Camerimage 2023
Une conférence Zeiss autour de "All of Us Strangers", d’Andrew Haigh, photographié par Jamie D. Ramsay, SASC
Par Margot Cavret pour l’AFCL’intitulé de la conférence, "L’Analogique rencontre le numérique" ("Analog meets digital"), est en effet très parlant, tant la rencontre entre les deux supports lors du tournage de ce film a été source de questionnements et d’expérimentations pour l’équipe. Le film est une exploration de la notion de souvenir, cherchant à plonger dans les émotions de nostalgie et d’isolement ressenties par le personnage. Pour Jamie Ramsay et le réalisateur Andrew Haigh, seule la pellicule est capable de traduire ces sentiments avec honnêteté. Naviguant entre passé et présent, le film évite cependant l’impression d’avoir deux esthétiques fondamentalement différentes. Jamie Ramsay explique : « Andrew déteste se contraindre à ce qui est évident. Il a des goûts très spécifiques, et cherche toujours à rester dans la retenue. C’est quelque chose qui nous a guidés, notamment pour cette distinction entre les deux mondes, qu’il voulait la plus discrète possible. Dans tous les cas, la pellicule apportait un sentiment organique de vérité qui était pour nous la meilleure méthode pour incarner ce film ».
Actif en tant que chef opérateur depuis 2008, Jamie D. Ramsay n’avait jusqu’alors jamais tourné de long métrage en pellicule. « Je devais apprendre un nouveau langage », raconte-t-il. « Ma génération a appris à exposer avec un moniteur, et j’ai dû ré-habituer mes yeux à évaluer le contraste des scènes, et apprendre quelles étaient les capacités de la pellicule. J’étais obsédé par les rushes, qu’on recevait très tôt le lendemain, vers quatre heures du matin. C’était assez magique, presque comme un cadeau de Noël mais également terriblement angoissant, car on ne peut pas savoir avant s’il y a un problème ou non. Parfois, en regardant les images, je me disais que j’étais allé trop loin, ou pas assez, en densité ou en couleurs. Le premier jour, j’ai eu le sentiment qu’il y avait un problème avec le point, il semblait toujours légèrement devant. Quand ça s’est confirmé le deuxième jour, j’ai insisté pour qu’on en cherche l’origine, et il s’est avéré qu’il y avait un problème avec le tirage mécanique de la caméra. J’en ai tiré la leçon qu’il faut toujours se battre pour ses images, et ne jamais laisser passer quelque chose quand on a un doute. »
Le second défi technique du tournage est l’utilisation de murs LED pour les découvertes, à travers les vitres de l’appartement du personnage. Cette technologie est préférée à un fond bleu, pour le coté immersif qu’elle procure aux acteurs, et à une découverte imprimée, pour sa modularité. Les "plates" ont été tournées pendant deux jours en préproduction, avec une caméra Venice et des objectifs Zeiss Supreme, que le chef opérateur a choisis pour leur grande précision. « On a tourné en fin de printemps, et on a eu beaucoup de chance, car on a réussi à avoir les vingt-cinq ciels différents dont nous avions besoin pour toutes les météos et moments de la journée du flm. On a été bénis par le Dieu de la Cinématographie ! », plaisante le directeur de la photo. « C’était vraiment précieux, car on a pu vraiment choisir le ciel en fonction de la chronologie et de l’état d’esprit du personnage, pour basculer du rêve à la réalité. »
En préparation, l’équipe s’est beaucoup questionnée sur l’effet qu’auront ces murs LED, filmés par une caméra 35 mm. « Il a été question de donner déjà un effet pellicule aux "plates" avant de les afficher sur le mur LED », explique l’étalonneur, Joseph Bicknell. « Mais je pense que ça n’aurait pas marché. Une fois ré-enregistré par une caméra film, l’effet aurait fini par être trop appuyé. Il valait mieux laisser la neutralité qui avait été recherchée à leur tournage, et ne surtout pas les dégrader, pour garder toute l’amplitude qu’elles offraient à l’étalonnage. Une fois que le mur LED est filmé par la caméra, il fait partie de l’image, tout est mêlé et est atteint uniformément du look organique de la pellicule. » Jamie D. Ramsay complète : « En préproduction, j’ai mesuré les écarts qu’il y avait entre l’intérieur et l’extérieur, en fonction de la météo. Par exemple, une journée ensoleillée, c’est 14 valeurs de diaphragme de dynamique, au crépuscule c’est 4, etc. J’ai dû condenser ces écarts au tournage, pour m’adapter à la latitude d’exposition de la pellicule, mais je conservais l’échelle. On pouvait adapter ainsi la luminosité du mur LED. On pouvait également faire varier sa netteté, ce qui était très pratique car, pour moi, la profondeur de champ est un outil narratif très important. Je tenais absolument à ce que la ville à travers la fenêtre soit lisible, pour créer une relation substantielle entre le personnage et l’extérieur, et mettre en relief sa solitude. Le premier jour de tournage, on s’est rendu compte sur les rushes scannés qu’il y avait un effet de moiré sur les gouttes de pluie qui coulaient sur la vitre, et on a découvert que c’était un phénomène optique qui avait lieu dès qu’une surface transparente était placée entre le mur LED et la pellicule, à une certaine distance. Elle réagissait comme un deuxième capteur. Il a fallu faire des calculs pour que ça ne se reproduise pas, pour savoir où placer la caméra par rapport au décor, ou bien pour casser la netteté des éléments problématiques ».
Empruntant, pourrait-on dire, au meilleur des deux mondes, les technologies utilisées pour la création de ce film permettent de servir aux mieux ses intentions artistiques. Questionné sur ses choix en matière d’éclairage, le chef opérateur déclare préférer les projecteurs tungstène à toute autre source : « C’est une lumière qui donne une présence aux peaux, et qui accompagnait très bien le pont vers le passé qu’on cherchait à évoquer ». Le chef électricien complète : « On utilisait beaucoup les lampes de jeu, desquelles on remplaçait les ampoules par nos ampoules tungstène "dimmables", qu’on pouvait ensuite contrôler depuis un iPad ». « Je voulais qu’on ose mettre le personnage dans le noir », ajoute Jamie Ramsay. « Souvent les réalisateurs veulent qu’on voit bien le comédien en permanence, mais Andrew était plutôt d’accord avec moi, donc nous sommes allés dans cette direction, avec parfois simplement une lueur qui attrape ses yeux pour les moments les plus importants. »
« C’est très important de trouver un gaffer auquel on puisse faire entièrement confiance, car une fois sur le plateau, toute la lumière est entre ses mains », déclare Jamie Ramsay, très reconnaissant envers son équipe. « C’est du triangle formé par le chef opérateur, l’étalonneur et le gaffer que naît le look du film. Le plus important dans cette industrie, c’est de rencontrer les bonnes personnes, et de forger des relations de confiance au long terme. Une relation comme ça, c’est ce qu’il y a de plus précieux, car quand on sait bien communiquer ensemble, l’énergie va vers ce qui est « important. »
« J’essaye de les impliquer très tôt dans la préparation du film, afin de forger le look du film ensemble. Il se construit en même temps dans nos esprits. » Joseph Bicknell ajoute : « J’essaye de prendre part au voyage de recherche de l’image du film. Sur ce film, on travaillait déjà l’étalonnage au développement des rushes, on en discutait tous les jours et on ajustait. L’idée était de s’approcher autant que possible de l’image finale, pour qu’ils l’aient dès le montage. Cependant, les rushes n’ont pas de contexte, ils sont moins intentionnels, et toute l’information y est conservée, pour avoir la latitude de les re-travailler plus tard. À l’étalonnage, on ajuste chaque scène en fonction de l’émotion qu’on cherche à donner, tout en restant dans l’esthétique globale du film. Par exemple, pour la première rencontre entre les deux personnages, on a rendu le contraste moins agressif, car c’est un moment doux. Quand il rencontre ses parents, on a réchauffé la scène, et légèrement cassé les couleurs. C’est ce qui me semblait juste émotionnellement. Je fais un étalonnage qui est dans la continuité de ce qui a été travaillé sur le plateau, j’accompagne la couleur, le contraste, l’image un peu brumeuse qui est donnée par les objectifs ».
Le film est le résultat d’un mélange entre trois séries d’optiques : les Zeiss Supreme Prime ont servi aux "plates", puis le tournage a été effectué en mélangeant les Zeiss Master Prime et un zoom Angénieux. Ce mariage permet au directeur de la photo de bâtir une esthétique tout en étant rassuré par la qualité de ces objectifs qu’il connaît bien. « C’était un point d’ancrage pour moi, je savais que je pouvais avoir confiance, je connais bien leur contraste, leur flare, je savais à quel point je pouvais aller dans les noirs. Le zoom est devenu un langage du film, comme une façon de faire respirer une scène, d’ajouter une troisième dimension à l’image. »
Il conclut : « Pour moi, il y a le support, l’exposition, la couleur, le contraste, qui sont comme la toile et la peinture. Les objectifs sont les pinceaux, ils apportent un contexte émotionnel. Il faut choisir le bon objectif pour avoir la bonne émotion. »