Olivier Boonjing, SBC, revient sur les choix techniques de "Rien à foutre", de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre
La vie de CassandreJulie Lecoustre et Emmanuel Marre – les deux réalisateurs – « se sont énormément documentés sur le sujet », explique Olivier Boonjing, le directeur de la photo du film. Et le travail est allé jusqu’à recréer une compagnie aérienne fictive, dont les uniformes, les logos et les slogans ont été fabriqués par une équipe issue de la publicité. « Les costumes étaient tellement réalistes, que je me souviens d’un quiproquo à l’aéroport de Madrid quand de vraies hôtesses de Ryanair ont vu débarquer Adèle avec sa tenue Wing ! », s’amuse Olivier.
Avec un tournage prévu entre la Belgique, l’île de Lanzarote (aux Canaries) et Dubai, l’équipe a dû, très tôt, trouver des solutions concrètes pour envisager les nombreuses scènes de vol ou de transit. « Comme il était impossible de demander à une vraie compagnie, on s’est d’abord posé la question d’installer un avion dans un hangar et de tricher les séquences en conditions studio. Et puis on s’est aperçu que ce ne serait pas beaucoup plus cher d’affréter littéralement un vol, via une compagnie de charter.
C’est comme ça qu’on a tourné la grande majorité des séquences à l’intérieur de l’avion, ainsi que de nombreuses séquences additionnelles en profitant du tarmac, des liaisons avec l’aéroport et de plein de petites choses qu’on n’aurait pas pu avoir en studio. Pour rentabiliser l’opération, on a tout simplement offert des billets gratuits pour remplir l’avion de figurants, les gens se voyant offrir un billet Paris-Barcelone puis Barcelone-Paris en contrepartie de tourner dans le film ! »
Influencés par les photos de Harry Gruyaert, et notamment son livre Last Call qui prend comme théâtre les salles d’attente d’aéroports, les réalisateurs décident également de tourner quelques séquences sans autorisation dans ces lieux. « L’idée était de passer la plupart du temps pour des touristes », explique le directeur de la photo. « Tourner en équipe très légère, parfois moi seul avec Adèle équipée de micro HF, tandis que Julie et Emmanuel se tenaient à distance avec un petit retour WiFi Accsoon CineEye sur leur téléphone, étonnamment bon. Pour cela on a choisi de tourner avec l’appareil photo Panasonic S1H ce qui, niveau discrétion, était la solution. Cet appareil avait pour moi deux grands avantages sur ce film : sa sensibilité incroyable, et la qualité de sa solution d’enregistrement embarquée (4.2.2 10 bits interne en H264 intra). En l’utilisant dès les repérages, et en étalonnant moi-même les rushes depuis le VLog Panasonic, on a pu très vite déterminer vers où allait l’image du film. »
Après Le Film de l’été, en 2016, Rien à foutre est la deuxième collaboration entre le directeur de la photo et les réalisateurs. « Comme sur le film précédent », explique Olivier Boonjing, « on a pas mal préparé et réfléchi en amont au film. Parmi les choses à déterminer, la focale de base qui va servir à faire la plupart des plans du film. Comme l’appareil photo S1H possède un capteur Full Frame, je pensais à l’origine partir sur un 28, un 35 ou un 40 mm... Et puis Emmanuel m’a montré des photos faites en moyen format, ce qui m’a fait réfléchir à une solution technique pour adapter des optiques Mamiya et obtenir sur le Panasonic un rendu proche du moyen format. C’est en utilisant une bague d’adaptation de la monture L Panasonic vers la monture objectif Mamiya, avec fonction Speed Booster, qu’on a pu ainsi exploiter ces optiques sur la quasi intégralité de leur couverture. Le rendu géométrique de la focale devenant proche sur le capteur de celui qu’on peut avoir avec une Alexa 65 ! Et dans ces conditions, c’est le 45 mm Mamiya qu’on a sélectionné comme optique de référence. »
Pour quelques séquences nécessitant une mise au point rapprochée ou de plus grande ouverture, le directeur de la photo a aussi utilisé sur l’appareil Panasonic quelques optiques Canon FD 24-36 des années 1980, ainsi que des optiques ultra compactes Canon LTM (destinées aux appareils télémétriques de la marque japonaise durant les années 1970). « En équipant l’appareil avec les optiques Canon LTM, on a vraiment l’impression d’avoir un appareil photo avec soi. C’est cette configuration que j’ai pu utiliser par exemple dans les bars à Lanzarotte, pour des séquences tournées majoritairement sans aucune autorisation, les gens autour de nous me prenant pour un simple vidéaste local. »
Parmi les séquences audacieuses du film, on trouve celles des plans cul de l’héroïne via l’application de rencontre qu’elle utilise à chaque escale. « Sur ces séquences, Emmanuel rêvait de tourner avec un rendu qui ressemble aux photos prises au flash. Parmi les références, il y avait bien sûr la photographe Nan Golding ou Martin Parr. C’est une idée qu’il avait depuis très longtemps, je crois depuis ses études de cinéma, mais à l’époque tout le monde lui avait dit que ça serait assez affreux !
J’ai décidé de le prendre au mot et j’ai fait quelques recherches pour voir si certains opérateurs avaient osé un truc comme ça dans des films. Peu d’exemples, à part peut-être un vidéo-clip pour Fiona Apple, éclairé par Harry Savides à l’époque, sur lequel j’ai pu découvrir qu’il avait éclairé avec une toute petite ampoule halogène placée au-dessus de la caméra. L’ampoule était d’ailleurs tellement petite qu’on avait même dans le clip l’effet œil rouge caractéristique des photos flash ! En ce qui nous concernait, l’époque de l’halogène était un peu révolue et j’ai trouvé un tout petit mono LED (un Lume Cube) que j’ai légèrement diffusé et installé sur variateur pour ne pas trop éblouir les comédiens. Les séquences ont été tournées aux alentours de f4 à 10 000 ISO, le Speed Booster permettant de gagner un diaph en sensibilité relative. »
Autre séquence marquante dans la narration, celle où Cassandre reçoit dans la rue un coup de fil du service client Orange lui proposant de faire évoluer son forfait. « Ça fait partie des séquences qui ont été tournées dans la rue, moi seul avec l’appareil photo filmant Adèle. On a utilisé le 35 mm Mamiya, pour être le plus proche d’elle, et éviter tout regard suspect de la part des passants. À ce sujet, mais c’était récurrent sur beaucoup d’autres plans dans le film, l’appareil était tenu simplement à la main, sans aucune crosse ou système de stabilisation. Seule la stabilisation du capteur était enclenchée, et le résultat est assez bluffant. »
Tout au long de l’intrigue, le hors champ est aussi un élément de mise en scène. Comme dans la scène de rangement des archives. « On aime bien avec Julie et Emmanuel trouver des éléments pratiques dans une scène et, peu à peu, les transformer en éléments stylistiques. Dès le début du film, par exemple, l’autorité de la cheffe de cabine se manifeste par le son, on ne la cadre pas trop. Plus tard, lors de la formation, c’est pareil. La formatrice est hors champ et donne ses instructions, ses remarques. Dans la séquence où le père décide de désencombrer la chambre de sa fille, devenue pièce à archives depuis son départ, on a délibérément choisi de tourner sur un seul axe. Au début, Emmanuel m’a demandé de suivre un petit peu les comédiens... mais pas trop ! Et puis finalement, on s’est rendu à l’évidence qu’il fallait rester quasiment fixe et les voir s’agiter et sortir du champ pour mieux conclure la scène. »
Énormément de choses ont été tentées sur ce film se remémore Olivier. « Je ne dirais pas qu’on était dans le "Rien à foutre" perpétuel sur le plateau. Mais bien dans le "Rien à foutre de rater". C’est-à-dire qu’on n’hésitait pas à refaire telle ou telle séquence si les rushes ne nous plaisaient pas. On a tourné énormément, parfois cinq à six heures de rushes par jour et, forcément, beaucoup de scènes – pourtant très réussies – n’ont pas été retenues au montage. L’ambiance était géniale, Adèle Exarchopoulos nous épatant par son talent et sa gentillesse de tous les instants. »
Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC