Retour sur la rencontre avec Rodrigo Prieto, AMC, ASC, à propos de "Barbie", de Greta Gerwig
Par Margot Cavret pour l’AFCLe film raconte la rencontre entre le monde réel et le monde imaginaire de Barbieland, un monde prétendument parfait, situé à mi-chemin entre une caricature du célèbre univers de Matel, et une illustration tendre de l’imaginaire d’un enfant. Pour Rodrigo Prieto, le défi pour créer l’esthétique de cet univers est de trouver la juste frontière entre réalisme et excentricité. « Greta Gerwig, la réalisatrice, parlait d’artificialité authentique. C’était exactement ça, faire croire à ce monde imaginaire, rendre visible le tour de magie, sans perdre la magie. »
L’une des premières pistes explorée par Rodrigo Prieto pour illustrer cette dualité est la question de la miniaturisation. Puisque le jouet Barbie mesure une vingtaine de centimètres de haut, il cherche comment donner le sentiment que les personnages évoluent dans une échelle similaire. Pour ce faire, il utilise une Alexa 65, dont le grand capteur offre la possibilité d’une profondeur de champ réduite, caractéristique courante des plans macro et effets maquette. « J’ai testé beaucoup de caméras, y compris de la pellicule. Greta n’avait jamais tourné en numérique, mais je l’ai encouragée à choisir ce support, car je pensais que Barbie avait besoin de son aspect lisse et précis. J’ai soumis toutes les caméras testées au même exercice : filmer une Barbie, puis une femme. Je cherchais la caméra qui donnerait le plus de ressemblance entre ces deux modèles. Ensuite, j’ai testé toutes les optiques compatibles avec le grand capteur de la Alexa 65 que j’avais choisie. J’avais une préférence, mais avant d’arrêter mon choix j’ai montré toutes ces images à Greta, et, sans le savoir, elle a choisi comme moi les System 65 de Panavision. Encore une fois, c’était un choix qui alliait douceur et précision. »
Bien que souvent en extérieur, l’intégralité des scènes se déroulant à Barbieland sont tournées en studio. Cette décision permet encore une fois à Rodrigo Prieto, tout en recherchant une forme de réalisme, de construire une lumière artificielle. Dans ce monde toujours ensoleillé, le chef opérateur équipe son plateau de plusieurs "soleils", des 200 kW SoftSun et d’un ciel diffus. Sans chercher à respecter la continuité visuelle stricte imposée par la plupart des autres films, il installe systématiquement le soleil en contre. « Dans le monde réel, le soleil est à des millions de kilomètres, mais en studio, le soleil était juste là ! », explique-t-il en pointant du doigt un angle de la salle. « J’essayais malgré tout d’avoir les ombres les plus réalistes possible, et en même temps une lumière parfaite, en accord avec ce monde parfait. Une de mes difficultés était que presque tout dans le décor était rose, et cela créait des réflexions magenta sur les visages. J’ai fait acheter une immense quantité de matériaux gris, pour en recouvrir tout ce qui était hors champ, et limiter les réflexions. »
Le découpage est également un élément mis au service de ce monde joyeux et précisément calibré. Très ouverte aux propositions, la réalisatrice élabore le story-board avec l’aide du chef opérateur. « C’est devenu un élément utile à l’histoire, certaines blagues ont été créées simplement par la position de la caméra. Par exemple, comme Barbie fait la même chose tous les matins, j’ai eu l’idée que la caméra l’accompagne également toujours de la même manière. Le matin où Barbie ne fonctionne plus correctement, elle se désynchronise de la caméra et finit par tomber hors du champ. »
Le film est également partiellement chanté et dansé. Pour ces scènes, la chorégraphie est pensée pour la caméra, et le chef opérateur travaille main dans la main avec la chorégraphe. « Avec Greta on regardait des films tous les dimanches en préparation, et nous avons évidemment regardé beaucoup de comédies musicales, et une de nos principales références était Que le spectacle commence. En répétition, la chorégraphe me prenait par les épaules et m’emmenait à l’endroit pour lequel elle avait conçue sa chorégraphie. C’était également possible d’en discuter et de modifier des choses pour améliorer l’expérience de la caméra. Par exemple pour la fête chez Barbie, elle avait prévu quelque chose de très compliqué, difficilement lisible. On a simplifié, et on a fait tourner la caméra au centre de la chorégraphie. Ça donnait une énergie et une connexion aux personnages très intéressante. Pour la lumière de ces scènes, notre mantra était que tout était possible, le réalisme n’était absolument pas une priorité. Même quand ça se passait en extérieur, je me suis amusé à installer des boules à facette et des lumières très colorées. »
Dans la deuxième partie du film, Barbie se rend dans le monde réel, et fait face à la désillusion et à l’incertitude. La caméra l’accompagne, par des mouvements moins millimétrés. « D’une certaine manière, la caméra vit son expérience, cherche et découvre des choses, apprend qu’il y a de la beauté dans l’imperfection. On a songé à faire cette partie à l’épaule, mais c’était trop différent, il fallait que ça reste le même film malgré tout. Pour la séquence de voyage d’un monde à l’autre, le scénario restait très évasif, et on pouvait tout imaginer, mais finalement nous avons décidé de rester sur quelque chose de simple, qui gardait l’esthétique naïve et joyeuse de l’imagination d’un enfant. La caméra est solidaire de chaque véhicule, ou plutôt, la caméra et le véhicule ne bougent pas, et c’est tout le reste du décor qui bouge. Encore une fois, on a voulu rendre visible le côté théâtral, et nous avons fait ça sans effets spéciaux, simplement avec de vieux tours qui peuvent rappeler le théâtre de Guignol. Et en même temps, c’était très compliqué techniquement, il fallait calculer très précisément la vitesse de défilement du décor, garder l’axe exact d’un véhicule à l’autre, etc. C’est tout ce que j’aime dans ce métier, mettre la technique et les sciences au service d’un objet artistique. »
Enfin, le film est ponctué de moments plus oniriques, dans lesquels Barbie rencontre sa créatrice, dans un espace-temps qui n’appartient à aucun des deux mondes. La première rencontre a lieu alors que Barbie en fuite descend l’immense bâtiment siège de Matel, jusqu’à se perdre lentement et basculer progressivement dans cette troisième dimension. « Le script disait simplement "Elle ouvre une porte et arrive dans une cuisine". Je ne sais pas pourquoi, ça m’a rappelé quand j’allais petit dans les Grands Magasins, et je voyais des décors miniatures. J’ai voulu traduire cette idée, elle est dans la pièce, et en même temps elle a conscience que c’est un espace qui n’existe pas, un décor. Donc j’ai proposé qu’on intègre ce décor dans un espace plus grand complètement noir qui trahit l’artificialité de l’endroit. » Lors de leur deuxième rencontre la créatrice vient chercher Barbie dans son monde pour lui donner des réponses et des solutions. « C’est sa créatrice donc c’est Dieu pour elle, on voulait donner le sentiment que l’endroit duquel elle arrive est le paradis, mais nous ne savions pas comment le dire à l’image. Ça ne marchait pas très bien de la faire venir d’un espace complètement blanc, et Greta voulait quelque chose de très coloré. Finalement, j’ai vu une exposition sur Turner, et ça a été évident pour moi que la solution était dans ce genre de ciel. On a demandé aux effets visuels de créer un ciel mouvant dans cette idée, et je les ai projetés avec des SumoLight avec des shifts colorés aléatoires. C’était amusant de créer cet espace abstrait surréaliste. Pour Greta, l’important n’était pas le réalisme mais l’émotion. »
Questionné à propos de la diversité dans l’équipe pour la réalisation d’un film aussi résolument féministe, Rodrigo Prieto confesse avoir travaillé avec une équipe quasi-exclusivement masculine, à l’exception de la DIT. « Par contre, faire ce film était une opportunité pour nous tous de briser nos propres stéréotypes de ce qu’on pense de la masculinité. On s’autorisait plus facilement à chanter, à danser, à nous libérer de nos idées préconçues de qui on était censé être en tant qu’homme. »