était un souvenir très agréable.

  • Laurent Héritier, chef électricien sur "Carême"

Quels étaient les enjeux principaux pour vous ?

Laurent Héritier : Quand Matias m’a présenté le projet, il m’a tout de suite parlé de tourner en Alexa 65, avec ce rapport très particulier entre les avants et les arrière-plans, et la possibilité de tourner des plans assez larges absolument sans déformation. Une place énorme donnée au décor, un champ très ouvert même quand on est proche des comédiens. C’était un élément très important pour la lumière, en sachant que le style de la série serait plutôt clair, le tout dans un rythme assez rapide vu le nombre de décors envisagés. En plus de ça, Martin Bourboulon souhaitait vraiment donner un côté très moderne à cette série, que ce soit la décoration, et aux costumes, en s’éloignant résolument des codes de la lumière bougie ou de tout ce qui caractérise l’époque napoléonienne. C’est pour cette raison que même s’il y a parfois des bougies à l’écran, on est resté à la lumière dans des températures de couleur beaucoup plus élevées, entre 2 700 et 2 400 K sur les sources utilisées.
Beaucoup de soleil aussi sur cette série, peu d’ambiance plombée, et des entrées lumière très franches, de la brillance...


Vous m’avez apporté le plan d’éclairage du décor principal, expliquez-moi...

LH : Le grand décor de la cuisine a été construit au studio de Bry, par l’équipe d’Arnaud Roth avec une architecture qui évoquait celle du grand foyer de la Bourse du travail (devenue la fondation Pinault pour l’art contemporain). Un décor circulaire, sur deux niveaux. À l’étage, une coursive faisant le tour du lieu, parsemée tout du long par des fenêtres. Pour commencer, on a déterminé les quatre points cardinaux en relation avec ce décor, afin d’imaginer la course du soleil tout au long de la journée. À partir de ces éléments, et en collaboration avec la décoration, on a peu à peu mis au point toute l’infrastructure lumière pour pouvoir très rapidement passer d’une ambiance à l’autre selon les besoins du plan de travail. J’ai pu avec mon équipe bénéficier de deux semaines de pré-light sur ce décor, pendant lesquelles Matias m’a prêté une de ses caméras personnelles (une Arri Alexa LF) avec laquelle j’ai pu moi-même contrôler pas à pas les programmations des différentes ambiances. Enregistrant quelques images à l’issue de chaque session, et appliquant la LUT qu’il m’avait confiée, j’ai pu ainsi lui transmettre une douzaine de propositions d’ambiance différente, du lever du jour au coucher du soleil en passant par plein de déclinaisons possibles en fonction du script. J’ai vraiment beaucoup apprécié cette grande confiance avec laquelle il m’a laissé travailler, et qui s’est ensuite prolongée sur tout le tournage de décor en décor.

Quelques détails sur le matériel lumière utilisé ?

LH : Tout était contrôlé par une console d’éclairage Granma 3, et un pupitreur chargé de sa programmation nous permettait de basculer très rapidement d’une ambiance à l’autre sur le plateau. C’est aussi l’un des premiers tournages où on a pu utiliser les projecteurs LED Evoke 2400 de Nanlite, dont la puissance équivaut à peu près à un 4 kW HMI Cinepar, mais avec la possibilité de changer la température couleur de 2 700 à 6 500 K. Une source qui s’est avérée très utile en studio, mais aussi en décors naturels. Chauffant peu, et consommant beaucoup moins qu’un HMI. Je dois d’ailleurs saluer le travail exceptionnel de Sébastien Grasso, le chef machiniste, Clément Cantier, son responsable des rigs qui ont pris un soin incroyable de tous les décors naturels dans lesquels nous sommes passés, les rendant sans une rayure et avec un souci du détail extrême dans les installations.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)