festival de Cannes 2013
Le directeur de la photographie Antoine Héberlé, AFC, parle de son travail sur "Grisgris", de Mahamat-Saleh Haroun
Synopsis
Alors que sa jambe paralysée devrait l’exclure de tout, Grigris, 25 ans, se rêve en danseur. Un défi. Mais son rêve se brise lorsque son oncle tombe gravement malade. Pour le sauver, il décide de travailler pour des trafiquants d’essence…
Antoine, connaissais-tu l’Afrique noire avant ce tournage ?
Antoine Héberlé : Oui, j’avais tourné trois semaines au Zaïre il y a quinze ans et au Sénégal aussi. C’est une première collaboration avec Mahamat-Saleh Haroun pour ce film tchadien. Ce réalisateur, qui vient du journalisme, vit en France depuis trente ans et a une vraie volonté de faire du cinéma dans son pays pour y porter un savoir-faire. Il m’a donc demandé de travailler avec des techniciens africains. Son directeur de production local, Sékou Traoré, qui est aussi réalisateur, a l’habitude de tourner avec des équipes compétentes puisqu’il y a une réelle tradition cinématographique au Burkina Faso. Je suis donc parti seul avec mon assistant caméra. Le chef électro et le chef machino étaient burkinabés.
Mes deux électros étaient l’un musicien, l’autre régisseur de boîtes de nuit. L’un des machinos travaillait dans le transport et l’autre était menuisier…, des compétences à éprouver donc. Dans les précédents films d’Haroun, il y a surtout des extérieurs jour et peu de décors. Par contre, Grisgris est en grande partie tourné de nuit, dans des endroits où il n’y a vraiment aucune lumière. Dans ce film, il y a aussi davantage de personnages et de décors. Les deux premières semaines furent donc un peu rudes, mais la bonne volonté et le désir d’apprendre ont pris le dessus.
A propos du matériel, quels ont été tes choix ?
AH : Il n’y a aucun matériel sur place et nous avons donc tout fait venir de France. Ayant juste un groupe de 10 kW, j’ai du utiliser des sources à haut rendement. En lumière du jour, j’ai pris des Arrimax, un 4 kW et deux 1 800 W, des sources vraiment " efficaces " et faciles à travailler. En fluo, j’ai pris des Kino dont les Vista Single très pratiques, à gros rendement également. Même si c’était du matériel neuf qui partait en fret, TSF m’a bien suivi sur ce projet. Ils ont compris qu’il me fallait du matériel efficace. J’ai pris également des petites sources pratiques pour éclairer dans les voitures et les petits décors, comme des LEDs, des doigts de fée. Plutôt des sources récentes, que mes collaborateurs africains découvraient. Ce fut épuisant au début, car il fallait que je revienne sans cesse sur la mise en œuvre de telle et telle source, des accessoires type Chimera, des différents ballasts, etc. Mais à la fin du tournage, tous m’ont dit qu’ils avaient beaucoup appris et ça, c’est une grande satisfaction !
Côté caméra, j’ai choisi l’Arri Alexa. J’avais testé l’Epic dont le rendu des couleurs de peau m’a franchement convaincu, mais j’ai douté de sa fiabilité avec la chaleur, plus la surventilation bruyante, et comme il n’était pas possible d’avoir deux corps caméra, je suis finalement parti avec l’Alexa que je connaissais bien. C’est une caméra avec laquelle on peut travailler en très basse lumière et c’était un bon atout pour ce film.
Dans ces conditions d’éclairage réduit, vers quelles optiques t’es-tu dirigé ?
AH : Avec des caméras à la sensibilité de 800 ou 1000 ISO, des obturateurs qu’on peut, dans certaines conditions, ouvrir davantage que 172,8 °, on s’en sort très bien avec une ouverture à T.2. Les GO ne sont pas indispensables. Et depuis que je travaille en numérique, je trouve toujours que l’image est trop définie, trop " sharp ". Alors je travaille avec des optiques anciennes, plus " rondes ", comme la série Zeiss T 2.1 pour cette fois-ci, que j’ai couplée avec un zoom Angénieux Optimo 28-76 mm. Ce zoom est plus pointu, je le filtre davantage et ça matche bien. Je trouve aussi que ces Zeiss résistent bien aux flares dus aux réflexions du filtre " by pass " de la caméra. De plus, ce sont des optiques légères pour l’épaule.
Le choix du format était le 2,35, mais pour le coup, je ne me voyais pas partir avec une Alexa 4:3 et des optiques anamorphiques, si peu de lumière et des compétences réduites. Pas de Scope donc, mais un 2,35 réalisé en recadrant dans l’image. Maintenant que le film va être projeté à Cannes, dans le Grand Auditorium Lumière, j’ai quelques regrets ! On devrait toujours considérer que le film pourra être projeté sur un écran immense comme celui de Cannes [Rires…]. Mais il faut tenir compte des contingences de tournage, trouver un équilibre et je crois que c’était le bon choix de partir léger et de faire du faux Scope.
Tu es quand même satisfait de ton image en projection ?
AH : Oui, j’avais déjà expérimenté ce procédé sur le film de Hiam Abbass, Héritage, et même sur un grand écran ça tient le coup. C’est tout à fait comparable à du 35 mm 3 perfos, peut-être un peu moins précis en définition, et sans la texture évidemment ! Mais en couleur, en contraste, ça a bien fonctionné..., même si à la base l’Alexa manque un peu de couleurs. A moins de vouloir une image plutôt désaturée, avec cette caméra je préfère forcer un peu les contrastes en couleur au tournage, quitte à en enlever à l’étalonnage.
Comment s’est passée ta collaboration avec Haroun, notamment pour les choix de plans, le découpage et ses indications de lumière ?
AH : Nous avons très peu travaillé sur le découpage. J’ai revu ses films précédents, le principe en était assez simple : beaucoup de plans séquences, peu de mouvements, seulement pour accompagner et souvent en panoramiques. Il m’a dit vouloir continuer dans cette veine, même si l’histoire aurait pu se prêter à un style plus découpé et plus animé. Il m’a demandé d’être prêt à beaucoup de caméra portée pour pouvoir suivre les comédiens librement, surtout lors des séquences de danse, et pour pouvoir aussi filmer en plan séquence dans des endroits très exigus.
Haroun posait le premier plan pour avoir toute la scène. Il a besoin de visualiser cette première étape pour décider s’il y a nécessité à rentrer dedans en découpant davantage et de proche en proche. Quant à la lumière, il m’avait dit : « Tu vas voir, dans les rues de N’Djamena, on ne voit pas les gens, c’est ce que je veux ! ».
Effectivement, on découvre les gens dans les phares de voitures. Ils sont assis dans l’obscurité, parfois éclairés par une lampe de poche ou une petite lampe à diode chinoise posée par terre. Je me disais : « Si on va jusque là, on ne va plus savoir qui est qui… ». Je pense qu’au final l’ambiance nocturne de la ville est là, sans perdre les personnages qui sont peu bavards et qu’on ne peut pas toujours identifier au son. Je n’ai quasiment pas vu de rushes. Digimage m’envoyait des " snap shot " (capture d’images) que je visionnais sur mon iPad. L’écran de l’iPad est assez juste pour ça.
Ce qui est très agréable en Afrique, et qui facilite la vie d’un directeur de la photo, reconnaissons-le, c’est que les patines, les décors, les tissus, les peaux, tout est là. Il faut même se méfier qu’il n’y en ait pas trop et ne pas tomber dans le pittoresque. On arrive assez vite à décrocher un visage, à garder de la matière sans avoir à ré-éclairer ou couper les fonds, sans avoir à tout modeler. Tout est très vivant. C’est pour cela que nos amis décorateurs sont de tels alliés.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)