Les décisions artistiques dans notre métier : technique et politique

Discussion entre deux directeurs de la photographie : Pascale Marin, AFC, et Philippe Ros, AFC, coprésident du Comité technique d’Imago

par Pascale Marin, Philippe Ros Contre-Champ AFC n°348

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Fin juin 2023, lors de l’Euro Cine Expo à Munich (salon de matériel cinéma), Claire & Rob Sanders, les responsables, ont donné six créneaux au Comité technique d’Imago (ITC) pour exposer ses travaux. Parmi ces présentations, l’ITC a lancé un panel nommé en anglais : “Artistic decisions in cinematography – To be burned or not to be burned ?”

Lors de la conférence VMLC (Note 1 [voir en bas de l’article]) sur la production virtuelle à Stuttgart en mars 2023, Suny Behar a fait sa présentation par Zoom des essais comparatifs de caméra (HBO Camera Assessment Series Season 6 (Note 2). Je l’ai alors interpellé pour lui demander ce qu’il pensait des "Arri textures" qui sont proposées dans l’Alexa 35 et qui sont directement enregistrées dans le RAW ou le ProRes.
La réponse de Suny a été très directe, qualifiant cette pratique de "destructive", utilisant aussi le terme "burned" (Note 3), plus dur et imagé que "baked into".
Il a argumenté en énumérant les risques de dégradation et d’irréversibilité de ces textures.
Je n’ai pas répondu alors car cette question était la dernière de cette conférence. Cependant le sujet m’a semblé suffisamment intéressant pour que je le relate lors de la réunion mensuelle de l’ITC d’avril.

Cela a donné lieu à un débat intense auquel ont participé Denis Lenoir AFC, ASC, ACK, nouveau venu au comité, et Roberto Schaefer, ASC, AIC, qui a protesté contre le terme "destructive" qui lui semblait déplacé.
Bien évidemment, la question est de savoir qui décide ? La production ? La plateforme ? Le réalisateur ? Le directeur de la photo ? Ou s’agit-il d’un ajustement entre différents points de vue ?

J’ai donc proposé à l’ITC d’organiser un panel sur ce sujet lors du salon de Munich, fin juin. J’ai convié plusieurs personnes : des directeurs de la photo, un coloriste, des fabricants de caméra dont le Dr Tamara Seybold (responsable technique de la science de l’image chez Arri), créatrice des textures de l’Alexa 35 et, bien évidemment, Suny Behar.
Pascale Marin, qui présentait les essais comparatifs d’optiques Super 35 et Full Frame réalisés par l’AFC lors de ce salon, a aussi donné son accord. Il me semblait que son parcours dans le film français/européen indépendant pouvait apporter un autre point de vue.
J’ai ensuite proposé à Pascale de poursuivre ce débat sous la forme d’une conversation pour l’AFC, la voici :

Philippe Ros :
Tu as été la seule, pendant le débat, à citer les réalisateurs à propos de ces décisions artistiques sur la cinématographie. Pour quelle raison, d’après toi ?

Pascale Marin :
C’est intéressant que tu l’aies relevé, cela tient forcément à mon expérience, à mon parcours, puisque je travaille sur des films d’auteur. Sur ces films, le réalisateur ou la réalisatrice, in fine, est décisionnaire, même en cas de conflit avec la production. Généralement, un terrain d’entente est trouvé mais quelque part, le réalisateur à la française est très puissant.
Le panel m’a permis de m’interroger plus largement sur les implications politiques de ces choix pour l’image en fonction du type de production. A titre personnel, j’effectue ces choix sans utiliser les termes de "burned" ou de "baked into", mais toujours avec la conscience de ce qui sera le mieux pour le film.

C’est une évaluation au coup par coup de la constance des choix du réalisateur : est-ce une envie sur laquelle il ne reviendra pas, une chose sur laquelle je peux vraiment me baser ? Ou une chose sur laquelle je dois garder une possibilité de faire machine arrière, parce qu’il pourrait changer d’avis ? C’est important de l’estimer et bien sûr, cela dépend de chaque réalisateur.

Philippe :
Pour revenir au rôle des réalisateurs et des opérateurs dans ces décisions artistiques, est-ce que tu ne penses pas qu’il y a un problème de formation dans notre métier par rapport à la culture de l’image ?

Pascale :
Concernant les formations d’opérateur, l’apprentissage de la technique donne un cadre relativement précis. Il y a des connaissances incontournables pour savoir utiliser une caméra. L’apprentissage du métier de réalisateur est plus protéiforme.
On sait qu’il y a des réalisateurs bien plus techniciens que d’autres. Ça a des avantages pour nous, forcément, d’avoir un interlocuteur qui comprendra plus en profondeur nos problématiques, et cependant, ce n’est pas là qu’est l’essence d’un bon réalisateur.
Après, il est vrai qu’il y a des gens qui se retrouvent à la réalisation sans avoir les bases du cinéma : comment raconter une histoire en une suite de plans…

Philippe :
C’est exact que l‘on rencontre des réalisateurs qui disent : « Je m’en fous du cadre, on recadrera en postproduction ».
Si un réalisateur a une telle approche, c’est qu’il n’a pas compris l’importance de la relation de la focale et de la distance et de la hauteur de la caméra par rapport à l’acteur.

Pascale :
Évidemment on préférerait qu’il sache mais s’il ne sait pas ?
Soit tu as le temps de lui montrer la différence, qu’un 18 mm recadré en gros plan ne donnera pas du tout la même profondeur de champ ni le même sentiment de perspective qu’un 100 mm. Et alors, il peut faire un choix éclairé à partir des connaissances que tu lui as amenées.
Soit, vous n’avez pas le temps et s’il décide qu’il va recadrer sans savoir ce que cela implique, cela générera chez toi de la frustration.

Philippe :
J’ai pu voir, lorsque j’ai enseigné à l’étranger, que les réalisateurs recevaient un minimum de connaissance sur les bases de la photographie, sans rentrer profondément dans la technique mais en s’intéressant à la perception de l’image, à la perception du jeu de l’acteur à travers l’objectif. Comment les spectateurs vont percevoir l’interaction du champ du jeu des acteurs avec le champ de l’objectif. Comment parler de textures si, a minima, il n’y a pas cette connaissance de ces règles de base ?

Pascale :
Je suis d’accord avec toi mais j’ai aussi travaillé avec des réalisateurs qui, sans avoir la connaissance scientifique de la chose, en avaient vraiment le ressenti empirique et avec qui la communication était très fluide.
D’autres, en revanche, veulent tourner en 8K avec telle caméra et telles optiques, mais ne savent en réalité pas vraiment ce qu’ils veulent tourner et comment.

Philippe :
Je suis complètement d’accord avec toi, si un réalisateur arrive avec des présupposés techniques, 8K, optiques, ça commence mal. C’est une vision confuse et assez conservatrice de la technique.
Pour moi, par rapport à ces décisions artistiques/techniques, il est difficile de faire son éducation sur le plateau, c’est à faire en prépa. Surtout en ce qui concerne les subtilités de l’image numérique qui n’existent pas en argentique. Possibilités de refocaliser, défocaliser, possibilités de textures, tout cela nécessite de se retrouver dans une salle d’étalonnage et de pouvoir regarder tout cela posément avec le réalisateur et le coloriste. Et peut-être de revenir voir ces images le lendemain.
Cette conscientisation que l’on doit partager avec un réalisateur la même vision de l’image (ou qu’il doit nous la faire partager), ce travail de texture dramatique, ne se fait pas en deux minutes, surtout sur les films indépendants.

Pascale :
Absolument ! Tu me demandais si, sur les films où je travaille, j’avais suffisamment de temps pour faire ce type de préparation : trop rarement !
Sur les films à budget contraint, comme la mise en production signe le début des dépenses, la préparation est souvent repoussée au maximum. C’est donc un temps que je dois parvenir à "arracher".
Rassembler des éléments de décor, des éléments de costume, éventuellement des comédiens, une caméra, peut-être deux séries d’optiques, deux séries de filtres et un studio de postprod pour avoir le temps de voir ces images, de s’en parler, éventuellement d’essayer d’autres choses… C’est déjà une lutte d’arriver à obtenir cela ! C’est toujours l’économie qui bloque.

Philippe :
J’enseigne à des jeunes réalisateurs et des jeunes opérateurs et je dis toujours que, par rapport à ce type de film, une fois que l’argent est à la banque, le train est parti et il ne s’arrêtera pas dans les stations que vous voulez, avec le temps que vous désirez. Le seul moment qui va vous permettre de travailler, c’est la pré-pré-production. C’est-à-dire quand le film n’existe pas encore, avec le risque de travailler pour rien. Mais c’est la seule manière d’avoir le temps de comprendre ce que dit et veut le réalisateur et que les mots que vous allez utiliser correspondent à une perception commune de l’image.

Pascale :
Je sais que j’ai une bibliothèque de références et des éléments de langage qui sont propres à chaque collaboration.

Philippe :
J’ai constaté qu’il y avait parfois une absence de langage commun entre les opérateurs et les réalisateurs en France. J’ai pu voir que les écoles en Pologne, en Russie ou en Scandinavie prenaient ce problème au sérieux. Avant de commencer des essais de maquillage, il me semble que l’on devrait prendre le temps de vérifier les problèmes sémantiques. Est-ce que l’on parle de la même chose au sein même de l’équipe ?

Pascale :
Serait-ce l’héritage de la Nouvelle Vague ? C’est paradoxal, parce que c’est la technique qui a permis à la Nouvelle Vague d’exister mais parfois ce sont aussi des gens qui se réclament de la Nouvelle Vague qui relèguent la technique à quelque chose de très secondaire. Ils en ont peur, parce que l’improvisation, le côté "sur le moment", primerait sur quelque chose de trop préparé qui risquerait de devenir académique.
A l’idéal on cherche un compromis, arriver à garder une fraîcheur tout en ne renonçant pas à une forme d’esthétisme.

Philippe :
Je ressens dans ta génération une importante évolution : pour vous, la technique et l’artistique sont complètement liés. Dans la mienne, je vois des gens qui ont encore du mal à se dire qu’ils sont artisans, donc artistes ET techniciens.

Pascale :
A ce sujet, j’aime beaucoup le nom que la CST a donné au Prix qu’elle remet au Festival de Cannes, le Prix de l’Artiste Technicien, je trouve que c’est un terme très adéquat.

Philippe :
Je suis d’accord avec toi, c’est un terme très cohérent. Il y a pour moi deux façons d’aborder la technique pour le directeur de la photo à l’époque du numérique. Dans les deux méthodes tout se passe avant, la technique ne peut pas être directrice sur un plateau, c’est en prépa que cela se passe.
Soit le directeur de la photo se penche sur la technique, soit il ne veut pas mais il est entouré de très bons techniciens qui lui libèrent le champ et il accepte cette délégation et même la revendique. J’ai un ami portugais qui n’a pas un bagage technique important mais qui cependant, dans la façon dont il exprime ses désirs, est parfaitement capable de guider le coloriste, le premier ou le DIT.

Pascale :
Là encore, c’est un confort qui ne peut s’acquérir qu’avec un budget un peu confortable. Personnellement, je n’ai jamais fait un film où j’avais un DIT. Il me faut souvent lutter pour que mon second assistant caméra ne soit pas un stagiaire. Forcément, dans ces conditions, si je veux avoir le contrôle sur mon image, je me dois d’avoir les connaissances techniques.

Philippe :
Un célèbre directeur de la photo français m’a dit : « Mais Philippe, on s’en fout de la technique ! ». Je lui ai répondu qu’à son niveau, il pouvait se permettre d’être complètement dégagé de la technique car il avait les moyens et donc la chance d’être extrêmement bien entouré (coloristes et DIT talentueux).
Je suis curieux et j’aime maîtriser les choses mais je sais que, par exemple, il y a des caméras, des filières ou des projecteurs que je ne connais pas et que je ne veux pas connaître – pas le temps – et si je dois travailler avec, je prendrai un assistant et/ou un DIT, un coloriste ou un chef électricien qui les connaissent et qui, d’une certaine manière, me formeront. C’est aussi cela le travail d’équipe et cette relation avec ces personnes est primordiale pour moi.
Je n’ai aucun problème à dire que je ne peux pas revendiquer totalement l’image actuellement. En numérique, ce n’est plus possible.

Pascale :
Très juste. On n’est pas directeur de la photographie tout seul. Impossible de revendiquer l’image seul.

Philippe :
J’ai eu un mal fou, sur un très long documentaire, à convaincre un des producteurs de mettre le coloriste avec moi au début du générique : nous avions commencé tous les deux un an avant le début du film.
Le numérique change la donne et je pense que pour les chefs électriciens, la complexité des nouveaux projecteurs LED, asservis et réglables par rapport aux espaces de couleur, va augmenter considérablement leurs responsabilités.
Pour revenir au sujet, tu me disais que ce panel avait ouvert chez toi finalement un questionnement plus vaste, relatif à l’utilisation d’outils dans la caméra ou en postproduction.

Pascale : C’est ce que j’aborde dans les quelques lignes que j’ai écrites pour Cinematography World (#17) (Note 4). Quand nous nous interrogeons sur les décisions "burned" ou "not burned", nous parlons de décisions numériques.
Mais il y a toutes les décisions physiques sur le plateau, qui elles, sont irrémédiablement "burned" : un choix de focale, un mouvement de caméra, un choix de filtre. L’image aujourd’hui est un amalgame de décisions physiques et numériques.
La vraie question à se poser, c’est, quand on a le choix, quel intérêt aurait-on à ce que ce soit "burned" ?
S’il y a un moment où l’on a intérêt à ce que quelque chose soit "burned" dans l’image, c’est parce que l’on n’obtiendrait pas le même résultat en postprod.
Ça peut arriver : typiquement aujourd’hui, tourner en anamorphique.
On sait émuler du flare anamorphique mais on ne peut pas encore créer simplement les déformations qu’engendre une bascule de point en anamorphique.

Donc, si le réalisateur dit : « Je veux une optique qui ouvre énormément, je veux pouvoir tourner très, très proche mais j’aime bien les effets de flare horizontaux », je lui proposerais probablement de tourner en sphérique et d’ajouter les effets de flare en postproduction.
En revanche, s’il adore les déformations, alors je lui dirais de tourner en anamorphique. Dans ce cas-là, pas d’hésitation, je sais pourquoi je prends une décision irrémédiable. En revanche, pour ce qui est des textures, je m’interroge : est-ce que la texture apparaîtra différemment si elle est appliquée en amont ou si on l’ajoute en aval ? Il faudrait également tenir compte du mode de diffusion, il serait donc nécessaire de tester. Mais j’ai tendance à penser que si le résultat est strictement le même, alors, on aurait plutôt intérêt à se donner la possibilité de doser image par image car c’est un confort formidable.

Philippe :
Si tu en as les moyens !

Pascale :
C’est pour cela que ces choix cinématographiques se prennent toujours dans un cadre économique donné. Qu’est-ce que je peux faire avant, qu’est-ce que je peux faire après ? Si ça m’empêche d’obtenir ce que je veux, je le ferai à l’endroit où j’ai les moyens de le faire.
Et alors la communication devient cruciale parce que si un réalisateur a une envie un peu radicale et que la production ou le diffuseur en a peur, c’est là que ça bloque.
Et c’est pour cela que c’est très politique, car si à un moment il y a un désaccord artistique, alors évidemment prendre des décisions irrémédiables à l’image coupe l’herbe sous les pieds des gens qui voudraient changer ces images a posteriori.
Mais c’est parce qu’il y a désaccord que c’est problématique.

Il faut, à l’idéal, mettre tout le monde autour d’une table pour se parler franchement : « Pourquoi craignez-vous que l’on mette une texture dans la caméra sur laquelle on ne pourra pas revenir ? » Ou pour être encore plus radical, « pourquoi avez-vous peur qu’on tourne en Super 8 ? ». Et il peut y avoir d’excellentes raisons d’avoir peur de ça, il faut juste les partager. Est-ce un problème d’assurance, de surcoût, une difficulté pour les VFX… ?

Photo John Daly, BSC

Philippe :
Bien sûr, ce sont plusieurs choses qui rentrent en jeu en même temps.
Si j’ai tenu à mettre dans le titre "burned" plutôt que "baked into" (brûlé plutôt que cuit), c’est que la différence sémantique est importante et je tenais aussi à ce titre un peu provocateur (to be or not to be). Parce que, lors de la conférence à Stuttgart, Suny Behar (HBO tests) a volontairement utilisé les termes "burned" et "destructive" en parlant des textures Arri. Même dans la formulation on retrouve le politique.

Pascale :
C’est tout à fait normal, Suny parle du point de vue de HBO et il a évoqué très justement la question de la conservation et de la pérennité d’une œuvre, quelle qu’elle soit. Selon moi, HBO se positionne comme l’un des créateurs de série les plus importants des 20 dernières années, des séries comme "Six Feet Under", "The Wire" ou "Game of Thrones" que l’on pourra avoir plaisir à revoir dans 10 ans, dans 20 ans et au-delà.
Il est donc logique qu’en tant que propriétaire de ces séries, HBO se pose la question de leur pérennité.

La question de la conservation se pose très fortement depuis le début des années 2000. Laurent Dailland l’évoquait à propos de la restauration du film d’Alain Chabat Astérix, mission Cléopâtre (Note 5).
C’est un film très bien financé, tournage en 35 mm, parfaitement maîtrisé, on sait que cela se conserve très bien, mais aussi des trucages numériques à une époque où ils étaient encore “jeunes”. Laurent a pointé la difficulté de récupérer les éléments en 8-bit, qui ont été créés avec un logiciel propriétaire qui n’existe plus et qui fonctionnait sur des machines qui ne sont plus en état de marche.
Comment aurait-il fallu procéder ? Comment anticiper des avancées technologiques encore inconnues ? Ce n’est pas comme ces productions qui ne prennent pas la peine de faire une copie de leur Master, qui le laissent sur un disque dur pendant 15 ans et qui se lamentent ensuite de sa perte.
J’ai tourné des courts métrages en 35 mm au début des années 2000. Il en existe généralement deux copies argentiques : une copie Zéro et une copie Une. La copie Une a circulé en festivals, elle est généralement assez endommagée. Quant à la copie Zéro, c’était la copie brouillon, elle est donc moins bien que la Une et elle a été envoyée au dépôt légal. Côté Masters vidéo ils n’ont été faits qu’en SD pour éditer des DVD. Pas de scan HD parce que, dans une économie de court métrage du début des années 2000, personne ne pouvait se le permettre. On a donc aujourd’hui une image qui sur une télé 4K ne rend pas justice au travail initial.

Philippe :
Il y a effectivement toute une période du cinéma qui n’a pas été digitalisée, notamment dans les années 1980-90. Il est plus facile de trouver un film de Buster Keaton ou de Max Linder que ceux de certains réalisateurs importants plus récents.

Pascale :
Ce ne sont pas les films les plus anciens qui disparaissent, ce sont au contraire ceux des périodes intermédiaires. Je pense que beaucoup des premiers films tournés en HD ont disparu.
Je comprends donc très bien que HBO souhaite conserver les éléments les plus "propres" et je mets des guillemets – propre, c’est comme "brûlé" ou "cuit", qu’est-ce que veut dire propre ? – mais en tout cas des éléments les plus modulables possibles pour se donner la liberté de les ré-exploiter plus tard même si la technologie de diffusion a évolué.
Avec toujours la question artistique et éthique : est-ce qu’on les met au goût du jour, changement de définition, de format, d’étalonnage… ? Cela peut aller très loin. Est-ce une trahison ? Cette question s’est déjà posée avec les films Star Wars des années 1970-80 et leurs Special Editions de la fin des années 1990 (Note 6).
Quel est le pouvoir d’un réalisateur sur son œuvre, d’un producteur sur sa propriété ? Trahit-il les spectateurs qui aimaient les œuvres sur lesquelles il est revenu et dont il a détruit volontairement les éléments afin qu’elles ne puissent plus être vues sous leur forme initiale ?

De la même façon, HBO possède ses séries et a le droit d’imposer de garder tous les éléments qu’ils jugent nécessaires afin d’en faire ce qu’ils désirent à l’avenir.

Philippe :
Je suis d’accord avec cela mais je ferais la différence avec Netflix, non pas sur des séries, mais sur des films où la plateforme se réapproprie l’œuvre en exigeant d’avoir tous les éléments : images, sons avant étalonnage et mixage pour refaire selon les pays, l’époque, des versions optimisées, consensuelles ou les plus commerciales possibles. On ne peut pas comparer des séries de HBO où le producteur, qui est parfois le show runner, décide de remanier son film et un long métrage, même produit par Netflix, qui est remonté entièrement.

Pascale :
Sauf que là, on n’est plus dans la technique, le réalisateur-auteur part aux oubliettes. Et nous, en tant qu’opérateurs, on se demande presque ce que l’on vient faire là-dedans.

Philippe :
C’est être un opérateur de studio.

Pascale :
Pourtant les opérateurs qui ont travaillé avec Netflix disent qu’il est parfois extrêmement profitable d’avoir un directeur technique qui connaît tout le panel des productions Netflix. Face à une séquence particulière il va pouvoir dire : « On l’a déjà fait dans tel et tel shows, on l’a fait comme cela pour telle raison et on s’est rendu compte que ça ne marchait pas très bien pour telle raison et donc on préconise de faire plutôt comme ça ». C’est un gain de temps incroyable de pouvoir bénéficier d’une expertise si large.

Philippe :
C’est le côté paradoxal de Netflix qui dispose de grands techniciens et qui, en même temps, a décrété il y a quelques années que l’Alexa n’était pas conforme aux cahiers des charges de la plateforme parce qu’elle n’était pas 4K. Ainsi de nombreux directeurs de la photo ont été privés de travailler avec un outil qu’ils maîtrisaient, alors que la référence au nombre de pixels n’avait aucune base scientifique. Une RED avec des objectifs doux ou vintage peut paraître beaucoup moins piquée qu’une Alexa avec des objectifs très définis.

Je pense que nous sommes dans un temps et un système où les gens qui travaillent sont, pour la plupart, dépossédés de leurs outils, de la connaissance qu’ils en ont et de la liberté de les faire évoluer. On leur explique que le véritable travail se fera après. Dans le cinéma, nous ne sommes pas encore vraiment touchés, mais ce que j’ai pu voir lors des discussions entre Netflix et le comité technique d’Imago sur le rejet de l’Alexa et sur la peur de l’ASC de discuter ouvertement de ce problème à Camerimage, c’est que nous rentrions dans la liberté de choix de la caméra. C’est une décision à la fois artistique et politique et pas simplement technique.

Pascale :
Mais c’est là que cela frictionne, si l’on essaye de nous retirer des choses que l’on considérait comme nos prérogatives et je pense que, comme on a complètement embrassé ce statut d’artiste technicien, on refuse d’être transformés en exécutants.

Philippe :
On est d’accord. Quand j’ai proposé la liste des invités au comité technique, j’ai souligné que c’était très important que tu sois là parce que tu allais parler de ton parcours dans le cinéma indépendant et que tu allais certainement parler du pouvoir décisionnaire du réalisateur. Mais dans ce domaine, est-ce que tu ne penses pas que plus on donne de pouvoir créatif à un opérateur, plus on donne de pouvoir au réalisateur, bien évidemment s’il n’y a pas de conflits entre les deux.

Pascale :
Cela dépend effectivement en partie du rapport entre les deux. Je me rends compte que je n’aime pas parler en termes de pouvoir, parce que c’est cela qui amène des questions de hiérarchie entre les postes, un système très pyramidal avec des gens qui ont juste le droit de se taire et des gens qui peuvent devenir de petits autocrates, et je pense vraiment que ce n’est pas dans ces conditions-là que l’on crée les meilleures choses. Notre travail est plus de l’ordre de la collaboration, que de l’ordre du pouvoir.

Philippe :
Je suis d’accord avec toi, ce n’est pas le bon terme, mais je pense que les libertés créatrices notamment sur la caméra peuvent être un atout pour les films si c’est consenti, mûrement réfléchi et si, je le répète, on a eu le temps de communiquer.

Pascale :
Les "si" que tu rajoutes sont cruciaux. Mais il ne faut pas se voiler la face, il existe aussi des gens dans notre métier qui "abîment" les films, qui, pour flatter leur ego, vont imposer des décisions sans tenir compte de ce que cela génère pour le reste de la chaîne.

Philippe :
Il y a effectivement de dangereuses personnes qui ne s’inscrivent pas dans un travail d’équipe. Leurs décisions peuvent effectivement provoquer de vrais problèmes.

Dans le rapport entre les décisions artistiques et le numérique, je vois deux phénomènes importants :
Le premier est lié à la spécificité de l’évolution de la chaîne numérique. Il y a, et il y aura, de plus en plus d’entrées créatives possibles dans les caméras et en postproduction. A l’heure actuelle seuls les fabricants, les plateformes et les organisations internationales (SMPTE) (Note 7) sont décisionnaires, très peu de directeurs de la photo sont associés à ces choix, notamment sur la production virtuelle et le programme RIS (Note 8) de la SMPTE.
Le deuxième est la relation primordiale à la projection des rushes que nous avons pour l’instant un peu perdue. Le grand écran et la salle noire sont les meilleurs moyens pour un réalisateur de fédérer une équipe autour d’un projet, d’un désir de cinéma. Je pense que c’est comme cela qu’on apprend son métier, en comprenant aussi celui des autres. Pour aborder les décisions sur la cinématographie c‘est essentiel, or il semble difficile actuellement de prendre le temps d’organiser ce visionnage collectif alors qu’un petit projecteur HD et des rushes en ProRes sont des coûts minimes

Pascale :
Quand tu parles de grand écran, je te rejoins totalement. Moi je suis fan de la salle mais je pense que ce n’est pas la priorité de Netflix.

Philippe :
Complètement d’accord avec toi mais c’est aussi une erreur de Netflix car il y a de plus en plus de home-cinéma. En tout cas, travailler pour le cinéma et regarder les rushes sur un ordinateur me paraît anormal.

Dans cette histoire de décisions artistiques il y a aussi ce mythe du WYSIWYG (What You See Is What You Get), croire que parce que l’on voit rapidement sur le plateau une information, on a l’image. On croit souvent que l’on voit sur le plateau la même chose que le réalisateur ou l’on croit qu’il voit la même chose que nous. Or pour "avoir" une image il faut accepter de perdre du temps.

Actuellement la perception de l’image est toujours liée à une structure de pensée, une structure économique où il faut aller vite : la prise de temps est éliminée et le désir de tout avoir est prédominant.
Il peut y avoir deux raisons dans la prise de ces décisions artistiques en postproduction : les reporter est souvent preuve de sagesse si on n’a pas le temps de les prendre tranquillement en préparation, en revanche cela peut aussi signifier l’incapacité de faire des choix en amont.
C’est pour cela que "cuire" en toute connaissance des conséquences (et non pas "brûler") une décision artistique en amont peut-être aussi le moyen d’imprimer un désir dans l’image.

Pascale :
Ce rapport au désir initial est comme une boussole, il s’agit de fixer un cap qui sera suivi jusqu’au bout de la chaîne. Et pourtant, cela n’empêche pas de préserver un cheminement créatif, de se laisser entrainer au-delà du désir initial.
Pour moi, le cinéma c’est la possibilité d’emmener les gens loin de l’endroit où ils vivent géographiquement mais aussi mentalement et donc ne pas leur donner exactement ce qu’ils attendent. C’est vrai pour les spectateurs mais c’est vrai aussi pour celles et ceux qui financent les films, qui les fabriquent, qui les diffusent… laissons-nous surprendre.

Photo John Daly, BSC

Liste des invités du panel de l’Euro Cine Expo
- Suny Behar - Directeur de la Photo / Réalisateur (HBO - Série d’évaluations de caméras)
- Aleksej Berkovic (RGC, ITC co-président) – Directeur de la Photo
- Stefan Grandinetti (BVK) – Directeur de la Photo - Professeur en cinématographie
- Daniel Listh - Sony, Spécialiste des solutions d’acquisition de contenu
- Pascale Marin (AFC) - Directrice de la Photo
- Dirk Meier (BVK, CSI) - Senior Coloriste
- Rauno Ronkainen (FSC) - Directeur de la Photo - Professeur en cinématographie - Université d’Aalto, Département de cinéma | École des arts
- Philippe Ros (AFC, ITC co-président) - Directeur de la Photo
- Roberto Schaefer (ASC, AIC) - Directeur de la Photo
- Dr Tamara Seybold - Arri, Responsable technique de la science de l’image
- Marc Shipman-Mueller - Arri, Chef de produit senior - Systèmes de caméras
- Loren Simons - RED Digital Cinema, Conseiller principal en technologie cinématographique
- Dave Stump (ASC, MITC, ITC co-président) - Directeur de la Photo
- Ari Wegner (ACS) - Directrice de la Photo.

Lors de ce panel, des étudiants de la Hochschule der Medien (Université des sciences appliquées) de Stuttgart, dirigés par Stefan Grandinetti, BVK, sont venus présenter leur travail sur l’application du "Photon Path" (Note 9) :
- Johannes Hänsler
- Martin Koch
- Mario Krupinski
- Jonas Seidl.

Note 1
Vous trouverez toutes les informations sur la Visual Media Lab Conference sur l’article publié sur le site de l’AFC Une conférence bien réelle sur la production virtuelle

Note 2
Présentation de ces essais à Camerimage : article de Margot Cavret
"Camera Assessment / Evaluation de la caméra", par HBO
Ces essais ont aussi été présentés chez TSF le 15 avril 2023 à l’initiative du collectif Femmes à la Caméra
TSF HBO Camera Assessment Series 2023

Note 3
Le terme "burned" (brûlé / cramé) fait référence, lors de la prise de vue, à l’enregistrement définitif et irréversible de données dans l’image. Il est important de noter que le terme utilisé plus fréquemment est "baked into" ou "baked-in" (cuit dans).

Note 4
Imago Technical Committee

Note 5
Conférence AFC "La restauration des films"

Note 6
Voir à ce sujet le documentaire The People vs. George Lucas, d’Alexandre O. Philippe

Note 7
SMPTE : La Society of Motion Picture and Television Engineers (SMPTE), fondée en 1916, est une association professionnelle internationale d’ingénieurs et de cadres travaillant dans l’industrie des médias et du divertissement. La SMPTE a publié plus de 800 normes techniques et documents connexes pour la radiodiffusion, la réalisation de films, le cinéma numérique, l’enregistrement audio, les technologies de l’information (IT) et l’imagerie médicale.
SMPTE

Note 8
RIS : Le programme RIS (Rapid Industry Solutions) de la SMPTE a été conçu pour répondre aux besoins émergents de l’industrie. En travaillant avec des partenaires de toute l’industrie, la SMPTE a identifié la production virtuelle sur le plateau (OSVP, On-Set Virtual Production) comme un sujet approprié pour sa première initiative RIS, l’initiative SMPTE RIS OSVP.
Rapid Industry Solutions

Note 9
"Le Chemin du Photon" et "Le Glossaire"
Un nouvel outil lancé par l’ITC pour comprendre et enseigner comment une image numérique est créée
"Le Chemin du Photon" et "Le Glossaire".