Entretien avec Lucie Baudinaud à propos de son travail sur "Olga", d’Elie Grappe

La magnésie et les larmes, par François Reumont pour l’AFC

Issu du conservatoire de musique de Lyon, puis de l’école de cinéma de Lausanne, Elie Grappe propose, pour son premier long métrage, le portrait moderne d’une adolescente ukrainienne, gymnaste de haut niveau, dont la vie bascule quand elle doit quitter son pays en 2014 à cause de la crise politique avec la Russie. Un film, à la fois sur l’engagement et les convictions, qui transporte le spectateur dans l’univers particulier de la gymnastique où les interprètes sont toutes de véritables athlètes. Lucie Baudinaud a mis en image cette histoire de jeunes filles entre la Suisse et l’Ukraine. (FR)

Quelle est l’origine du projet ?

Lucie Baudinaud : Elie Grappe travaille et réfléchit à ces thèmes depuis longtemps : le corps en action, l’excellence et l’extrême rigueur. Déjà pour Suspendu (son premier court métrage en 2014, notre première collaboration), il en était question. 
Elie a ensuite réalisé en 2015 un documentaire pour lequel il a filmé une musicienne ukrainienne arrivée en Suisse juste avant Euromaïdan. 
L’émotion de cette jeune femme face à l’exil, son rapport aux images de son pays, ainsi que son impuissance, ont beaucoup questionné Elie, alors en développement de son premier long métrage.
Je crois que c’est comme ça qu’il a voulu raconter l’histoire d’Olga, une gymnaste puissante qui se confronte à l’impuissance… et ainsi mettre face-à-face un enjeu individuel et des enjeux collectifs, explorer par le cinéma le lien possible entre frontières géographiques et frontières intimes. Faire un film sur l’exil, avec un personnage qui ne se sent pas à sa place, tiraillé entre plusieurs fidélités et confronté à une situation géopolitique qui la dépasse.

Comment avez-vous préparé le film ?

LB : Pendant les quatre années d’écriture nous avons beaucoup échangé avec Elie. J’ai lu presque toutes ses versions de scénario et nous parlions beaucoup de ses envies d’image. Il m’envoyait des photogrammes des films qu’il voyait, des photographies, des expositions… 
Il y avait Bill Henson (les visages dans la pénombre, la quasi monochromie de certains clichés), Naomi Kawase (Dans ses bras, certaines surimpressions, réflexions autour des skypes et des visages), Foxcatcher, de Bennett Miller (les textures des couleurs, l’approche du sport et du froid), Oslo, 31 août, de Joachim Trier (mise en scène, rapport direct entre le son, l’écoute et le flou, les bascules de points en contrepoints), High Life, de Claire Denis (les couleurs dans les nuits), et tant d’autres…
A partir de ces images j’ai constitué un document visuel pour projeter les intentions sur chaque séquence, dans l’ordre du scénario. Ensuite, pendant la préparation du tournage, ces références ont été peu à peu remplacées par les photos, que j’ai prises des décors, que j’étalonnais pour préciser les directions. 
Je partage ce "mood-board" avec l’équipe artistique pour accorder la direction artistique du film. Sur Olga, ce document a été très important car nous n’avions pas de chef déco à proprement parler. Nous avons tourné en trois sessions avec des interlocuteurs différents selon les pays (Suisse, Ukraine, Allemagne) et parfois des séquences en raccord direct d’un pays à l’autre… 

Dans quel ordre avez-vous tourné ?

LB : La première session de tournage a eu lieu en décembre 2019 pour tourner les séquences de gymnastique au Centre national suisse. Les comédiennes étant les vraies gymnastes de l’équipe nationale suisse, nous devions tourner pendant leurs vacances… et elles en ont très peu !
Ensuite, nous avions le bloc du tournage prévu en Suisse pour toute la narration ainsi que les séquences nocturnes tournées dans le gymnase…
Puis nous avons été arrêtés par le premier confinement en mars 2020. Il nous a fallu donc reprendre le tournage pour la partie Ukraine ainsi que le championnat du monde de gym, en août 2020.

Comment avez-vous tourné le championnat de gym pendant la crise sanitaire ?

LB : A l’origine nous avions prévu de tourner pendant un vrai championnat (à l’époque celui des Euros 2019 de Stuttgart).
A la reprise en août, c’était tout à fait impossible. La production a décidé de recréer son propre championnat en ayant recours aux mêmes prestataires, au même endroit, à Stuttgart. Pour nous, c’était un confort exceptionnel. J’ai pu intervenir sur toute la direction artistique du championnat au plus proche du film, de la couleur des tapis jusqu’à l’organisation des panneaux publicitaires…
En recréant intégralement la lumière de l’arène, j’ai pu plonger le public dans la pénombre et apporter du contraste qui contribue à la tension de la scène.
La totalité du public est créée par Mikros en CGI [Imagerie générée par ordinateur, NDLR]. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Arnaud Fouquet afin de nous approcher d’un rendu le plus réaliste possible. Il s’agissait de pénombre, mais aussi de profondeur de champ. Tout était calculé pour que le public soit toujours assez flou pour que le travail reste réaliste. Le résultat est assez bluffant, nous en sommes très contents.
Sur ce championnat, nous devons beaucoup à l’audace de notre directeur de production et de nos producteurs. C’était un formidable élan pour le film.

Parlons justement du point... Le film joue en permanence sur une très faible profondeur, comme pour isoler le personnage. Quels ont été vos choix de matériel ?

LB : Pendant son écriture Elie a beaucoup photographié ses décors et ses personnages avec son Mamiya. Il m’a tout de suite parlé de son envie de travailler sur un grand capteur, avec des optiques très droites, très définies.
Nous avons fait des essais dans cette direction et nous nous sommes arrêtés sur un couple caméra Venice / optiques Supreme Prime.
J’aime beaucoup le rendu des peaux sur ces optiques. La formule contient une lentille diffusante qui permet d’adoucir, d’arrondir la zone de netteté, si bien que cela apporte une certaine douceur à la finesse du piqué. A pleine ouverture, elles perdent un peu de définition, un halo se crée en bordure, et elles diffusent légèrement plus… Un look complémentaire que j’ai utilisé pour traiter un peu différemment certaines scènes, comme la scène finale dans la salle de gym en Suisse…
Pour le choix de la Venice, le travail du pied de courbe a été décisif. C’est un élément important car Elie voulait travailler les nuits très denses, les pénombres, sans avoir peur du noir, parfois à la limite du perceptible…
Certaines scènes sont tournées en totale obscurité sans aucune montée de bruit… lorsque même à l’œil j’avais du mal à percevoir les quelques photons qui se baladaient…
Dans le rapport au flou il y avait cette envie de pouvoir isoler Olga dans cet environnement qui lui était étranger, dans lequel elle peinait à s’intégrer. C’est assez troublant de pouvoir faire des plans larges avec une faible profondeur de champ. En général, je préfère fermer le diaph, j’aime voir de la netteté dans un plan large. Mais ici cela avait du sens de l’isoler malgré l’immensité de certains paysages.

Vous aimez le plein format ?

LB : Sur Olga, cela m’a paru évident. Je crois que c’est ce rapport au grandissement qui nous rapproche encore un peu plus du réel… il y a du volume, comme parfois une sensation de 3D dans les plans, les reliefs des paysages. Il y a aussi un nouveau rapport aux focales. Là où j’aurais utilisé un 35, j’étais au 50. Être proche d’un visage, d’un corps tout en étant déjà sur une longue focale, des rayons parallèles…
Dans des décors étroits, la possibilité de faire un plan large aussi…
Ceci étant dit, c’est aussi un piège. Très vite, certains plans deviennent impossibles à pointer. Parfois je me demande comment mon assistant, Alexis Cohen, s’en est tiré… car on voit que sur des valeurs habituellement confortables au point, la profondeur de champ est si étroite que cela demande une précision quasiment impossible… Nous avons progressivement su doser la taille de la profondeur de champ, l’adapter en cohérence des scènes, même si Elie était fasciné par sa capacité à isoler Olga dans sa mise en scène…

Lieu-clé du film, le gymnase en Suisse... Vous osez beaucoup d’ambiances lumières différentes.

LB : Il y a plusieurs couches dans l’organisation de la lumière du film : 
- Les espaces urbains et l’espace du sport
D’une façon générale, nous voulions traiter Macolin, le centre d’entraînement sportif, comme une bulle autonome, un monde suspendu et hors du temps : le travail des athlètes imperturbables, impénétrables.
En rapport avec la ville : celle située en contrebas, où Olga s’enfuit pour tenter de rentrer en Ukraine, et Kiev, la ville que l’on traverse au début du film. 
C’est pourquoi à Macolin, toutes les lumières sont blanches / froides quasi monochromes. En ville, au contraire, nous avons traité et choisi des rues "sodium", des lumières chaudes.
- La lumière et la gym
Pour le centre sportif il y a une recherche pour faire évoluer la lumière au long du film, comme la gym évolue pour elle : l’éveil d’une puissance jusqu’à sa disparition. Au début, le soleil pénètre l’espace et irradie ses premiers entraînements. Au fil de son intégration, on passe de séquences plus contrastes en lumière mais aussi en couleur. On jouait parfois sur les vêtements des athlètes et la présence des matelas foncés à l’image pour augmenter la tension de certaines scènes…
Quand Olga pénètre dans la salle en dehors des horaires d’entraînement, il s’agit de raconter autre chose que la pratique sportive. La lumière devait raconter ce lieu autrement. Pour la bataille de magnésie, la scène où elle se rapproche de Zoé devait cueillir le spectateur dans cet univers où l’idée lointaine d’une sexualité totalement inexistante peut tout à coup apparaître sans crier gare. Un moment de douceur qui ne devait pas ressembler à la séquence finale qui raconte littéralement son suicide sportif. Pour ce moment, je voulais que les engins disparaissent totalement dans la pénombre, et que ce soit l’extérieur qui appelle Olga. 
Pour cette séquence nous avons travaillé tout autour du gymnase, sans aucune lumière à l’intérieur de celui-ci. J’ai mis un certain temps à trouver la logique d’éclairage de cette scène, tant le gymnase est grand, et l’envie d’Elie de tourner dans tous les axes pouvait surgir à chaque plan…
 Nous avons opté pour une série de SL1 placés à plat, au sol en extérieur, afin de profiter de leur impact sur la taule du gymnase en pourtour de l’arène. Cela apportait un contre-jour à 360°, sans que je n’ai aucun angle mort. Cette taule et ses lignes ainsi éclairées devenaient un élément de transition avec les pavés de la place Maïdan, exactement comme le décrivait le scénario. Nous avons ainsi pensé à ce plan à 360° qui tourne comme un subjectif d’Olga aux barres et qui, progressivement, devient le défilement vertical des pavés de la place Maïdan…
- Les saisons
Enfin, il était important pour Elie de sentir que le temps passe. Nous avons cherché à raconter les saisons dans les différents sous-décors, en faisant évoluer la couleur des lumières des scènes. Les premiers intérieurs sont souvent chauds et, ensuite, on est plus proche des extérieurs hivernaux. 
Il y a par exemple la scène de skype avec la mère tuméfiée, après son accident. Olga est dans une bulle de neige toute bleue, on sent la tempête en dehors… Nous avons recréé cela avec des machines à neige, et moi j’ai superposé des couches de gélatines de ND et de bleu sur les vitres, afin de tenir une ambiance "chien et loup" pendant la durée de tournage de la scène.

Il y a un plan assez emblématique du film, lorsque Olga court seule dans la nuit autour d’un terrain de sport. On la suit en travelling de dos.

LB : Ce travelling avant qui suit Olga en train de courir, avec une caméra assez haute, ça vient, pour Elie, du cinéma de Gus Van Sant. On avait besoin, à ce moment du film, de montrer le personnage par rapport à son nouvel environnement, très froid et hivernal. C’est pour cette raison qu’on a en arrière-plan les lumières sodium de la ville. On la voit toute petite dans ce décor, comme perdue... ces lumières lointaines et en contrebas étant pour moi le souvenir de sa ville natale ukrainienne. On les retrouve ensuite en transparence lorsque Olga prend la fuite vers la ville pour retrouver son amie…
Un plan tourné au crépuscule à 6 400 ISO pour les dernières prises, à pleine ouverture… 

Et l’Ukraine ?

LB : Une succession de séquences où nous sommes passés d’un petit film d’auteur en Suisse à une grosse production à Kiev ! C’était assez confortable de pouvoir bénéficier de plus de moyens, techniques et humains… 
Le moment de la chambre qui brûle par exemple : j’avais tourné une passe dans la vraie chambre, puis celle-ci a été reconstituée en studio afin d’y mettre réellement le feu… Nous avons pu organiser un allumage par le centre de l’image, de sorte que, une fois re-timé en inverse, on puisse voir les flammes disparaître par le centre comme s’il venait de son ventre… au moment où l’on comprend que c’était un cauchemar.

Une belle expérience de tournage fut celle de l’accident de voiture. Nous avions une équipe de cascadeurs très rigoureuse et très impliquée dans le film. En préparant à distance, je leur avais fourni une animation sur Shot-Design de l’accident (la voiture, le 4x4, le tramway), sur laquelle on pouvait voir tous les axes caméras et leur durée de tournage en fonction de l’évolution de l’accident. Ils ont découpé leurs interventions en conséquence afin de ne déceler aucun problème d’angle de champ lors du tournage à deux caméras. La rencontre entre ces professionnels des voitures qui explosent à 200 km/h et notre équipe de jeunes cinéastes plutôt "auteur" nous a beaucoup amusés. Par exemple, lorsque la voiture manque de percuter un tramway, Elie voulait que je fasse un plan à 360° qui part d’Olga, tourne vers le tramway, continue de le suivre en tournant jusqu’à revenir sur Olga… (Il venait de revoir Les Fils de l’homme, de Alfonso Cuarón…) Pour eux, c’était compliqué de voir cela sans tête télécommandée et carcasse de voiture modulable… j’ai proposé un petit exercice de contorsion dans la voiture pour que je le cadre à la tête fluide… Le plan est rentré très facilement et en toute simplicité, cela les a beaucoup amusés. 

2013. Une gymnaste de 15 ans est tiraillée entre la Suisse, où elle s’entraîne pour le Championnat Européen en vue des JO, et l’Ukraine, où sa mère, journaliste, couvre les événements d’Euromaïdan.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)