Rétrospective Stephen H. Burum, ASC, récipiendaire du Lifetime Achievement Award de Camerimage 2022

"Derrière le rideau", par Clément Colliaux
Loin d’avoir lui-même les "Snake Eyes", le récipiendaire du Lifetime Achievement Award Stephen H. Burum, ASC, a collaboré avec plusieurs grands cinéastes américains : Francis Ford Coppola (Outsiders et Rusty James en 1983), Danny DeVito (La Guerre des Rose en 1989 et Hoffa en 1992) et bien sûr Brian de Palma sur huit de ses films, parmi lesquels Les Incorruptibles (1987) et Snake Eyes (1998) qui faisaient partie de la rétrospective consacrée au chef opérateur à Camerimage 2022. Après les projections de Rusty James et Les Incorruptibles, Stephen H. Burum est revenu avec pragmatisme et humilité sur son travail avec ces différents réalisateurs, sa vision du métier et, peut-être, le secret de son savoir-faire. (CC)
Stephen H. Burum - Photo Katarzyna Średnicka
Stephen H. Burum
Photo Katarzyna Średnicka


En 1983, Burum travaille donc sur deux films de Francis Ford Coppola sortis dans un mouchoir de poche, dont il nous raconte la genèse. « Après Coup de cœur [1981], Francis était ruiné. Le film avait coûté beaucoup d’argent, le tournage avait duré un an, et il n’avait quasiment rien rapporté. Donc il a voulu faire Outsiders très rapidement pour renflouer Zoetrope Studios, et Rusty James dans la foulée avec en grande partie le même casting. Les jeunes acteurs avaient très peu d’expérience et n’étaient jamais sur leurs marques. Matt Dillon était très mauvais à ça ! Je lui ai dit de faire comme Spencer Tracy : regarde ta marque jusqu’à être dessus, lève la tête, et tu auras l’air mystérieux ! » Dillon incarne donc le petit caïd Rusty James, qui tente de se reconnecter à son grand frère mystérieux (Mickey Rourke) dans une ville américaine désolée des années 1950. La fin de l’innocence des jeunes héros rencontre le style extrêmement dynamique de la caméra de Coppola et Burum. « L’idée était que le temps leur file entre les doigts, c’est le thème du film. » Une urgence qui se retrouve dans la production du film : « On n’a eu que deux semaines de préparation avant le tournage. J’ai proposé à Francis qu’on fasse le film en noir et blanc, je savais que ce serait ma seule chance de m’y essayer, et ça lui a plu. J’ai utilisé la même pellicule avec laquelle je travaillais quand j’étais jeune, la Double X 200 ASA. J’aime la stylisation du film noir, qui permet de faire des commentaires sur le décor, les personnages. Je me souviens qu’on s’était inspirés du film Le Traître [Anatole Litvak, 1951], un magnifique thriller allemand d’après-guerre dans une ville en ruines. Avec le chef décorateur Dean Tavoularis, on a utilisé quelques astuces de tournages en noir & blanc en studio, comme peindre certaines ombres. On voulait également que de la fumée apparaisse et disparaisse pour exprimer l’hostilité de l’environnement, et on l’a justifiée dans une scène par le prétexte d’un camion de pompier qui éteint des herbes sèches qui brûlent. » Malgré les conditions de tournage, Burum réussit un noir et blanc rugueux et poétique, et plusieurs compositions élégantes qui utilisent la profondeur de champ comme chez Orson Welles. « On a tourné avec des Zeiss Super Speed, autour de T4 et presque intégralement en décors réels, sauf pour un plan où Matt Dillon et Nicolas Cage discutent devant une vitrine qui reflète parfaitement le ciel nuageux. Je me souviens que nous n’avions pas assez de projecteurs pour éclairer la scène qui se déroule de nuit sous un pont. On a trouvé un loueur à Tulsa qui avait de vieilles poursuites de théâtre, et j’ai éclairé avec ça depuis la berge. Je n’aurais pas pu le faire autrement, les gens désespérés font des choses désespérées ! On avait 60 jours de tournage, surtout pendant des nuits d’été très courtes. Et Outsiders avait été tourné en 42 jours. Francis tournait uniquement ce dont il avait besoin, on ne faisait jamais plus de trois prises, et on n’en développait qu’une pour les projections de rushes pour économiser de l’argent. L’équipe son d’Outsiders coûtait trop cher, donc on a embauché une équipe d’ILM qui n’était pas formée pour. Quasiment tout le son a dû être refait en postproduction. » La lumière de Burum et la chorégraphie de la caméra impressionnent tout de même le public de Camerimage : « J’éclaire un peu le décor, puis j’attends de voir les acteurs pour déterminer le keylight et ajuster le fond. Il faut apprendre à aller vite. Je me suis formé comme opérateur sous contrat en studio, donc j’ai l’habitude. Je m’inspire toujours des répétitions avec les acteurs, et j’essaie de coller à la relation entre eux, avec décor…  »

"Rusty James"
"Rusty James"


Peu de temps après Rusty James, Stephen H. Burum fera la rencontre de Brian de Palma sur Body Double (1984), débutant une collaboration qui se prolongera jusqu’à Mission to Mars (2000). Burum présentait à Toruń Les Incorruptibles, où Kevin Costner incarne le preux Eliot Ness, décidé à enfin mettre Al Capone (Robert de Niro) sous les verrous. On découvre le parrain de la pègre dans le premier plan, en plongée totale : « On filme directement vers le bas, j’avais demandé à incliner les murs pour qu’on puisse les voir d’en haut, et une des cloisons était escamotée pendant la prise pour que la grue puisse descendre. Il y a beaucoup de compositions très graphiques dans le film, l’anamorphique est fait pour ça et les décors étaient superbes, comme la gare avec ses colonnes grecques. » Burum revient sur la scène de fusillade dans le hall de l’Union Station, où Ness et sa bande guettent l’arrivée du comptable de Capone pour l’arrêter. « Cette scène est très différente de celle qui était écrite, où les incorruptibles rattrapaient le train en marche et affrontaient les hommes de Capone à bord. Brian de Palma était en conflit avec le directeur de Paramount, qui avait signé Bob Hoskins dans le rôle de Capone. Brian voulait de Niro et a donc refusé, et le salaire promis à Bob Hoskins a été déduit du budget. Cette scène spectaculaire de bataille dans le train a donc dû être remplacée. Brian avait imaginé une scène où Ness était pris en embuscade à l’hôpital avec son nouveau-né, et il l’a réinjectée dans la gare. » Le film rejoue ainsi la célèbre scène du Cuirassé Potemkine [Sergueï Eisenstein, 1925], Eliot Ness devant faire descendre à un landau les escaliers de la gare au moment où ses adversaires arrivent, dans une longue séquence au ralenti. « Le bébé était le fils du coordinateur des cascades, et sa femme ne l’a appris que le soir de la première ! Il a fallu énormément de lumière pour tourner à 48 images par seconde et plus. On n’a rarement fait autant de plans pour une même scène. Brian est très bon directeur d’acteur, assez économe parce qu’il sait chorégraphier la caméra. Mais ici c’était nécessaire pour étirer le temps, retarder l’action autant que possible et augmenter le suspense. » L’appréhension du comptable permettra finalement de traîner Capone en justice : « Dans le tribunal, la lumière est très douce, homogène, pour reproduire ce que feraient les grands chandeliers de bâtiments publics. J’aurais aimé qu’il y ait des fenêtres dans le décor, pour faire tomber peu à peu la lumière et faire comprendre que le procès s’éternise. Plus tard, Eliot Ness veut convaincre le juge de changer le jury qui a été soudoyé. Il explique que lui-même, si pur à l’origine, a dû transgresser la loi dans sa quête. J’ai changé la lumière ici, en mettant le keylight très haut au-dessus de Kevin Costner pour créer des poches noires sous ses yeux et le faire ressembler à un cadavre. Il est contaminé par la mort. »

"Les Incorruptibles"
"Les Incorruptibles"


"Les Incorruptibles"
"Les Incorruptibles"


Burum poursuit sur sa relation privilégiée avec Brian de Palma : « Je sais toujours ce que va vouloir faire Brian avant qu’il ne le dise, parfois juste en voyant comme il marche sur le plateau. On mélangeait nos idées, et ce n’est plus possible maintenant de dire qui avait proposé quoi. Il me montre les répétitions et j’installe le plan. Souvent des plans longs, j’ai un faible pour la grue et on aime voir les acteurs dérouler la scène, traverser le décor. » C’est le cas notamment de l’ouverture de Snake Eyes, un plan d’une douzaine de minutes qui suit Rick Santoro (Nicolas Cage) dans les coursives d’un stade de boxe. « Ce sont plusieurs longs plans collés, on ne pouvait mettre que des magasins de quatre minutes sur le Steadicam. En répétitions on voyait jusqu’où pouvait aller chaque segment, et on trouvait une façon de cacher une coupe dans un volet, par exemple quelqu’un qui traverse l’écran. Ça demandait aux acteurs d’être très bons pour avoir exactement le même rythme entre les prises et qu’on ait l’impression d’un mouvement continu. » Burum plaisante à propos d’une autre signature des films de de Palma, l’utilisation de demi-bonnettes pour obtenir deux foyers nets dans l’image, au premier et à l’arrière-plan. « On devait parfois les bouger pendant les prises pour compenser les mouvements du cadre. Je me rappelle d’un premier assistant horrifié qui était sûr que ça allait se voir. Et finalement quand on a regardé les rushes, il a oublié qu’on en avait mis une ! » Il poursuit sur ses expériences avec les deux autres de « ses trois réalisateurs italiens » : « Je connais Coppola depuis longtemps, on était dans la même école, donc c’est très facile de travailler avec lui. Il me montre la scène et me demande comment je veux la tourner. Si ma réponse lui plaît, il me dit : "Par où on commence ?". Sinon, il corrige par des allégories, en racontant des anecdotes qu’il faut déchiffrer. Je fais donc de nouvelles propositions, jusqu’à ce qu’une lui plaise et qu’il dise : "Par où on commence ?". En revanche avec Danny DeVito, on réglait tout comme du papier à musique. Et la veille au soir du tournage, on changeait tout ! Ils sont tous différents, il faut réagir en fonction. »

"Rusty James" (F. F. Coppola) & "Les Incorruptibles" (B. de Palma)
"Rusty James" (F. F. Coppola) & "Les Incorruptibles" (B. de Palma)


Lorsqu’il parle de son travail, les mêmes mots reviennent chez Burum : adaptation, savoir-faire et déférence. « Notre travail est de se mettre au service du film, du réalisateur, de la production. Il faut toujours attendre d’avoir entendu leur vision du scénario avant de proposer des idées. La partie symbolique du film, ce sont eux qui en répondent, et je n’utilise jamais la couleur ou des éléments graphiques qui pourraient détourner l’attention du spectateur - pour la psychologie du film, on regarde les acteurs. Tous les cinéastes sont différents, et il faut les soutenir avec tout ce qu’on a. Il faut tout connaître de la technique, savoir déplacer une dolly, une grue… J’ai appris comme cameraman de studio, où on devait pouvoir remplacer nos collègues au pied levé, et donc s’adapter et prendre le style des autres. J’ai dirigé la photographie de la deuxième équipe sur Apocalypse Now [Coppola, 1979], après une journée à regarder travailler Vittorio Storaro [ASC, AIC] j’ai été sa doublure. Je pense, j’espère que ça ne se remarque pas. » Quant à son propre style, Burum ne saurait en donner une définition exacte : « Quand j’ai commencé, je pensais que j’allais me réinventer à chaque film, mais quand je regarde mon travail, j’y vois mes empreintes partout. Il y a sûrement de meilleurs caméléons que moi ; j’aime les mouvements de caméra, les longues prises pour que les acteurs jouent vraiment ensemble. Si on isole les acteurs ou qu’on multiplie les plans, on perd en intérêt et en énergie. Si c’est bien écrit, on peut avoir confiance en un plan master bien pensé. Les gros plans doivent être réservés à des moments d’emphase. C’est toujours frustrant, je ne peux pas vous donner la réponse que vous attendez pour définir mon "style". Il n’y a pas de secret dans ce métier, c’est vous le secret. Tous les fabricants essaient de vous faire croire que l’équipement va déterminer votre travail, mais il n’y a pas un objectif, ou une technique qui va faire de vous un meilleur chef opérateur. Il faut connaître son artisanat et il faut l’appliquer là où il y a des problèmes, mettre en valeur le travail des autres départements, et apprendre à collaborer avec chaque réalisateur. C’est comme dans Le Magicien d’Oz [Victor Fleming, 1939] : "Ne prêtez pas attention à l’homme derrière le rideau". »

(Compte rendu rédigé par Clément Colliaux, pour l’AFC)