Décès du directeur de la photographie Bernard Zitzermann

La Lettre AFC n°284


Si la carrière d’un opérateur devait se résumer au titre d’un seul film, Molière, par exemple, d’Ariane Mnouchkine, ce ne serait pas faire justice à Bernard Zitzermann, qui vient de nous quitter à l’âge de 75 ans, jeudi 1er février 2018 à Saint-Paulet-de-Caisson (Gard), ni rendre hommage à son travail photographique. Ses images – lumineuses et ombrées, colorées et contrastées, enveloppées et sensibles –, aux côtés de cinéastes aussi divers que variés, auront marqué d’un coup de patte délicat quelque soixante films pendant près de six décennies.

Né le 19 juin 1942 à Nice, Bernard Zitzermann débute en 1962 comme assistant opérateur de Willy Kurant, AFC, ASC, sur Un jour à Paris, court métrage de Serge Korber, et entre à l’Ecole de la rue de Vaugirard (aujourd’hui ENS Louis-Lumière) d’où il sortira diplômé en 1964. L’année suivante, il est second assistant de Raymond Lemoigne sur Quand passent les faisans, d’Edouard Molinaro.
En 1967, il participe aux images de Loin du Vietnam, film coréalisé par Chris Marker, Alain Resnais, William Klein, Joris Ivens, Agnès Varda, Claude Lelouch, Jean-Luc Godard, et cophotographié par Jean Boffety, Denys Clerval, Ghislain Cloquet, Willy Kurant, Alain Levent et Kieu Tham. De 1969 à 1974, il sera l’assistant et/ou le cadreur des directeurs de la photo Georges Barsky, Quinto Albicocco, Jean-Jacques Rochut et Étienne Becker.

C’est en 1973 que Bernard Zitzermann entame sa carrière de chef opérateur avec Un homme qui dort, de Bernard Queysanne, son premier long métrage. En 1974, sa rencontre avec Ariane Mnouchkine, à l’occasion de 1789, sera déterminante puisque commence une collaboration de quarante ans au cours desquels ils tourneront six films ensemble, jusqu’en 2014.
Outre les films de Bernard Queysanne et Ariane Mnouchkine, on pourra citer, entre autres réalisateurs avec qui il a travaillé, ceux de Frédéric Rossif, Elie Chouraqui, Claude Lelouch, Francis Girod, Patrice Leconte, Bob Swaim, Alexandre Arcady, Robin Davis, Alain Tanner, René Féret, John Berry, Tony Gatlif, Claude Goretta, Diane Kurys, Philippe de Broca, Philippe Le Guay, Christian de Chalonge, Claude Chabrol, Agnieszka Holland, Bartabas ou encore Philip Haas.
En 1979, Bernard Zitzermann se voit attribuer le César de la Meilleure photo pour Molière, d’Ariane Mnouchkine, et en 1981, il est nommé pour La Banquière, de Francis Girod.

Bernard Zitzermann, au Théâtre du Soleil - Photo Sylvie Biscioni / Kodak, dans <i>En Lumière - Les directeurs de la photographie</i>, Editions Dujarric, 2001
Bernard Zitzermann, au Théâtre du Soleil
Photo Sylvie Biscioni / Kodak, dans En Lumière - Les directeurs de la photographie, Editions Dujarric, 2001

Bernard a été membre de l’AFC depuis sa création, en 1990, et ce jusqu’en 1994. Membre du CA, il a été élu secrétaire en 1992.

Parallèlement à sa carrière de directeur de la photo, Bernard Zitzermann a enseigné, du milieu des années 1990 au milieu des années 2000, à l’ENS Louis-Lumière en tant que professeur associé à temps partiel (PAST). Il transmet alors son savoir aux étudiants en suscitant, à sa manière, leur intérêt pour la lumière et le cadre, leur faisant passer avec humilité, humour et sensibilité la beauté mais aussi la difficulté des métiers auxquels ils se destinent.

En 2001, il répondait à Pascal Martin, lui-même enseignant à Louis-Lumière, dans le cadre de sa thèse de doctorat intitulée "Le flou est-il quantifiable ? Etude du flounet en photographie et cinéma". Où il était question, entre autres...
D’optiques et d’esthétique
« Il y a plusieurs dimensions dans un objectif, la première étant de savoir l’utiliser. C’est là que d’être un technicien, cela a quand même son utilité, de savoir ce que signifie le rendu perspective d’un objectif, de savoir qu’au 25 mm, on aura un rendu - des déplacements, de vitesse apparente, de l’espace apparent - différent que si l’on est au 50. Et si l’on a des références picturales, on va se rendre compte très vite que dans la peinture italienne de la Renaissance, Giotto était un peintre "au téléobjectif", Francesca peignait "au téléobjectif" - disons 100 mm - alors que des peintres d’intérieur flamands ou d’autres peintres, c’était plutôt du 40 ou du 32 mm. C’est un peu cet équivalent en rendu perspective, en rendu de l’espace. C’est intéressant quand vous arrivez à maîtriser cela. [...]

Pendant 15 ans, j’ai eu chez Alga une série d’optiques qui m’était réservée. C’était une série de Kowa, que j’aimais beaucoup. Quand on a des films intimistes, chaleureux, où il y a des jeunes femmes à "arranger", les Kowa sont bien utiles, cela enveloppe un petit peu. [...] Il y a cette petite douceur qui n’est pas forcément désagréable. Je continue quand même à travailler sur les contrastes, même si elles sont douces, mes lumières sont tranchées, je ne fais pas des lumières en pleine face, avec une certaine part d’ombre et en utilisant la pellicule la plus sensible du moment pour avoir des images un petit peu dures avec des vrais noirs, c’est ce que je recherche. Sur des films comme La Balance, qui était un polar, j’ai employé des Zeiss, ils avaient leur utilité, dans le récit, dans la manière de raconter les choses, une espèce de crudité des néons, cela marchait plutôt bien. »

De distance focale idéale
« Tel objectif à tel endroit ? Non, mais j’aurais une attirance personnelle pour les très longues focales, cela vient de mon passé de cinéaste animalier avec Rossif. C’est vrai que l’on faisait des paysages au téléobjectif, je trouve que c’était intéressant. J’ai fait un court métrage où il y avait des plans larges qui étaient au téléobjectif et les plans serrés étaient faits au grand angle, cela donne un rapport aux choses. En général, on fait l’inverse, mais c’est un langage particulier. Une figure de rhétorique. »

Du choix de point et de bascule de point
« C’est un ensemble de rapports entre l’assistant, l’acteur et le cadreur. Il y a un truc que j’appelle la routine interne d’un plan, son rythme interne. Quand on est cadreur, ce que l’on voit dans l’œilleton, c’est un timbre poste. Quand un acteur vient vous demander comment était son jeu, cela me fait rire, mais on est très sensible à ce que j’appelle le rythme interne, les déplacements à la fois de la caméra, de l’acteur dans la lumière, parce que la lumière a un rythme aussi, et le point intervient là-dedans. Il y a des moments très souvent quand un assistant demande sur qui on met le point, « Focus on the money », on disait ça avant, c’était l’acteur le plus payé, c’était la règle, ça l’est moins maintenant, sauf quand De Niro dit : « Pourquoi j’étais flou ? », il faut pouvoir justifier.
Il y a des réalisateurs qui ont assumé ça, Godard, Scorcese. Il y a cette espèce de conjonction des choses, le point doit être à un moment donné sur un endroit que le spectateur a envie de voir. C’est cela qu’il faut, arriver à savoir ce que le spectateur a envie de voir à tel moment dans le film, ce que l’on veut lui faire voir, on lui crée l’envie. La lumière joue effectivement, si l’on a un acteur qui est silhouetté à un moment donné, il vaut mieux faire le point sur celui qui est le plus éclairé juste derrière, c’est plus intéressant. Je pense qu’il y a tout une gestuelle qui permet d’arriver à ça. Mais c’est de la mise en scène finalement, mais en même temps, c’est du travail de cadre, de lumière. Tout est imbriqué. »

En 1983, dans une page Kodak-Pathé publiée dans les Cahiers du cinéma, Bernard Zitzermann évoquait, entre autres éléments participant au rendu de l’image de certains de ses films, son travail de la lumière et son rapport à la peinture.
« Pour Molière, j’ai amassé une énorme documentation sur les lumières au XVIIe siècle : l’éclairage des rues, des théâtres, des maisons, etc. Nous voulions faire un film crédible et historiquement irréfutable. Mais les seules vraies références visuelles étaient les toiles de de La Tour, Vermeer, Rubens, Rembrandt. Barry Lindon venait de sortir. Je ne voulais surtout pas faire la même chose, éclairer par exemple avec la seule lumière des bougies, ce qui était mentionné partout comme un exploit d’éclairage. Le rendu réaliste de la seule lumière de la bougie est sans intérêt, c’est l’interprétation qui compte, en essayant de tomber en accord avec la vision que se fait le public de la lumière de l’époque. Bref, retrouver les peintres du XVIIe... »

« J’aime le Low Key, je préfère Rembrandt à Chardin. J’aime les tons chauds. Je préfère la photo de László Kovács à la vogue actuelle du bleu HMI chez certains opérateurs français...
Je pense que l’on peut faire des choses formidables avec la couleur de nos jours, la travailler avec une lumière aussi belle que le Noir et Blanc, inventer beaucoup plus même. Entre 1960 et 1970, la couleur était sans matière, sans vie, très à plat, mis à part ce qu’a fait Coutard avec Godard : ils ont vraiment inventé quelque chose qui n’a, hélas, pas fait école. Le Mépris, c’était Matisse au cinéma. J’attends le metteur en scène qui me fera aller plus loin encore ! »
Dans "Ira-t-on plus loin que Matisse ?...", texte en rapport avec les pellicules Kodak publié dans les Cahiers du Cinéma n°351, septembre 1983

Ariane Mnouchkine dira de lui :
« Il a acquis une certaine rondeur qu’il n’avait pas quand je l’ai connu. Il est plus "rond" et plus doux. Les comédiens l’aiment beaucoup parce qu’il est enveloppant : on ne l’entend pas, on le sent, il est là, comme un gros chat. Léger dans ses compositions de lumière et dans sa façon de vivre sur un plateau, très mobile. Entre les films, on ne se voit pas beaucoup, pas assez mais cela va peut-être changer. On a mûri tous les deux et je sens que le temps presse : il faut profiter des amitiés. Cela dit, quand je le retrouve, c’est comme si nous reprenions notre conversation de la veille. » Dans En lumière - Les directeurs de la photographie, entretiens réalisés par Dominique Maillet et publiés aux Editions Dujarric en 2001, ouvrage initié et soutenu par Kodak.