L’éditorial de juillet

Par Gilles Porte, président de l’AFC

par Gilles Porte Contre-Champ AFC n°310

Récemment, la chaîne américaine de diffusion en ligne HBO décide de retirer provisoirement de son catalogue le film Autant en emporte le vent pour y insérer un message de contextualisation : « Autant en emporte le vent est le produit de son époque et dépeint des préjugés racistes qui étaient communs dans la société américaine », et HBO de préciser qu’il serait « irresponsable de maintenir ce film sans explication et dénonciation. »

Ce mois de juin a également vu un certain nombre de statues être déboulonnées, notamment dans la ville de Richmond (Virginie - USA) où certains d’entre nous nous sommes rendus pour présenter des films dont nous avons signé la photographie et animer des master classes sous le regard bienveillant de Pierre-William Glenn[1], membre du comité d’administration du French Film Festival.

Parmi les huit Oscars que remporte l’œuvre culte de Victor Flemming, il y a celui d’Hattie MacDaniel, première actrice afro-américaine récompensée de la sorte[2]. Une actrice qui n’a pas eu le droit d’assister à la première du film ni de s’asseoir avec le reste de l’équipe lors de la cérémonie des Oscars. Elle a dû s’installer au fond de la salle, au rang réservé aux Noirs…

Plutôt que de se donner bonne conscience en tentant de plaquer notre morale du 21e siècle de manière anachronique, ne serait-il pas temps d’envisager de véritables cours d’éducation à l’image dans les collèges et les lycées ? La question urgente qui se pose aujourd’hui ne serait-elle pas de savoir comment nous pouvons garder et élargir la mémoire de notre passé, tout en créant ensemble notre avenir ? Effacer ce qui a été fait ne sera-t-il pas toujours plus facile que de faire ce qui ne l’a pas été ?
Si l’on souhaite pouvoir interdire ou du moins cadrer les œuvres comportant des représentations raciales offensantes, alors pourquoi ne pas traiter avec la même rigueur celles dénigrant les pauvres et certaines classes sociales pour mieux valoriser les "winners" ? Et que dire des films parfois profondément machistes dans lesquels un sexisme ambiant règne ? Ces représentations sont-elles moins nuisibles que des œuvres racistes ?
Que doit-on faire de certains albums de Tintin qui sont destinés à un jeune public ? Croit-on vraiment qu’un avant-propos « restituant l’œuvre dans son contexte » suffirait pour empêcher les enfants de rire des Congolais dessinés par Hergé ? Et les pyramides, on les détruit parce qu’elles ont été construites par des esclaves ou on prend le temps d’expliquer ce qu’elles racontent ?
A l’heure où "l’égalité des chances" n’est pas encore garantie, faut-il s’étonner que des hommes et des femmes se retrouvent au pied de certaines statues pour les déboulonner ? Plutôt qu’honorer et célébrer certains individus ou des faits historiques, ne faudrait-il pas, au contraire, les enseigner dans tous les lycées Jules-Ferry de France où les adolescents ignorent bien souvent les déclarations sur « les races supérieures » de celui qui a donné pourtant son nom à leurs établissements ?
Ne serait-il pas temps de voir les écoles non pas simplement comme de simples "foyers de contamination" mais plutôt comme "des chaînes de transmission", et pas seulement d’un virus ?

L’histoire que l’on raconte est souvent l’histoire des vainqueurs, l’histoire de la majorité, l’histoire qui a été vue et vécue par ceux qui avaient le pouvoir et les moyens de faire entendre leurs voix par la postérité. Si les statues et certains monuments historiques sont si souvent pris comme symboles de la lutte, n’est-ce pas précisément parce que ces objets culturels attestent du fait que beaucoup de voix n’ont jamais eu droit de cité.

« Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la Culture. » (Chris Marker)

Plutôt que de tenter d’effacer des traces, des noms, des visages et des gestes de notre Histoire et de la revisiter ou de la nier, ne devons-nous pas, au contraire, nous, directeurs et directrices la photographie, participer à les révéler ? Le problème est-il l’existence de ces statues et la projection d’Autant en emporte le vent ou la persistance d’un racisme systémique ?
A l’AFC, nous avons toujours accordé une grande importance à la transmission et à l’éducation, et donc à l’analyse d’une image… Si, dans le fait d’effacer des noms, il y a l’idée qu’on n’assume pas ce passé, tenter de regarder en face ce passé, de l’expliquer, de le contextualiser est plus que jamais nécessaire…
En continuant de partir avec des caméras pour accompagner parfois la parole d’hommes et des femmes qui essaient de faire bouger les lignes[3], nous, directeurs et directrices de la photographie, ne contribuons-nous pas aujourd’hui à dénoncer un racisme qui souvent nous épargne parce que blanc de peau ? Et s’il nous arrive de mettre un genou à terre pour témoigner de notre solidarité et de notre soutien, ce geste de compassion, d’union et de réconciliation - qui sert aussi à stabiliser un cadre ! - ne suffira jamais. Il nous faudra, je crois, toujours essayer de continuer à accompagner des images, comme nous l’avons si bien fait lors de cette période de confinement, dans des écoles[4] et alors... autant en emporteront les Blancs…
Pour finir cet édito de juillet non pas sur la statue de Léopold II, déboulonnée en Belgique, où celle de Colbert, à l’origine du "code noir", donnons la parole au grand Jacques à qui je dois, je l’avoue, aussi une certaine éducation juste grâce à certaines de ses chansons :
« J’aimerais tenir l’enfant d’Marie
Qui a fait graver sous ma statue
« Il a vécu toute sa vie
Entre l’honneur et la vertu »
Moi qui ai trompé mes amis
D’faux serment en faux serment
Moi qui ai trompé mes amis
Du jour de l’An au jour de l’An
Moi qui ai trompé mes maîtresses
De sentiment en sentiment
Moi qui ai trompé mes maîtresses
Du printemps jusques au printemps
C’t enfant d’Marie je l’aimerais là
Et j’aimerais qu’les enfants ne me regardent pas […]

(Jacques Brel – La Statue)

[1] Pierre-William Glenn Master Class 27th French Film Festival Richmond VA USA
[2] Why Gone With the Wind will never be forgotten
[3] Le Procès contre Mandela et les autres
[4] Rencontres confinées : Claire Mathon à propos du film Portrait de la jeune fille en feu.

En vignette de cet article, Vivien Leigh et Hattie McDaniel dans Autant en emporte le vent.