Entretien avec la cheffe opératrice Eunsoo Cho, lauréate de l’Encouragement Spécial Angénieux 2025

Par François Reumont pour l’AFC

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Eunsoo Cho est la jeune directrice de la photographie sud-coréenne lauréate du Prix d’Encouragement Angénieux 2025. Cette native de Séoul a fait une partie de ses études à la Korean University of Arts, pour ensuite partir aux USA et compléter sa formation à Los Angeles à la prestigieuse USC. C’est là-bas qu’elle commence réellement à travailler sur de nombreux projets (clips, courts métrages, et bientôt longs) accumulant près de neuf ans d’expérience du plateau, notamment avec son camarade d’études Christopher Makoto Yogi pour lequel elle a tourné deux longs métrages indépendants.

De retour depuis 2012 dans son pays d’origine, elle partage son temps entre séries TV, clips et documentaires. Parmi ses dernières expériences, le documentaire The Last of the Sea Women, de Sue Kim (2024), sur les plongeuses de l’île sud-coréenne de Jeju qui plongent depuis des siècles au fond de l’océan, sans oxygène, pour récolter des fruits de mer et en vivre. (FR)

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?

Eunsoo Cho : Depuis mon adolescence, j’ai toujours beaucoup admiré Tim Burton et son univers si particulier. Je rêvais de travailler avec lui, et je me suis intéressée au métier de directeur de la photographie qui me semblait être l’un des plus proches collaborateurs d’un réalisateur de talent comme lui.
Au début je ne savais pas vraiment ce que ça pouvait représenter comme métier, comme compétences exactes, et je pensais, comme beaucoup de monde, que c’était surtout manipuler la caméra, cadrer le film. Peu à peu je me suis renseignée sur la question et j’ai appris ce qu’était réellement le métier... je n’en étais que plus fascinée.

"I Was A Simple Man", by Christopher Makoto Yogi (2021) - © Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved
"I Was A Simple Man", by Christopher Makoto Yogi (2021)
© Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved


"August at Akiko's", by Christopher Makoto Yogi - © Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved
"August at Akiko’s", by Christopher Makoto Yogi
© Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved


Avez-vous ensuite eu des maîtres en matière de photographie de films ?

EC : Parmi les directeurs de la photo que j’admire le plus, je dois citer Rodrigo Prieto, ASC, AMC, et notamment le travail d’image qu’il a pu faire avec Ang Lee (Brokeback Mountain, en 2005 et Lust, Caution, en 2007). Sa manière d’éclairer semble si naturelle, même si elle est souvent très travaillée.
Et je trouve qu’il se met vraiment au service l’histoire, que ce soit une ambiance très colorée, très sombre ou au contraire très claire. Je ressens beaucoup d’intentions dans son travail et j’aime la manière dont il sert les histoires. En termes de films, moi, je suis surtout touchée par les films naturalistes. Les films qui prennent leur temps pour raconter une histoire... peut-être un peu contemplatifs ! Certains les trouveront sûrement ennuyeux ou jugeront qu’il ne s’y passe pas grand-chose... mais moi j’aime ça. Et parmi les cinéastes auxquels je pense, il y a bien sûr Yasujiro Ozu, le grand maître japonais ou Edward Yang. Terrence Mallick aussi... Vous voyez mes goûts sont vraiment dans la lenteur de la narration !

"Lovely Lies" - © Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved
"Lovely Lies"
© Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved


Angénieux, ça veut dire quoi pour vous ?

EC : Beaucoup ! D’abord c’est une référence dans l’industrie cinématographique... Absolument tout le monde connaît les zooms Optimo. J’étais d’ailleurs extrêmement surprise d’avoir été choisie pour recevoir ce prix ! C’est vraiment un très grand honneur pour moi de recevoir cette distinction et j’ai encore de la peine à y croire avant d’y être pour de vrai. Mais pour être tout à fait honnête, je me suis souvent méfiée à mes débuts de l’outil zoom en tant que tel sur un plateau. Tout simplement parce que je m’apercevais que, quand je cadre avec un zoom, j’ai tendance naturellement à me rapprocher toujours de plus en plus des visages... même si on ne me le demande pas ! Ça, c’est quelque chose qui n’arrive pas avec les focales fixes, à moins bien sûr de déplacer la caméra, chose qui est beaucoup moins anodine !
Bien sûr, avec l’expérience je commence maintenant à mieux savoir utiliser les zooms, un peu comme un jeu de focale fixe qu’on change instantanément, mais avec lequel on se cale sur une valeur de plan fixe. D’autant plus que les zooms sont maintenant d’une qualité quasiment comparable aux optiques fixes.

"The Last Of The Sea Women", by Sue Kim (2024) - © Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved
"The Last Of The Sea Women", by Sue Kim (2024)
© Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved


Autre application, celle du documentaire, comme celui que je viens de tourner sur les plongeuses de Jeju, où là, le zoom devient absolument nécessaire par manque de place et pour pouvoir réagir très vite et capter ce qui se passe devant vous. Pour moi, maintenant filmer au zoom, c’est surtout associé à la spontanéité. Et je peux aussi mentionner mon travail sur les séries télé en Corée, ou la prise de vues multi caméra est devenu la norme, ce qui va sans dire qu’on ne peut pas se passer de zooms au moins pour éviter de cadrer la caméra qui est en contre-champ...

Comment abordez-vous l’éclairage d’une scène ?

EC : C’est le lieu qui détermine avant tout ma manière d’éclairer. À part peut-être certains projets tournés en studio qui doivent forcément partir de zéro, moi j’essaie toujours de m’adosser à la lumière naturelle d’un lieu, soit pour l’amplifier, soit pour la réduire. Mon obsession est de ne surtout pas suréclairer un plan. Il ne faut pas que la lumière se voit... Et dans ce domaine, le gros avantage avec la prise de vues numérique, c’est qu’on a le rendu en direct. Ce que vous obtiendrez, c’est ce que vous voyez ! Donc pour moi inutile de modifier quoi que ce soit si la lumière naturelle sert le plan ! Je recherche en aucun cas la perfection, ou l’application à tout prix.

"The Last Of The Sea Women", by Sue Kim (2024) - © Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved
"The Last Of The Sea Women", by Sue Kim (2024)
© Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved


"I Was A Simple Man", by Christopher Makoto Yogi (2021) - © Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved
"I Was A Simple Man", by Christopher Makoto Yogi (2021)
© Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved


Un exemple sur un film que vous avez fait ?

EC : Je me souviens, par exemple, cette scène de nuit dans le film de Christopher Makoto Yogi, I Was a Simple Man. Un dialogue entre deux personnages tournés vers l’océan, tourné à Hawai. Dans ce genre de situation, sur un petit film comme celui-là, vous n’avez aucun moyen d’éclairer la mer. Ni nacelles ni ballons... il faut faire avec les moyens du bord. Je me souviens que pour cette scène, j’étais un peu inquiète avec seulement un HMI 5 kW et un petit tube LED. C’était une nuit très sombre, avec une conversation très intime dans cet écrin de ténèbres. J’ai joué donc la carte de la lumière latérale, avec ce petit tube pour déboucher les ombres. Nos deux personnages sont face à l’obscurité, même si on sent la mer notamment à la prise de son. C’est comme ça, c’est aussi le sens de la scène.

Est-ce que vous avez ressenti de la difficulté en tant que femme à accéder à ce poste ?

EC : Quand j’étais plus jeune, au début de ma carrière, j’avoue que je ne me posais absolument pas cette question... C’est certain, pourtant, qu’il y avait une barrière et que plusieurs fois je sentais que je ratais un film parce que j’étais simplement une femme... Mais depuis quelques années je sens vraiment que les choses ont changé. Je pense même que ça devient un avantage car pas mal de productions m’appellent justement parce que je suis une femme ! Par exemple, sur ce documentaire dont je vous parlais The Last of the Sea Women, où, expressément, le désir avait été formulé de confier la caméra à une femme. Je constate aussi, en Corée, que dans les équipes image, et même dans les équipes électros, il y a énormément de jeunes filles... qui vont donc devenir à plus ou moins long terme les directrices de la photo de demain. C’est très encourageant ! En tout cas, j’ai toujours eu la chance que les réalisateurs qui m’ont engagée ne m’ont jamais fait ressentir quoi que ce soit sur la question. Je faisais le film grâce à mes références, ma sensibilité et ma faculté à m’adapter au projet. Pas parce que j’étais simplement une femme.

Eunsoo Cho - © Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved
Eunsoo Cho
© Photo courtesy of Eunsoo Cho. All rights reserved


Et par rapport à votre retour des États-Unis ?

EC : Le fait de revenir des États-Unis n’a pas vraiment eu d’influence sur cet aspect d’être une femme à ce poste. Par contre, c’est certain qu’on me considérait plus comme une étrangère que comme une autochtone. Mais c’était normal, par rapport à mon comportement, certaines habitudes que j’avais pu acquérir aux États-Unis.... Et c’est vrai qu’à mon retour en Corée, il y avait beaucoup de choses qui me semblaient un peu bizarres, voire étrangères ! Il faut dire que j’avais vraiment eu très peu d’expérience sur les plateaux en Corée à mon retour, ayant passé tout ce temps aux USA. Il a fallu que je me remette aux coutumes locales, ce qui maintenant est chose faite !

Un mot sur l’intelligence artificielle. L’Asie et les États-Unis sont très en pointe sur le sujet. Comment voyez-vous les choses par rapport au futur de votre savoir-faire ?

EC : Je me souviens qu’à la sortie du film Beowulf, de Robert Zemeckis (2007), entièrement généré en images de synthèse à partir de Motion Capture, les gens commençaient à dire que le cinéma tel qu’on le connaissait depuis sa création allait disparaître, qu’on se mettrait tôt ou tard tous à tourner sur fond vert avec des personnages virtuels ou des clones de comédiens... Bien sûr, pour l’instant le cinéma continue d’exister et on continue à tourner le film de manière tout à fait classique. Personnellement, j’ai du mal à m’imaginer quitter un tournage en décor naturel pour exercer mon métier devant un ordinateur à taper des commandes pour créer les plans... Ce serait définitivement beaucoup plus ennuyeux et déprimant. Bon, à la fois, si on me demande de refaire cette scène de nuit sur la plage avec l’aide de l’IA, j’imagine qu’on tournerait peut être les comédiens séparément dans un simple bureau, puis on chercherait à générer ce décor de plage par la suite. Et peut-être ce serait effectivement à moi de superviser cette création à partir de rien. Mais dans le fond, même si c’est à moi de fabriquer cette plage, cela reste peindre avec de la lumière... Je crée une scène avec de la lumière, une composition de cadre... Ce n’est finalement pas si éloigné que ça de ce que je fais actuellement. Ce serait juste d’autres outils...

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)