Un petit rouge et des spaghettis !

Par Gilles Porte, AFC
Int/café " Le Bon Saint-Pourcain " / Nuit
Rue Servandoni... Petite rue perpendiculaire à l’immense jardin du Luxembourg... Derrière l’église Saint-Sulpice (Paris 6e)... Un médoc 82 servi dans un ballon, sur un comptoir en zinc... Je trouve ce petit boulot de garçon de café dans la capitale histoire d’assumer mon idée folle de " quitter ma province " pour tenter de faire du cinéma...

C’est comme ça que je te rencontre Carlo et que tu m’embarques avec toi pour quelques « traversées en mer... » C’est ainsi que tu parles des films sur lesquels tu t’engageais en étant conscient que les océans n’étaient pas toujours peuplé que de dauphins...

Tu m’y enseignes l’art de charger la pellicule 35 mm...
Tu m’apprends à noter la différence de contraste et de colorimétrie d’une image et à vérifier l’incidence d’un rayon ou la densité d’un noir...
La première fois que je mets les mains dans un changing bag, c’est avec toi… Comment l’oublier ?
Alors que tu règles un projecteur, je commets une petite (!) erreur de manipulation en déchargeant un magasin d’une caméra BL4S et permets alors à 300 mètres de pellicule de se déployer, à la vitesse d’une flèche tirée par une arbalète, à l’intérieur de mon changing bag ! Qui peut mesurer le nombre de spirales que représente 300 mètres de film tant qu’il n’a pas lui-même été confronté au défilement du ruban de celluloïd entre ses doigts, dans le noir le plus total, sans pouvoir en retenir un centimètre ?
Conscient de ce qui se déroule en coulisses, tu arrêtes le tournage pour glisser toi-même tes mains dans mon changing bag et, avec des petits ciseaux, tu coupes directement le négatif pour constituer des petits rouleaux que tu refermes ensuite avec des élastiques afin de sauver ce qui peut l’être…
Plus tard, alors que je vois mon retour pour la province se préciser et ce que je crois être une vocation, s’évanouir, tu me téléphones pour me proposer de « t’accompagner sur un autre film, pour faire des spaghettis en Belgique ! » (sic)...
J’ai 21 ans, Carlo... Un âge où les décisions que l’on prend sont souvent capitales pour toute une vie !
Depuis, j’ai beaucoup voyagé et fais des spaghettis un peu partout…
J’ai la chance de débuter avec toi qui est à la fois un directeur de la photographie fantastique et un homme extraordinaire. Si tu maîtrises la précision de l’horlogerie qu’impose le fonctionnement d’un plateau de cinéma tu es aussi le roi des pâtes al dente que tu aimes partager avec le plus grand nombre…
Tu es devenu mon ami Carlo... Et ce n’est pas vrai qu’on a tant d’amis que ça dans un milieu où les relations sont parfois bien versatiles…
Il ne se passe pas une année sans que nous nous retrouvions, avec ou sans caméra, pour parler de ce que tu appelles « le sens de la vie »...

La dernière fois, c’est dans les sous-sols de La fémis, au Micro Salon, près des optiques Angénieux. Nous évoquons la joie de voir grandir nos filles respectives, un nouveau trait en couleur de ton frère Felice tout en se confiant mutuellement deux ou trois anecdotes de tournage... Je te fais sourire en te parlant d’un jeune comédien italien qui n’acceptait pas qu’on le filme de dos et je te convaincs d’aller faire un tour avec Claire, Giulia et Serena à Haïti, dont je viens juste de revenir avec Syrine, tant j’ai aimé rencontrer ces hommes et ces femmes qui se tiennent debout au milieu d’un monde horizontal.

Tu étais un homme d’image et tu préférais souvent dire avec des cadres et de la lumière ce que d’autres expriment parfois avec des mots, des notes de musique, des coups de pinceaux ou des pas de danse...

Trouve ci-joint 21 images fixes prises entre un bureau de production et un plateau de cinéma – en Jordanie – le jour même où Nathalie et Vincent m’ont appris la terrible nouvelle…
J’ai choisi de les faire apparaître en noir et blanc en hommage à un film dont tu n’as cessé de faire référence toute ta vie…
Combien de fois m’as-tu confié – pour m’encourager à oser des choses sans doute – que faute de projecteurs (pas de moyens !) Luc Besson et toi-même aviez décidé d’utiliser de longs pans de tissu noir pour créer des zones d’ombres au sein du Dernier combat !

Tu adorais la lumière Carlo mais je crois que tu préférais encore plus l’ombre... Sans doute pour mieux t’y fondre et observer la moindre trace d’humanité afin de mieux la retranscrire ensuite avec tes cadres et tes lumières...