Jean-Marc Selva, AFC, nous parle de son expérience dans le cinéma indien et revient sur ses propos accordés au "British Cinematographer Magazine"
Le cinéma indien donne le tournis. Les chiffres et superlatifs abondent et parlent d’eux-mêmes : presque 1 900 films produits en 2015, plus de 9 700 écrans, 3,7 milliards de dollars de revenus en 2020, 3,5 milliards de tickets vendus chaque année…
Outre Bollywood, B pour Bombay (aujourd’hui Mumbai), lieu de production principal des films en hindi et marathi, de nombreux autres grands centres de production sont répartis sur tout le territoire : Hyderabad : Tollywood, Chennai (Madras) : Kollywood (cinéma tamoul), Kolkata (Calcutta), Kochi (Cochin)… Des productions dans trente-neuf langues différentes.
Pour donner une idée de la mesure des choses, les studios de Ramoji Film City, à Hyderabad, ont reçu le "Guinness World Record" des plus grands studios de cinéma au monde avec une superficie de 810 hectares, une "ville dans la ville".
En Inde, les savoir-faire, les équipements et les infrastructures sont au niveau de ce qui se fait de mieux dans le monde, tant en tournage qu’en postproduction. Mais c’est l’échelle qui diffère : en tournage, les moyens techniques sont souvent plus extensifs et les membres des équipes alloués sont souvent plus nombreux que ce que l’on a l’habitude d’avoir en Europe. Un film "normal" peut facilement avoir une équipe de 80 à 120 personnes. Et pour un gros film, il n’y a pas de limite…
Il n’est pas évident de trouver son chemin dans ce labyrinthe, comprendre qui fait quoi, qui est qui dans le milieu. C’est intimidant au premier abord. Les grandes stars de cinéma mais aussi certains directeurs de la photographie sont adulés, ce qui donne lieu à des scènes cocasses dans les grands festivals qui, eux aussi, pullulent dans tout le pays.
Autant le dire tout de suite, le cinéma indien n’a nul besoin de techniciens français, ni d’autres pays d’ailleurs. Ils n’ont que l’embarras du choix sur place avec des gens de grand talent, plus rompus que nous le sommes à leur façon si particulière de faire des films.
Pourtant, hasard de la vie, j’ai eu la chance de rencontrer le réalisateur Murali Nair peu après qu’il eut remporté la Caméra d’or à Cannes pour Le Trône de la mort et, en 2005, il m’appelait pour tourner avec lui Unni, Life is All About Friends, mon premier film indien dans le Kerala.

Puis, un film menant à un autre, au fil des ans, ont suivi cinq autres films, chacun d’entre eux une folle aventure humaine et cinématographique. Un tourbillon qui m’a emmené des usines chimiques de Bhopal aux contrées enneigées du Cachemire, en passant par des films d’arts martiaux voltigeants dans les bas-fonds de Mumbai et Calcutta, ou des comédies noires, en Indonésie ou dans le Kent anglais. Car le cinéma indien se tourne aussi beaucoup, désormais, en dehors de ses propres frontières. (Jean-Marc Selva)
Quand Orient et Occident se rencontrent
(Extraits de l’article du British Cinematographer Magazine n° 127)
De nombreux directeurs de la photographie étrangers trouvent ponctuellement du travail en Inde, et s’y voient aussi proposer régulièrement des tournages. Le British Cinematographer leur consacre un article, entre autres à Jean-Marc Selva, AFC, (No Fathers in Kashmir, Lakadbaggha), qui a travaillé sur de nombreux films sur le sous-continent.

« Le cinéma indien, en particulier Bollywood, est souvent considéré en Occident comme étant principalement composé de films de danse et de chant », dit-il. « Cependant, ce n’est pas mon expérience, car les six longs métrages que j’ai tournés en Inde sont des drames ou des films d’action sans scènes dansées ni chantées. J’ai l’impression que ce type de film est moins produit de nos jours. Il y a vraiment tous les genres de films qui se font en Inde aujourd’hui, et le savoir-faire y est égal aux meilleurs films réalisés en Occident. »

Il ajoute que « À tout moment, il y a un nombre impressionnant de productions en cours en Inde », ce qui signifie que le nombre de personnes travaillant dans l’industrie est également important. « Contrairement aux pays plus petits, il n’est pas possible de connaître tous les professionnels de l’industrie cinématographique indienne », estime Jean-Marc Selva. « La première chose que l’on découvre est que l’échelle des choses est complètement différente en Inde. Les équipes, par exemple, sont bien plus importantes. J’ai travaillé avec de très grosses équipes, avec des équipes de base de machinistes et d’électriciens bien plus nombreuses que ce que l’on peut avoir en Europe. Les méthodes de travail diffèrent aussi de celles de l’Occident. Par exemple, le premier assistant opérateur ne gère pas le point. Il assure le lien entre l’équipe technique, les fournisseurs et le directeur de la photographie, il gère les mouvements d’équipement, dégrossit l’éclairage avec l’équipe électrique et résout divers problèmes, soulageant le directeur de la photographie de nombreuses tâches fastidieuses et chronophages. La mise au point est gérée par un "focus puller" dédié, et les autres aspects techniques autour de la caméra sont gérés par quatre ou cinq "camera intendants" qui sont partie intégrante de la société de location de matériel.

« La conséquence de cette division des tâches et du nombre accru de techniciens, c’est qu’en tant que directeur de la photographie je gagne du temps et je peux aller beaucoup plus loin dans la direction que je souhaite pour une scène donnée. L’accès à l’équipement est plus large. On peut mettre en place des installations plus importantes et plus complexes plus facilement. J’ai entendu parler d’équipes de 450 personnes, et même d’une équipe de 600 personnes. Il suffit de parcourir les pages du site Web de Zee5 pour se faire une idée de l’ampleur de la scène cinématographique indienne. »

Faites voir les roupies
Le British Cinematographer a aussi interrogé les opérateurs sur la question de leur rémunération.
Bien sûr, c’est une chose - et une excellente opportunité - de trouver du travail dans un pays à des milliers de kilomètres, mais cela doit aussi avoir un sens financier. Le directeur de la photographie basé aux Etats-Unis Sheldon Chau note que, comme partout, cela peut être lucratif, selon le budget et l’ampleur du projet.

« Un autre facteur important est que la situation économique et le coût de la vie en Inde diffèrent grandement de ceux des principaux pays occidentaux, ce qui a inévitablement un impact sur les tarifs », explique Sheldon Chau. « En raison du volume considérable de films produits en Inde, une fois que votre nom en tant que directeur de la photographie est connu et que vous faites des films intéressants que vos pairs commencent à recommander, cela peut devenir un endroit lucratif pour travailler. Je suis encore novice dans ce monde et je l’explore, mais jusqu’à présent, j’ai aimé m’immerger dans le processus - regarder beaucoup de cinéma indien, en apprendre davantage sur la réputation des stars et, plus que tout, ouvrir les yeux sur l’impressionnante culture de la célébrité et la base de fans intense qu’ils ont ici. »
Jean-Marc Selva acquiesce, notant que « parfois on est mieux payé qu’en Europe, parfois moins bien », et que beaucoup de négociations doivent avoir lieu en amont.
« En général, les producteurs préfèrent négocier un forfait plutôt qu’une rémunération variable qui prendrait en compte le nombre réel d’heures passées, le travail de nuit ou de jour, les week-ends, le temps de transport, etc. », dit-il. « Toutes ces choses qui sont plus considérées comme acquises en Occident. Il faut donc être prudent et se débrouiller seul. Un agent opérant depuis une ville occidentale peut ne pas être à l’aise avec la façon dont les choses fonctionnent en Inde. C’est la même chose dans l’autre sens ; ils ne sont pas habitués à ce que les directeurs de la photographie aient des agents, et cela peut engendrer de la méfiance. »

Langues différentes et rude besogne
Bien sûr, aucun travail ni aucune industrie n’est parfait - il faut accepter les bons comme les mauvais moments. Alors, quels sont les défis généralement rencontrés lorsqu’on travaille en Inde ?
Jean-Marc Selva explique que « La taille même de l’industrie rend plus complexe les échanges et la création de relations professionnelles, pas seulement avec les membres de l’équipe, mais aussi avec les fournisseurs et les diffuseurs.
« Un autre défi est que de nombreuses langues différentes sont parlées en Inde aujourd’hui, pas seulement l’hindi », ajoute-t-il. « Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, un certain nombre de personnes ne parlent pas anglais dans certaines équipes. On peut travailler des heures sur le plateau en entendant les gens parler et n’avoir qu’une vague idée de ce dont ils parlent réellement. Cela peut être déstabilisant. Heureusement, le cinéma est un langage universel et finalement, on obtient généralement ce que l’on veut, mais cela demande un peu d’effort et de patience. Cependant, le fait que de nombreux termes anglais sont utilisés pour nommer le matériel est d’une grande aide. On s’en sort. »
Jean-Marc Selva souligne également la forte éthique de travail des équipes indiennes et leur bonne volonté.
« Elles feront tout ce qu’on leur demandera, et aucune tâche n’est trop difficile. Contrairement à certains pays où j’ai pu travailler, il y a toujours un réel respect pour la position du directeur de la photographie. Ce que nous disons et demandons est sérieusement pris en considération. Un aspect difficile du travail en Inde est le volume considérable de travail qui doit être produit chaque jour. Je ne peux pas généraliser, mais souvent les journées de travail finissent par être très longues. De plus, j’ai plusieurs fois travaillé sur des tournages de six jours par semaine, et même quelques fois sept jours, ce qui signifie que vous pouvez travailler tous les jours pendant plusieurs semaines consécutives, jusqu’à ce que le film soit terminé. Si vous ajoutez à cela les températures élevées, les niveaux d’humidité, le bruit et les niveaux de pollution que vous rencontrez parfois là-bas, ce n’est pas une tâche facile de tourner des films en Inde ».

Pourtant, Jean-Marc Selva est positif sur son expérience indienne, sinon il ne continuerait pas à tourner des films là-bas. Il vient d’y terminer le tournage d’un film d’arts martiaux intitulé Lakadbaggha 2, le deuxième volet d’une trilogie commencée il y a deux ans.
« Ce que j’aime dans l’industrie cinématographique indienne, c’est qu’on a plus de facilité à travailler sur des projets de plus grande envergure, on est donc plus souvent confronté à des situations complexes, à des plateaux plus grands, à des équipes plus grandes et plus de matériel avec lequel travailler », dit-il.

« Finalement, on apprend et on progresse davantage dans la maîtrise de son travail. »
Remerciements au British Cinematographer Magazine, Robert Sheperd et Zoe Mutter.
- Télécharger et lire ci-dessous l’article intégral – en anglais – paru dans le British Cinematographer n° 127.
- Voir, dans le portfolio ci-dessous, d’autres photos de plateau et des photogrammes de deux films photographiés en Inde par Jean-Marc Selva ainsi qu’un plan d’éclairage.
- Lire ou relire les autres articles et interviews consacrés à l’expérience indienne de Jean Marc Selva, AFC :
- Le British Cinematographer s’entretient avec Jean-Marc Selva, AFC, à propos de Lakadbaggha, de Victor Mukherjee
- Zeiss s’entretient avec Jean-Marc Selva, AFC, au 31e Camerimage
- Conversation avec Jean-Marc Selva, AFC, au BSC Expo 2024.