Le directeur de la photographie Thomas Favel parle de son travail sur "Diamond Island", de Davy Chou

Thomas Favel, jeune chef opérateur issu de La fémis, enchaîne les films techniquement ardus – Gaz de France, de Benoît Forgeard, entièrement tourné sur fond vert – et des films très fantaisistes comme Belle dormant, d’Adolpho Arrietta. Diamond Island est le troisième film de Davy Chou, éclairé et cadré par Thomas Favel.

Le Sommeil d’or, son premier documentaire, relate l’âge d’or du cinéma cambodgien, avant les années de guerre civile, quand le grand-père de Davy Chou était l’un des principaux producteurs du pays. Cambodia 2099, un court métrage improvisé, a été le galop d’essai de Diamond Island, long métrage projeté à la Semaine de la critique. (BB)

Sur le plateau de "Diamond Island", de Davy Chou - ©Steven Gargadennec - ©Steven Gargadennec
Sur le plateau de "Diamond Island", de Davy Chou
©Steven Gargadennec
©Steven Gargadennec


Diamond Island est une île sur les rives de Phnom Penh transformée par des promoteurs immobiliers pour en faire le symbole du Cambodge du futur, un paradis ultra-moderne pour les riches.

La genèse du film
J’étais en vacances en Thaïlande, Davy poursuivait l’écriture d’un long métrage. Pas Diamond Island, un autre film… Il était au Cambodge. Un jour, je lui propose de venir prendre des photos pour préparer son dossier. Et au lieu de prendre des photos, nous avons tourné un film, Cambodia 2099, un court métrage que je me plais à appeler notre film de vacances... Cambodia 2099 contient tous les germes de Diamond Island. C’était un peu notre film d’essai, la recherche d’une écriture et d’une esthétique.

L’île est le personnage principal du cinéma de Davy Chou
Elle est présente dans chacun des films de Davy et était encore une île de pêcheurs, en 2009, dans son premier film. C’est un lieu symbolique de transformation de la ville et du pays, mais aussi un lieu caché, où les jeunes peuvent se rencontrer. Après le tournage de Cambodia 2099, Davy me parlait du film de Larry Clark, Wassup Rockers, avec l’idée des jeunes riches et des jeunes pauvres qui s’affrontent. L’idée est restée sous-jacente car le groupe d’amis se délite rapidement dans l’histoire de Diamond Island.

Beaucoup de références et d’inspirations

  • Les jeux vidéo (Grand Theft Auto)
    Nous avions déjà cette référence en tête pour Cambodia 2099. C’est une référence fantasmatique, on est dans la tête des personnages, qui voient le monde comme un jeu vidéo. L’affiche est à ce titre bien choisie : la fête foraine, c’est aussi le monde du jeu. C’est une référence de la jeunesse cambodgienne qui nous guide vers une référence plastique. C’est leur imaginaire, ils se voient comme dans un jeu vidéo, ils vivent avec leurs iPhone/iPad. Toute l’image du film est construite autour de cette idée narrative. Comme dans les jeux vidéo, on a poussé les contours et les couleurs, on a cherché des verts et des bleus numériques, parfois jusqu’au fluo.
  • Spring Breakers, et Lost River (DOP : Benoît Debie) Rihanna & Kendrick Lamar (clips)
    C’est la direction kitch, vulgaire, et néanmoins subtile que souhaitait Davy. Qu’est-ce que l’on peut nommer kitch, vulgaire ? L’esthétique du pas de côté ? La fausse note ? Le fait d’abîmer quelque chose de beau, de la peinture rose bonbon sur un Caravage ? A l’inverse, essayer de rendre mignon quelque chose de moche, un étron sur une assiette rose, de l’emballage Haribo sur youporn… La vulgarité est un déguisement, une touche, un accord inapproprié du point de vue de celui qui le regarde.
    Nos références traduisent cela en lumières colorées : rose-violette en contrepoint au vert-menthe à l’eau, un travail par touches éclairant chaque acteur ou le décor séparément. L’utilisation de LEDs rouges, bleues, vertes donnant des petits points de couleurs dans l’image. Un téléphone portable toujours allumé dans la main de l’actrice pour donner constamment une pointe de lumière rose, bleue, verte... On retrouve aussi souvent des objets en plastique saturés bonbon dans les décors, comme la bouée de Rihanna.
  • Weerasethakul, Cemetery of Splendour
    Référence qui nous a surtout servis au cadre. La caméra est posée à l’horizontale à la hauteur du visage. Les yeux sont au niveau de la croix du dépoli, la caméra jamais en plongée ou en contre-plongée sur presque tous les plans du film. Le point de vue frontal est évité, la préférence va presque systématiquement au 3/4 face et profil.

La direction artistique a été construite en fonction des lieux
En ville : les couleurs viennent des sources de lumière, elles vont se superposer aux couleurs des vêtements et des décors, qui perdront leurs couleurs propres pour prendre celle des dominantes de lumière. On a suivi la direction kitch vulgaire proposée par le réalisateur.

Dans le camp et dans les chantiers : nous nous concentrons sur les couleurs qui existent dans l’environnement et ajoutons de petits points de couleurs sursaturées par les costumes ou la déco. Les sources lumineuses sont essentiellement blanches, ou un peu néons mal équilibrés.

Pour la campagne : nous avons cherché l’harmonie avec le paysage, le bois, les arbres, la terre.

Thomas Favel, sur le plateau de "Diamond Island". - ©Pinky - ©Pinky
Thomas Favel, sur le plateau de "Diamond Island".
©Pinky
©Pinky

La lumière = luminosité et couleur
Il a fallu lutter contre la luminosité ambiante, qui est extrême au Cambodge. J’ai fait beaucoup de plans en HDR, parce que je n’avais pas les moyens de rééclairer pour équilibrer les contrastes. Sans le HDR, j’aurais dû pas mal éclairer pour faire ressortir les visages. Là, avec les deux passes presque simultanées, je pouvais composer une image à peu près équilibrée. La contrepartie, c’est que la définition semble toujours un peu différente des autres plans, à cause du temps de pose modifié pour la passe sous-exposée.

Les sources : des 4 kW Arrisun, un M18, des PAR HMI et tungstène, et pour le reste, du très classique (blondes, mandarines, Fresnel, Kino) avec un bon stock de gélatines, les traditionnelles diffusions, et surtout les couleurs (Rose-Purple, Lavender, Peacock, Congo Blue, Gold Amber…)
On a utilisé très peu de sources sans gélatine de teinte, même à l’hôpital alors qu’on aurait pu s’attendre à quelque chose de plus naturaliste.

Le bleu est la couleur symbole du film, elle est celle de la moto du frère perdu et retrouvé, elle est celle aussi de l’apaisement et de l’amour (Bora et Aza). Elle est la couleur du fantasme.
On peut lire tout le film à l’aune de ce paradigme, notamment autour de la figure du frère (Solei). La lumière travaille l’imaginaire : on découvre Solei de loin sur un scooter, puis de profil en contre-jour, puis dans un flare… Et la première fois où on le voit vraiment en gros plan de face et bien éclairé, c’est devant le camp, quand il dit à Bora qu’il peut redisparaître à tout moment. Même en pleine lumière il n’est qu’une apparition fragile.

Il y a à peine cinq mois, nous tournions au Cambodge… Mais voici venu le temps de l’étalonnage, à Paris…
Le travail sur les LUTs a été important pour laisser une plus grande liberté à l’étalonnage. Par exemple, les nuits américaines ne sont pas éclairées en bleu, mais neutres. Le bleu vient de la postprod’, au contraire de Spring Breakers (il me semble que dans la scène de la prison, il a été difficile d’aller rechercher les couleurs des maillots de bain parce que l’éclairage bleu écrasait tout). C’est la raison pour laquelle j’ai parfois choisi d’éclairer neutre pour pouvoir aller chercher les couleurs des vêtements. Les différentes LUTs nuit américaine (avec des densités différentes) ont aidé le réalisateur à voir sa scène. Pour moi, la LUT est un élément qui nous permet d’aller plus loin dans nos choix d’images, elle a plus un intérêt artistique que purement technique.

C’est un film mélancolique, on a cherché le mélange intrinsèque de la tristesse et des couleurs vives. Il a fallu tenter de retrouver de la douceur, et on l’a trouvée dans la tension entre teintes dures et pastels.

On a été très loin dans le travail sur la couleur, si loin que la projection ne pouvait pas rendre toutes les teintes. On a dû les pousser au maximum, pour optimiser le film pour le grand écran. A l’inverse, pour le petit écran, il a fallu faire une passe qui calmait tout, sinon on aurait eu un film purement pop. J’aime cette idée qu’un film est pensé pour la salle, et qu’on va au bout des capacités de la projection.

On est aussi allé très loin dans l’obscurité. C’est un parti pris très important du film qui joue en contrepoint de la clarté lorsque deux plans se succèdent et choquent l’œil. Par exemple, le rapport entre la scène intime et onirique de Bora et Aza dans l’obscurité et l’aveuglement créé par la séquence suivante, dans l’appartement de démonstration, montre qu’obscurité et clarté se répondent presque immédiatement, comme les deux faces de la même réalité.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Dans le portfolio ci-dessous, quelques images pour l’inspiration des jeux vidéo.