Week-end à Feurs (42)...

Par Gilles Porte, AFC

par Gilles Porte Contre-Champ AFC n°342


Paris, 9e arrondissement, boulevard de Ménilmontant... Marcello Mastroianni incarne un clochard. Je suis assistant caméra. A quelques mètres de notre tournage des gens s’engueulent. Gyrophare allumé, une ambulance est stoppée au milieu du boulevard. Pourquoi l’ambulancier ne déclenche-t-il pas sa sirène ? Peut-être ne fonctionne-t-elle plus ? Le clochard de fiction se lève de son banc. Il pointe du doigt le véhicule qui tente de se faire un passage. C’est bien notre film qui entrave la circulation ! Le chauffeur s’arrête à la hauteur de la caméra. L’ambulancier reconnait Marcello. Le comédien italien lui répond avec un petit signe de la main et s’excuse : « Désolé, ici, on ne fait que du cinéma… Jamais on aurait dû empêcher une ambulance de passer ! »

L’ambulance passe... Des milliers d’anges s’envolent !

Vendredi 31 mars 2023, j’assiste à l’inauguration du cinéma d’une petite ville, en plein cœur de la plaine du Forez. C’est là où j’ai grandi…
C’est là où je découvre, dans les années 1980, l’immense Mastroianni entre Federico Fellini et Nikita Mikhalkov, entre le cinéma Le Familia et le Ciné Théâtre avant qu’à jamais un des deux écrans ne s’éteigne.... Si certains pensent qu’un seul écran suffit pour une ville de 7 000 habitants, ce n’est pas le cas de nombreux bénévoles qui parviennent à convaincre Jean-Pierre - un copain d’enfance - devenu maire...

Vendredi 31 mars 2023, le nouveau cinéma de Feurs est inauguré, avec deux écrans, alors qu’il avait ouvert en 2020, en pleine épidémie de Covid 19...
Avouons qu’il existe des moments plus propices que d’autres pour couper un ruban et échanger des poignées de mains !
A cette époque, c’était priorité aux médecins, aux infirmières, aux aides-soignants et aux ambulanciers pour combattre un virus...

Vendredi 31 mars 2023, alors qu’on inaugure un cinéma, avec deux ans de retard, voilà qu’on ferme, en même temps, le service des urgences de l’hôpital de Feurs.
Le hasard du calendrier est parfois étonnant... Demain, c’est le 1er avril ! Et si c’était une blague ? Difficile de sourire cependant quand je croise mon ami Jean-Pierre - devenu entre-temps député - venu sabrer le champagne au nouveau cinéma alors qu’au service des urgences, à quelques centaines de mètres, nombreux sont ceux et celles qui boivent le calice jusqu’à la lie...
Là-bas aussi, j’étais ce qu’on appelle « un bon client » ! Il y en a même qui me surnommaient Frankenstein en raison de mes nombreux points de suture et de mon amour pour un art que l’on dit être le septième... Et comme s’il fallait un trait d’union entre un hôpital et un cinéma, voilà que mon regard se perd au fond de la piscine olympique, à quelques centaines de mètres, entre un collège et un lycée où j’ai fait toute ma scolarité...

J’avais 15 ans. C’était l’été. Je rebondissais sur un plongeoir avant de glisser et basculer, tête la première, sur le plot numéro 4, en béton…
La suite, on me l’a racontée parce que je ne m’en souviens plus. A ce moment-là, Jean-Pierre était maître-nageur et arborait fièrement un peignoir orange avec de grosses lettres noires dans le dos. A Malibu, ils avaient Pamela Anderson... A Feurs, nous, on avait Jean-Pierre !
C’est étonnant parfois comme des événements s’entrechoquent avec le temps. On dirait ce film où Pierre (architecte d’une quarantaine d’années) est victime d’un grave accident. Éjecté de sa voiture qui prend feu, Pierre git inconsciemment sur l’herbe au bord de la route et revoit alors sa vie en accéléré. Pierre (Michel Piccoli) réalise alors l’importance de ces petites choses de l’existence que le metteur en scène a appelées « Les choses de la vie »...
Un cinéma qu’on inaugure avec deux ans de retard... Des urgences qu’on ferme en ne prenant pas le temps d’avertir la population... Un plot numéro quatre qui me regarde comme un cyclope... Jean-Pierre en peignoir orange avec son écharpe de député qui vient couper un ruban... Des infirmier(ère)s, des médecins, des aides-soignant(e)s et des ambulanciers qui s’habillent avec des couvertures de survie pour attirer un peu plus l’attention sur quelque chose qu’on essaie de passer sous silence... Il est bien étrange ce week-end à Feurs !

Ce soir, il ne faudrait pas que Pierre quitte l’autoroute qui relie Clermont-Ferrand à Saint-Etienne pour traverser le pont de la Loire. Comme dans le film de Claude Sautet, il pourrait tomber nez à nez avec une bétaillère surtout s’il débarque un jour de comice… S’il y a peu de chance que la bétaillère soit conduite cette fois par Bobby Lapointe, il n’est malheureusement pas impossible qu’un couplet du poète ne devienne un tube, ces prochains mois, entre des monts du Lyonnais et des monts du Forez. Un couplet que certains fredonneront peut-être à celui ou celle qui n’aura pas eu la chance, comme moi, bien des années plus tôt, de rencontrer des hommes et des femmes remarquables au sein d’un service d’urgence qui m’a plusieurs fois pris en charge alors que je luttais entre la vie et la mort.

A Feurs, ce n’est désormais plus une blague : on empêche officiellement les ambulances de passer !

Impossible aujourd’hui, de ne pas penser très égoïstement à ma mère qui a choisi Feurs, avec son mari, parce qu’il y avait un hôpital, un service d’urgence et que mon père souhaitait y créer un service de cardio... Ma mère qui regarde ce soir, en bas d’un grand écran immaculé, des bulles qui éclatent dans un verre en plastique et qui se demande si elle ne serait pas mieux avec une couverture de survie sur les épaules, à un carrefour, sur un pont ou devant l’entrée de l’hôpital pour permettre peut-être à des voix d’être mieux entendues...

Gilles Porte (cinéaste et fils du premier cardiologue de Feurs - Jacques Porte - qui a toujours défendu l’idée d’un service public)

« [...] On l’a mené à l’hôpital
Pour le soigner où il avait mal
Il s’était fait mal dans la rue
Mais on l’a soigné autre part
Et il est mort ! »
(Boby LapointeBobo Léon)