"L’Europe des séries : la France prête à entrer dans la course"

Entretien avec Marc Nicolas, directeur général de La fémis

La Lettre AFC n°256

Le Monde, 19-20 juillet 2015
Pour le premier volet d’un ensemble de six articles consacrés à l’Europe des séries, Le Monde s’est entretenu avec Marc Nicolas, directeur de l’Ecole française du cinéma La fémis. Il a lancé un cursus d’un an de formation au scénario de série en 2013-2014. Cette spécialisation concerne chaque année dix étudiants âgés de moins de trente ans et déjà expérimentés en écriture.
Marc Nicolas sur un plateau de La fémis, le 3 juillet 2015 - Photo Roberto Frankenberg pour <i>Le Monde</i>
Marc Nicolas sur un plateau de La fémis, le 3 juillet 2015
Photo Roberto Frankenberg pour Le Monde

Ressentez-vous encore des résistances face à votre décision de faire entrer les séries au sein de l’école française du cinéma ?

Marc Nicolas : Non. Il m’a fallu sept ans pour convaincre le milieu du cinéma que les meilleures séries n’avaient pas grand-chose à envier au cinéma, depuis "Les Soprano", "Six Feet under" ou "The Wire", mais aujourd’hui, c’est fini. Cela dit, ma décision de proposer cette spécialisation au scénario de série concerne aussi bien les jeunes qui intègrent l’école que l’ensemble des intervenants qui viennent les former. Car pour faire cours, les scénaristes doivent eux-mêmes, au préalable, définir ce qu’il convient d’enseigner et comment ; ce qui les amène à lentement élaborer un langage commun. Alors que ces auteurs écrivent dans la solitude, ici, ils se rencontrent et définissent des catégories de pensée, ne serait-ce que lors d’échanges dans l’escalier ; ce qui, au final, irrigue l’ensemble du monde des scénaristes. C’est cela aussi, la vocation souterraine de toute grande école.

Vous pariez donc sur les séries en tant qu’objets artistiques ?

Bien sûr. La télévision va être dominée par les séries, précisément parce qu’elles correspondent parfaitement à ce médium : contrairement au cinéma, la télévision connaît son public et peut le fidéliser. Il y a quelques années encore, on pouvait croire que les séries étaient des objets typiquement anglo-saxons.
Mais on a vu qu’Israël, le Danemark ou la Suède, avec des budgets modestes, réussissaient à créer des séries de grande qualité ("Hatufim", "Borgen", "Real Humans", etc.). Du coup, la France a commencé à pâlir et à prendre cela au sérieux. Ici, en fait, l’ancien monde est mort et le nouveau pas encore né : nous ne pouvons plus nous contenter de l’existant, mais ne sommes pas encore parvenus à ce vers quoi nous tendons.

On ressent bien des frémissements dans le service public en France, mais quelle frilosité...

C’est logique, étant donné notre façon de procéder. Toutes les industries de la planète réalisent un premier épisode, un "pilote", avant de se lancer dans la production d’une série… sauf nous ! Aux Etats-Unis, une fois les projets de séries sélectionnés, les diffuseurs demandent toujours un pilote pour ne retenir, au final, que ceux qui convainquent ; puis ils lancent une demi-saison, afin de corriger le tir en cours de route si nécessaire. S’ils pratiquent ainsi, ce n’est pas parce que c’est inscrit dans l’ADN de la série américaine, mais bien parce que toute industrie teste ses concepts et procède à des essais, avant de se lancer dans la fabrication.
En France, on veut lire le scénario en entier avant toute décision, ce qui prend beaucoup de temps et d’énergie, et on ne réalise pas de premier épisode « pour voir ». C’est absolument fou ! C’est ainsi que l’on risque, chaque fois, l’accident industriel.

Aucun espoir, alors, pour les séries françaises ?

Au contraire, je suis très optimiste ! On a déjà aligné toutes les erreurs possibles, cela ne peut que s’améliorer. On sent bien, d’ailleurs, que tout le monde en a conscience, si bien qu’à l’horizon de cinq ans nous aurons en France des séries d’une qualité incontestable, le temps que les mécanismes se mettent en place.

A quels mécanismes pensez-vous ?

Ce qui manque encore en France, outre les pilotes, c’est de créer des séries en quantité. Réaliser beaucoup plus de séries permettra de mettre fin à la crainte de l’échec de la part des décideurs : rater une série sur dix fait trembler, en rater une sur cinquante n’a rien de grave. Et cela évitera aussi l’autocensure de la part des auteurs.
Par ailleurs, une politique ambitieuse amènera à faire disparaître cette absurdité que vit encore la France, celle de n’avoir aucun laboratoire alors que, là encore, il en existe par nécessité dans toutes les industries.

Nous nous devons de disposer d’un lieu qui soit à la fois un terrain d’expérimentations et une poubelle géante, afin que les créateurs puissent s’essayer à toutes sortes d’exercices et même se planter : des petites choses pas chères, des projets lourds et coûteux, des séries de journée, d’autres de soirée, des formats divers (26 minutes, 52 minutes ou mini-séries), des fictions visant des publics divers et des supports différents, etc. Pour que toutes les audaces aient droit de cité, et que les auteurs se forment. Or ce type de laboratoire n’existe pas en France.

Le service public en a un avec TV Lab de France 4…

Oui, ceux qui l’animent sont imaginatifs et créatifs, mais un labo, il lui faut dix ans devant lui… Ce qui suppose, bien sûr, que les dirigeants du service public ne changent pas tous les ans, faute de quoi aucune continuité n’est possible. La Grande-Bretagne a ce labo depuis longtemps déjà en télévision ; mais le public britannique considère et aime sa télévision, ce qui est moins vrai en France… Chez nous, notre labo géant, c’est le cinéma.

Ce qui semble nous différencier des Anglo-Saxons et des Scandinaves, n’est-ce pas aussi le manque de confiance accordé aux auteurs en France ?

Si, mais cela va évoluer, comme ça s’est déjà produit aux Etats-Unis avec le système du "showrunner". Que fait le "showrunner" ? Il imagine son histoire et dirige la confection de la série de bout en bout, à l’image du réalisateur au cinéma.
Comme les diffuseurs français vont multiplier les projets de séries, ils devront accorder de plus en plus de latitude aux conteurs d’histoires. D’autant qu’en se professionnalisant de plus en plus auteurs et producteurs de séries vont prendre de plus en plus de poids, au fil du temps.

Pour le moment, c’est uniquement l’absence de séries longues qui fait que l’on ne confie que rarement l’ensemble de la fabrication d’une série aux auteurs. Mais lorsqu’on doit produire douze ou vingt-deux épisodes par an, plusieurs saisons de suite, cela devient indispensable.
Avec la sérialité, pour diriger et unifier toutes les équipes, il faut absolument un auteur, à l’image du réalisateur au cinéma. Il ne s’agit donc plus de se demander si, oui ou non, nous aurons nous aussi des "showrunners" en France, mais plutôt quand.
Cela dit, il n’existe pas de pureté du genre, pas de procédé type, avec une manière idéale et unique de travailler ; ni aux Etats-Unis ni en France. A terme, tout coexistera : des auteurs de séries se consacrant uniquement à l’écriture par goût, et des auteurs-réalisateurs (les "showrunners") comme Fabrice Gobert avec "Les Revenants".

Votre optimisme semble bien opposé au manque d’audace des chaînes dont témoignent nombre de professionnels !

Mais c’est le fruit d’une histoire de l’audiovisuel français qu’il ne faut jamais oublier… Tout d’abord, contrairement à ce qui s’est passé en Grande-Bretagne, notre cinéma, en France, a très longtemps dominé la télévision. Par ailleurs, le secteur public a conservé le monopole de la télévision jusque dans les années 1980, c’est-à-dire très tard, contrairement à ce qui s’est passé en Angleterre où la concurrence existait. S’ajoute enfin à cela une erreur qu’aucun autre Etat au monde n’a faite : privatiser la première chaîne de service public française, celle qui faisait le plus d’audience et de ressources publicitaires… Autant de faits historiques qui expliquent le sous-développement de la télévision par rapport au cinéma en France, mais aussi la fabrication de téléfilms de 90 minutes (de même durée qu’au cinéma) plutôt que de séries, ainsi que l’absence d’audace de notre télévision, faute d’obligation d’innover pour faire face au privé.
Mais cette phase s’épuise d’elle-même. J’ai vraiment le sentiment que tout cela évolue, comme le montre notamment ce qui se fait à Canal+… Un petit déclic, un soupçon de volontarisme public, quelques acteurs de poids, et tout ça va flamber !

(Propos recueillis par Martine Delahaye pour Le Monde du dimanche 19 - lundi 20 juillet 2015)