La directrice de la photographie Jeanne Lapoirie, AFC, parle de son travail sur "Michael Kohlass", d’Arnaud des Pallières

par Jeanne Lapoirie

C’est pour un deuxième entretien que nous retrouvons Jeanne Lapoirie cette année à Cannes puisqu’elle a éclairé deux films en Sélection officielle sur la Croisette : Un château en Italie, de Valeria Bruni Tedeschi, et Michael Kohlhaas, d’Arnaud des Pallières. Elle évoque ici cette deuxième collaboration avec un réalisateur qui nous avait étonné avec Parc, en 2009. Sur Parc, Jeanne avait créé une lumière assez travaillée et présente. Sur Michael Kohlass, elle sublime la lumière naturelle pour rendre toute la rudesse et l’âpreté de ce scénario. (BB)

Michael Kohlass est une adaptation de la nouvelle d’Heinrich Von Kleist parue en 1810. Au XVIe siècle, dans les Cévennes, le marchand de chevaux Michael Kohlhaas mène une vie familiale prospère et heureuse. Victime de l’injustice d’un seigneur, cet homme pieux et intègre lève une armée et met le pays à feu et à sang pour rétablir son droit.
Avec Mads Mikkelsen, Bruno Ganz, Denis Lavant, Mélusine Mayance, David Kross, David Bennent, Paul Bartel, Roxane Duran, Delphine Chuillot, Jacques Nolot, Swann Arlaud et la participation de Sergi Lopez, Amira Casar.

Jeanne Lapoirie avec Arnaud des Pallières - Photo Séverine Goupil
Jeanne Lapoirie avec Arnaud des Pallières
Photo Séverine Goupil


Pour un film d’époque avec des chevaux, on peut penser à de gros moyens pour le tournage…

Jeanne Lapoirie : Il n’y avait vraiment pas beaucoup d’argent ! Arnaud des Pallières fait des films d’auteur, son dernier film Parc n’a pas du tout marché mais la production a réussi à réunir malgré cela un bon budget. C’était quand même très juste et ce fut un gros pari de réussir à faire un film d’époque avec des chevaux avec si peu de moyens. Mais on s’en est bien sorti. Évidemment, il n’y a pas de scènes avec 1 000 figurants !

Est ce que l’image restitue la rudesse de l’histoire, de l’époque ?

JL : Arnaud voulait faire un film d’aventure avec des références au western, tout en gardant une certaine rudesse dans l’image, celle de la vie à cette époque. C’est un film avec énormément d’extérieur, 90 % à peu près. Nous avons tourné dans les Cévennes, dans le Vercors et vers Chambéry pour l’abbaye, dans des lieux très sauvages où il n’y avait aucun signe de la moindre civilisation actuelle. Des endroits magnifiques.
Le tournage a commencé début septembre et s’est terminé en novembre, ce qui nous a permis d’avoir les lumières d’été assez verticales au début puis petit à petit des journées plus courtes et les belles lumières rasantes du matin et du soir, pour finir enfin en novembre avec une météo beaucoup plus orageuse, avec des vents très forts, des nuages bas défilants très vite et des brouillards à couper au couteau. La météo a vraiment été de notre côté, une grande chance pour nous car cela a nettement contribué à la beauté de l’image du film. Il ne restait plus qu’à savoir bien la capter, et l’utiliser.

Arnaud est un réalisateur très sensible à l’image et au son, il monte en choisissant vraiment les meilleurs prises pour l’image ou pour le son, et quand il se passe quelque chose d’extraordinaire, il choisit ce plan. Il adore les fausses teintes, les plans larges avec les nuages qui se déplacent dans le décor. Il aime les images très contrastes, très denses, très saturées.
Des lumières assez brutales, fortes. Ce qui m’a permis de garder toute la rudesse de la lumière naturelle. Je n’ai jamais ré éclairé les ombres, sur le visage des comédiens, la lumière est parfois très violente. Jamais on ne se disait que le soleil n’est beau qu’en contre-jour.

Dans le Vercors, le vent était terrible, il y avait des fausses teintes tout le temps. Il y a eu aussi du brouillard. On adorait ça, ça donne des images très vivantes, surprenantes. Pour l’écurie, nous avons demandé à la déco de construire un toit ouvert avec des lattes ainsi le soleil rentrait et créait des rayures d’ombres et de lumières. Le tout renforcé à l’étalonnage par un contraste très poussé et de fortes densités.
Quand s’est posé la question du choix des couleurs, les costumes ont opté pour des teintes que l’on pouvait trouver dans la nature et nous, pour un étalonnage coloré, assez saturé, à contre-pied de nombreux films d’époque. Si bien qu’au final, je pense que le contraste rend bien la rudesse de l’époque, la couleur ajoute un côté grand spectacle au film et la densité donne une particularité supplémentaire à l’image, celle-ci étant un peu la signature d’Arnaud.
La présence des chevaux apporte beaucoup de force au film. Sanabra, de Pégase production, est venu avec tous ses chevaux, ses charrettes, ses ânes aussi…, ainsi que toute son équipe et sa famille ! C’est quelqu’un de très souple. On a pu faire presque tout ce qu’on voulait avec les chevaux, ils sont souvent très proches de la caméra, et ils ont chacun leur propre spécificité physique en accord avec les différents personnages du film. Ils sont vraiment magnifiques.

Chevaux en plan large - Photo Séverine Goupil
Chevaux en plan large
Photo Séverine Goupil


Pour un film tourné à 90 % en extérieur, as-tu quand même utilisé de la lumière additionnelle ?

JL : J’avais un peu de lumière pour les quelques intérieurs, très peu, et pas du tout pour les extérieurs. De toute façon, la plupart du temps, nous n’avions pas d’électricité. Les nuits sont souvent des nuits américaines, ou de vraies nuits éclairées par le feu. Je ne voulais pas que l’on sente la lumière, j’aurai eu l’impression que cela nous aurait ramené à une époque plus contemporaine.
Les intérieurs nuit sont éclairés à la bougie, parfois sans addition de projecteurs. Pour une scène, j’avais mis des projecteurs, mais ça ne me plaisait pas et j’ai finalement tout fait avec les bougies, en fabriquant de grosses boites avec plein de bougies. Il y a une grande scène de discussion de nuit sous une tente et nous avons utilisé des lampes à huile plus quelques projecteurs. J’ai vraiment essayé de garder les conditions lumineuses qui devaient être celles de l’époque, très sombre dans les intérieurs, même le jour avec des très fortes lumières dehors, et la nuit le faible éclairage des bougies, des lampes à huile ou du feu.

Arnaud a vraiment un œil… Dans une scène où la femme de Kohlhaas meurt, il y a une sorte de reflet qui crée une tête de mort sur son visage. On comprend tout de suite qu’elle est morte. Je n’avais pas vu ce reflet au tournage. Il a vu ça et il l’a monté. C’est un hasard très beau, une expérience un peu extrême de lumière…

Comment avez-vous filmé les scènes avec les chevaux sans avoir de moyens techniques ?

JL : Il n’y avait pas assez d’argent pour avoir un Steadicam tout le temps, pas de temps pour installer des rails, qui par ailleurs n’auraient pas eu la longueur suffisante du fait des dénivelés ou qui auraient été dans le champ, pas de route pour suivre avec un véhicule. En caméra portée, nous aurions été trop bas (il y a quand même quelques plans épaule). Nous avons décidé de faire des panoramiques. Et le panoramique est devenu la figure principale de l’écriture du film.
On l’a décliné sous toutes les formes possibles. La caméra était souvent au centre de l’action et il nous est arrivé plusieurs fois de faire des 360° puisque je n’avais pas de lumière. Je pouvais tout filmer, les choses étaient proches de la caméra. C’est vraiment un parti pris qui a bien marché.

Jeanne Lapoirie, à la caméra, et une partie de l'équipe - Photo Séverine Goupil
Jeanne Lapoirie, à la caméra, et une partie de l’équipe
Photo Séverine Goupil


Nous avons souvent fait des plans très longs même si, dans sa forme finale, le film est très découpé. J’aurais voulu être à deux caméras, mais j’étais un peu la seule convaincue et les conditions budgétaires ne nous le permettaient pas vraiment. Mais au final, ça ne manque pas dans le film. Cela aurait été bien pour créer de l’imprévu, parce que la deuxième caméra, qui n’est pas utile tout le temps, peut faire des plans un peu de son côté et ce sont souvent des plans intéressants.
C’est toujours ma théorie du hasard ! Je trouve aussi que pour les comédiens, c’est un avantage car ils jouent vraiment ensemble, il n’y en a pas un qui joue moins parce qu’il est juste en amorce. Ils sont tous les deux filmés donc ils jouent mieux.

Avez-vous prévu le découpage en amont du tournage ?

JL : Oui, pour le début du film. Mais c’est un peu ce qui se passe sur tous les films. On découpe vraiment le début et du coup un principe se dégage et l’on a moins besoin de découper tout le film à l’avance. Au bout d’un moment, le film trouve sa propre écriture. Pour les scènes compliquées, on découpait la veille ou l’avant veille quand on avait le décor.

Pourquoi ce choix des Zeiss Ultra Prime ?

JL : En 35 mm, j’aimais bien les Cooke S4, qui cassent un peu le côté dur et contraste du négatif. Je les ai testés avec l’Alexa et ça ne me plaisait pas du tout. Ils sont trop doux pour le capteur de cette caméra. Et puis j’aime le choix de focales des Ultra Prime qui, de surcroît, sont assez légers. Nous avions aussi un 25-250 mm pour les plans en longues focales, moins bon mais léger et pas trop onéreux.
N’ayant pas vraiment eu le temps de faire des LUTs bien adaptées en préparation, du fait du manque de proximité du laboratoire, l’image qu’Arnaud a eue au montage n’était pas encore complètement trouvée. Il a l’habitude de régler son moniteur de montage à fond en contraste, bien dense, et avec une bonne saturation, nous avons donc eu à refaire un peu la même chose en mieux à l’étalonnage numérique.
Voilà donc une grande épopée au XVIe siècle avec un petit air de western... Ça a été un tournage en pleine nature dans des lieux sublimes, un grand bol d’air…
Une très belle aventure !

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)