Faust

J’ai rencontré Sokurov il y a sept ans. Je tournais à Berlin un film de Peter Bogdanovich produit par des Allemands producteurs de Moloch et Pages cachées. Sokurov m’avait proposé de travailler sur Père et fils. Après quinze jours de préparation à Saint Petersbourg, le film fut annulé. Je n’eus plus aucunes nouvelles pendant sept ans.

Faust fut tourné à l’été et l’automne 2009 et deux copies 35 mm sortirent de Technicolor Londres une semaine avant le festival de Venise, en septembre 2011. Deux années pour finir un film définissent assez bien les difficultés de production rencontrées par un réalisateur hors normes. Les deux copies 35 mm furent les dernières à sortir de Technicolor qui, depuis, ne tire plus.
Deux ans et demi depuis le dernier jour de tournage en Islande et des rencontres avec des réalisateurs tout aussi passionnants ont estompé mes souvenirs du tournage. Il ne reste que des " moments "…
En voici quelques uns. Les questions techniques ne sont pas d’un grand intérêt.

1er jour à Saint Petersbourg
Depuis L’Arche russe, Alexandre Sokurov peut se permettre de faire ouvrir le musée de L’Ermitage. Nous sommes seuls, dans une salle aux alarmes désactivées, contemplant un portrait de Rembrandt.
« On peut lire l’âge de la personne représentée simplement par la touche du pinceau. Je cherche depuis vingt ans à retrouver cette touche sur l’écran. Et je cherche aussi que la couleur et la lumière racontent autre chose que l’histoire filmée. »
Afin d’assimiler ce qu’il vient de dire et gagner un peu de temps avant de passer pour un absolu crétin, je demande à ma traductrice de traduire à nouveau. Et je pense que ce n’est, après tout, pas plus mal que tous nos " échanges ", dans les cinq mois à venir, passent par une traduction.

Sokurov parle. Alla, la traductrice du consul de France, parle un français superbe. Elle hésite parfois sur les mots à employer et m’explique que la langue russe offre une très grande liberté dans l’ordre des mots. Je lui demande, dés lors qu’il n’y a pas de règles définies, comment peut-on dire que Pouchkine est plus grand que Lermontov ou Dostoïevski ? Sokurov sourit, dit que tout est dans la poésie de la langue, que celle-ci est une ouverture sur l’âme (la fameuse âme russe). Comment peut-on alors traduire des auteurs russes dans des langues aussi structurées que le français ou l’allemand ?
« Tentative vaine ! », répond Sokurov.
« C’est pour cette raison que nous tournerons le film en allemand et non en russe. L’écriture du film serait différente en russe. Le film sera plus brut, plus tranchant en allemand. Nous ferons le découpage du film en écoutant les comédiens en répétition ».
- « Parlez-vous allemand, Alexandre Nikolaïevitch ? »
- « Pas du tout ! Les dialogues ne sont qu’un des éléments du film, et pas le plus important. Par contre, le rythme, la violence ou la douceur d’une langue peut déterminer un changement de plan, et un rythme cinématographique ».

Tous les matins, nous partageons la même voiture pour nous rendre sur les décors. Une heure aller, une heure retour, qui deviendront trois heures aller, trois heures retour lorsque nous serons en Islande.
Sokurov ne veut pas s’asseoir à la " place du mort ". Depuis une agression dans les rues de Saint-Petersbourg où il faillit perdre un œil, il supporte ni les hautes lumières ni le soleil. Il reste assis à l’arrière, caché derrière ses lunettes de soleil. Sur le plateau, il ne voit pas ce que je vois. Même une image très douce lui semble, dans sa vue altérée, trop contrastée.
Pour le rassurer, j’achète une imprimante et tire des images de ce que nous faisons.

Le matin, sur le trajet, nous parlons de la journée à venir. Le film est découpé, story boardé. En préparation, nous avons, dans les décors, peint au sol les positions de caméra pour toutes le séquences. Il parle de ce que nous avons préparé.
- « Nous n’avons fait que le minimum. Ce n’est que le point de départ. Le vrai travail commence sur le plateau. La " mise en film ". Le script n’est que le support du travail artistique ; il faut maintenant le transformer en œuvre cinématographique. Il va falloir " l’épuiser ". Il faut « épuiser » une idée. On a le droit de se tromper, mais il faut au moins aller au bout de l’idée qui, une fois tournée, peut s’avérer être mauvaise. On aura au moins tenté quelque chose. »
Toutes les fins de journées, lorsque je le voyais, la tête entre les mains, l’air abattu, j’avais le sentiment que nous avions échoué, une nouvelle fois. Les retours à l’hôtel furent souvent très silencieux.

1er jour de tournage
Nous avions pensé un travelling d’une vingtaine de mètres pour un plan très large dans une forêt.
- « Montrez-moi quelque chose, Bruno ! »
- « Alexandre Nikolaïevitch, nous n’avons pas encore les acteurs et n’avons pas répété ! »
- « Nous connaissons l’histoire, n’est-ce pas ? Nous savons ce que nous avons à tourner, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas besoin des acteurs. Trouvons d’abord le cadre, comprenons-le et nous verrons ce que nous ferons avec les acteurs dans ce cadre. D’ailleurs, les acteurs ne sont ni maquillés ni habillés. S’ils viennent sur le plateau maintenant, ils ne sont que des acteurs, certainement pas les personnages. Nous devons d’abord comprendre le cadre et le plan ; le travail avec l’acteur se fera après. »
- « Alors, voici un cadre, Alexandre Nikolaïevitch ! »
- « Bien… ! Pouvez-vous cadrer les feuilles au sol ? Nous ferons le travelling sur les feuilles mortes. Les pieds rentreront et sortiront du cadre car le travelling aura son propre rythme. Puis nous remonterons quelques mètres avant la fin du travelling et nous trouverons les comédiens… quelque part. Qu’ils soient près ou loin de la caméra n’est pas très important. »
- « Voulez vous faire aussi un gros plan sur l’acteur, Alexandre Nikolaïevitch ? »
- « Et vous ? Nous entendons ce qu’ils disent, n’est-ce pas ? A ce moment de la scène, l’écart entre ce qui est vu et ce qui est entendu est plus porteur de sens. Nous nous passerons donc du gros plan. »

Anton Adasinsky, le seul acteur russe, demande, qu’une fois dans son costume, on ne l’appelle plus par son prénom mais " Ravtavchyk ", qui veut dire " usurier ".

Dans le même esprit " d’épuisement " d’une idée, Sokurov épuise le plan. Il ne coupe un plan que lorsque celui-ci ne peut plus aller plus loin.
- « Ce plan est fatigué, il ne peut plus rien nous donner, ni nous dire. Trouvons autre chose ».
Ainsi, un plan dans un axe précis, nous emporte, comme s’il nous parlait. Il devient un 180° puis certains jours, 360°.
Un jour, je dus intervenir au milieu d’une répétition qui aboutissait à une sorte de double 360° dans un décor plafonné et une seule fenêtre.
- « Alexandre Nikolaïevitch, je ne peux pas éclairer ce plan. Nous voyons tout le décor, je ne peux rien cacher… »
- « Pourquoi n’essayez-vous pas ? ».
Me voici courant chez le quincailler le plus proche, cherchant des guirlandes de Noël, que j’agrafe derrière des meubles, un coin de mur…

Sokurov, n’est pas un cinéaste de la parole, mais du corps. Il dirige les comédiens en les touchant, les malaxant. Il leur demande de dire leur texte dans les positions les plus inconfortables et instables qui soient ; cet inconfort est celui du monde dans lequel les personnages vivent. La caméra flotte et les acteurs sont en déséquilibres. La caméra, comme un des personnages du monde en transition près de basculer que nous filmons, perd les comédiens un instant pour les retrouver à nouveau, ailleurs.

Et puis… Trois objectifs russes fabriqués par des ingénieurs de l’ex Armée rouge.
Celui au deux blocs anamorphiques dont on peut changer l’orientation en cours de plan.

Le " télescope " qui nous permis de faire un très gros plan de Marguerite. Le nez de l’actrice touche la frontale et il faut 22 de diaph pour avoir quelque chose de net.
Et le dernier objectif que je n’ai jamais pu démonter car ses composants relèvent du " secret défense " à tel point que tous les soirs, un des assistant russes l’emportait dans sa chambre d’hôtel.
Et le miroir… Un miroir de deux mètres sur un mètre vingt. Monté sur vérins ; qui peut pivoter horizontalement et verticalement et dans la réflexion duquel je filme une bonne partie du film.

Notre dernier jour de tournage se passe en Islande sur le volcan qui, quelques mois plus tard fera parler de lui. Notre décor, la dernière image du film, n’existe plus. Ce qui fera dire à Sokurov que c’était vraiment le décor qu’il nous fallait.

L’étalonnage que j’avais organisé à Londres avec Peter Doyle commence à Helsinki.
La ville se trouve à 300 km de Saint-Petersbourg, ce qui permettra de transporter la copie dans le coffre d’une voiture et quelques dollars ouvriront la frontière. (Selon la loi russe, les films doivent être tirés en Russie).
Nous passons trois des huit jours que nous avions pour étalonner à recalibrer la salle d’étalonnage dans un dialecte finno-anglo-russe. Et repartons huit jours plus tard, à court de liquidités et une seule bobine étalonnée. Un an après, nous nous greffons sur le film de Tim Burton, et utilisons la salle d’étalonnage spécialement créée pour Dark Shadows à Pinewood. Bien étrange de dire à Sokurov que nous l’appellerons tous les matins après le départ de Tim Burton de sa séance de rushes.
Nous reprenons tout à zéro.
- « L’image ne doit jamais suivre le récit. Parfois les couleurs doivent crier, pleurer ; parfois se détester, parfois s’unir comme un couple. »
Je suggère qu’il n’y ait jamais de continuité dans l’étalonnage, même à l’intérieur d’une scène. Ainsi, telle scène peut commencer dans les bleus verts et finir dans les jaunes. Nous changeons même l’étalonnage en cours de plan, sur un mouvement de caméra. Et puis, certaines scènes ont un contraste différent, une autre densité. Certaines images sont sales.

  • « Le spectateur doit pouvoir détester un plan… »

Technicolor Londres vient de débaucher une centaine de personnes. Dès la fin du mois d’août 2011, Technicolor ne tirera plus de copies. Nous rappelons les chimistes pour les deux copies de Faust. Des copies faites " à la main ". Quatre copies avant la première vraiment fidèle à l’étalonnage.

Entre deux plans du tournage de Dark Shadows, je fais mes adieux à Sokurov qui sort, souriant, de la salle de projection 007 de Pinewood, la salle de James Bond, où il vient de voir son film. Une belle copie " artisanale ", dans une des meilleures salles d’Europe avant la première au festival de Venise et le coffre d’une voiture retraversant l’Europe entière jusqu’à Saint-Petersbourg, la veste du chauffeur emplie de dollars.

Portfolio

Technique

Caméra : Arricam ST et LT (pour Steadicam)
Format : 1,37:1
Objectifs : Master Primes, zooms Angénieux Optimo 17-80 et 24-290 mm
Pellicule : Kodak 5219
Loueur : Arri Media, Prague
Développement négatif : Barrendov, Prague
Tirage copies et DCP : Technicolor, Londres
Postproduction : Generator Post, Helsinki - Technicolor, Londres
Etalonneur : Peter Doyle