"Les choix politiques de nos institutions fragilisent gravement le cinéma"

Tribune collective parue dans le quotidien "Le Monde" du 18 mai 2022

Contre-Champ AFC n°333

Alors que le mandat du directeur du CNC arrive à échéance fin juin, un collectif de producteurs, de réalisateurs et d’acteurs, parmi lesquels Saïd Ben Saïd, Carole Bouquet, Catherine Corsini et André Téchiné, s’inquiète, dans une tribune au Monde, de la stratégie mise en place pour le secteur et appelle à la tenue d’états généraux d’ici à l’été.

Fin juin 2022, le mandat de Dominique Boutonnat, l’actuel président du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), arrivera à échéance, après trois ans d’exercice. Il paraît nécessaire de dresser dès maintenant le bilan de son mandat au CNC. Un mandat qui correspond aux premières années d’application du projet volontariste qu’il définissait dès son rapport de 2018 sur le financement du cinéma français, lequel avait soulevé de nombreuses inquiétudes chez les professionnels du secteur. Quelles sont donc les perspectives qui s’ouvrent désormais – ou se ferment – à l’ensemble des professions cinématographiques ?

Depuis que l’"image animée" (entendons par là les images qui ne relèvent pas du cinéma) a été accolée à l’intitulé de notre organisme de tutelle, force est de constater que sa place ne cesse de gagner en importance dans les stratégies du CNC. De quoi ce terme générique d’"image" – que l’on retrouve dans les objectifs stratégiques du plan France 2030 avec "la grande fabrique de l’image" – est-il le nom ? Que recouvre-t-il ? Quelles spécificités vitales du secteur cinématographique et audiovisuel ce terme menace-t-il ?

Au-delà du glissement sémantique, cette expansion de la notion floue d’"image animée" a récemment connu une accélération fulgurante, au détriment du cinéma. L’avènement des plates-formes américaines de SVOD et l’impact sévère de la crise sanitaire sur les salles de cinéma peuvent expliquer pour partie ce phénomène. Mais le plus grave serait que les pouvoirs publics aient fait le choix de l’accentuer, contre l’avis de la profession.
Or, de nombreux signaux semblent indiquer que notre tutelle opte délibérément pour une "audiovisualisation" du secteur de "l’image", et souhaite favoriser un système où la création cinématographique n’incarnerait plus, au mieux, qu’un artisanat marginal.

Vigilance générale
La France a pourtant beaucoup donné au cinéma, à la fois en tant qu’art et en tant qu’industrie – pour reprendre la formule qu’André Malraux avait popularisée quelques années avant la naissance du CNC. Et le cinéma a beaucoup rendu à la France, en contribuant largement à son rayonnement historique un peu partout dans le monde.
La France a, cette année, encore emporté une réussite éclatante à l’international grâce au cinéma, en raflant trois des plus prestigieuses récompenses au monde : la Palme d’or à Cannes, le Lion d’or à Venise, l’Ours d’argent à Berlin.

Un coup fatal à l’exception de l’art
Comme son nom l’indique, et comme le souligne sans ambiguïté la terminologie du dossier de présentation, la priorité de ce nouvel appareil porte sur la fabrication, sur la performance de l’outil productif et sa compétitivité. De création, d’enjeux culturels, de nécessité artistique, de cinéma, il ne semble guère être question.
Une novlangue inquiétante a pris possession du joyau exceptionnel qu’est la culture en France. Reflétant une logique marchande décomplexée, elle vante produits culturels, rentabilité, concentration de grands groupes et relègue dans ses limbes les concepts d’auteur et de liberté de création qui sont si chers aux réalisateurs, producteurs et distributeurs, et qui reculent dans leur propre maison, le CNC.

A sa naissance, le CNC avait été pensé comme le moyen d’accompagner les œuvres, les auteurs, les réalisateurs, producteurs et distributeurs, et de contrebalancer les seules logiques de marché. Il nous revient aujourd’hui d’en réaffirmer absolument les principes, tant est réel le risque de laisser la règle industrielle porter un coup fatal à l’exception de l’art, et de voir disparaître tout un pan de notre identité culturelle.
Il est paradoxal et douloureux de voir que les choix politiques de nos institutions fragilisent gravement le cinéma, alors que la crise sans précédent qu’il traverse devrait, au contraire, nous inviter à le défendre, corps et âme.

C’est pourquoi nous en appelons à la tenue, avant le 1er juillet 2022, d’états généraux afin que tous les professionnels puissent débattre ensemble de l’avenir immédiat du cinéma.
Le cinéma est le ferment des nouveaux auteurs, de ceux qui nourriront demain toutes les "images animées". C’est lui toujours qui assure le renouvellement des plus grands noms d’artistes français à l’international. Le monde entier nous l’envie, tout comme le système redistributif qui lui donne sa vitalité.

N’oublions jamais que c’est en France que le cinéma a été inventé.
N’avons-nous pas un devoir tout particulier de le soutenir ?

Le projet "grande fabrique de l’image", qui s’inscrit dans le plan France 2030, également piloté par le CNC, confirme cette tendance qui nous appelle à une vigilance générale.

Premiers signataires : Olivier Assayas, réalisateur ; Saïd Ben Saïd, producteur ; Carole Bouquet, actrice ; Philippe Carcassonne, producteur ; Catherine Corsini, réalisatrice ; Arnaud Desplechin, réalisateur ; Mati Diop, réalisatrice ; Anne Fontaine, réalisatrice ; Arthur Harari, réalisateur ; Christophe Honoré, réalisateur ; Benoît Jacquot, réalisateur ; Agnès Jaoui, actrice, réalisatrice ; Jean Labadie, distributeur ; Judith Lou Lévy, productrice ; Elisabeth Perez, productrice ; Niels Schneider, acteur ; André Téchiné, réalisateur ; Maud Wyler, actrice.

(Le Monde du mercredi 18 mai 2022)

Parmi les 185 signataires de la tribune "Les choix politiques de nos institutions fragilisent gravement le cinéma" (sutout des acteurs-actrices, producteurs-productrices, réalisateurs-réalisatrices), on notera les noms des chefs opérateurs et opératrices suivants :
Yves Angelo (chef opérateur, réalisateur)
Caroline Champetier (chef opératrice)
Tom Harari (chef opérateur)
Alexis Kavyrchine (chef opérateur)
Jeanne Lapoirie (chef opératrice)
Claire Mathon (chef opératrice).