"Mindhunter" : l’étalonneur Éric Weidt revient sur l’esthétique de la série de David Fincher
Ce fut une occasion rare de découvrir concrètement la façon dont Éric a développé son étalonnage HDR - sur une station Baselight mise en place spécialement pour les besoins de la démonstration - et de discuter de sa collaboration avec le producteur et réalisateur David Fincher. Le journaliste américain David Alexander Willis, présent ce soir-là, a couvert cet événement dans un article détaillé, dont nous publions ici une version française.
"Mindhunter", la nouvelle série de David Fincher, produite par Netflix, est une adaptation du livre Mind Hunter - Dans la tête d’un profiler. Cette autobiographie signée John E. Douglas et Mark Olshaker couvre la création de l’unité de soutien à l’investigation du FBI. La série suit le binôme incarné par Jonathan Groff et Holt McCallany, pendant la fondation de ce qui deviendra la base de la psychologie criminologique et du profilage criminel moderne.
Chacun des dix épisodes de la saison a été étalonné par Éric Weidt, qui a dû naviguer entre les demandes visuelles précises de David Fincher, une technologie de capture ultra-moderne, la rigueur de la direction artistique et la reconstitution d’une période très précise, la fin des années 1970. La première expérience d’Éric Weidt avec David Fincher remonte à Gone Girl, en 2014, en tant que graphiste VFX. Par le passé, Éric a travaillé dans le domaine de la postproduction mode et beauté, à Paris.
Avec une expérience considérable de Photoshop et de l’infrastructure Adobe, Éric a commencé à appliquer sa connaissance de la retouche à l’image animée avec Nuke, au moment où le rapprochement entre les postproductions photographique et cinématographique s’opérait. Pour promouvoir la capture numérique auprès des photographes habitués au film traditionnel (leurs choix de pellicules, etc.), Éric a développé des profils ICC pour émuler des courbes photochimiques, ou scanné les grains préférés de ces derniers pour les incorporer en postproduction.
En parallèle, David Fincher et son équipe travaillaient déjà avec le système d’étalonnage Baselight et sa suite de plug-ins depuis L’Étrange histoire de Benjamin Button ; puis plus récemment pour une autre série Netflix, "House of Cards". Pour "Mindhunter", l’équipe a pu, pour la première fois, mettre en place la salle d’étalonnage dans le même bâtiment que celui des monteurs. Éric Weidt fut choisi comme étalonneur principal, et a rejoint l’équipe de trois monteurs, trois assistants monteurs, et des graphistes VFX, présente sur place.
« Il faut savoir que nous avons eu beaucoup plus de temps pour étalonner "Mindhunter", par rapport à la plupart des séries », note Éric. « Mon brief initial était le suivant : "l’histoire se déroule à la fin des années 1970, et se focalise sur les séries d’entretiens du FBI avec des meurtriers en série". Les années 1970 et les meurtriers en série m’ont aussitôt rappelé un univers que David avait déjà exploré avec Zodiac, qui est selon moi un film absolument brillant, un chef-d’œuvre narratif et colorimétrique. »
« Les années 1970 ont une palette de couleurs distinctes. Vous dites "années 1970", et chacun aura tout de suite un univers précis en tête », continue Éric, en mentionnant les photographes William Eggleston et Stephen Shore comme sources d’inspirations pour l’étalonnage de départ. Le montage et la postproduction ont commencé dès le début du tournage à Pittsburgh, les rushes étant généralement accessibles à David Fincher dès le lendemain. La production a utilisé nextLAB de FotoKem pour le traitement des rushes, et PIX pour la gestion des médias et comme plateforme de visionnage.
En raison de la superposition des plannings de tournage et de postproduction, « David a dû regarder les étalonnages en cours sur son iPad pendant les deux tiers de la production », rapporte Éric. Ce dernier a établi un système de rendu complexe à partir du master HDR - commandes texte pour bl-render (l’interface de rendu du Baselight contrôlable en lignes de commande), Python et Dolby Professional Tools - pour obtenir ses versions SDR à partager avec le réalisateur et le reste de l’équipe.
Le projet Baselight était composé de deux timelines, l’une pour l’étalonnage colorimétrique, rendu en premier, puis ensuite envoyé à la deuxième pour les stabilisations et les émulations d’optiques. Cette timeline prenait en compte ses ajustements Dolby Vision par XML, et générait la version SDR pour le visionnage sur iPad ou moniteurs.
« La version SDR nécessitait juste une nouvelle couche Dolby Vision sur chaque plan. Puis je cliquais sur "Analyser". Pour un épisode d’une heure, il fallait compter environ quarante minutes de calculs avant d’avoir une version SDR. La création de la version SDR est automatique, mais vous pouvez toujours ajuster le rendu avec les outils lift/gamma/gain et de saturation. Je dirais que dans 85 % des cas, le résultat était concluant au point de ne rien avoir à changer. C’est vraiment impressionnant, un très bon point de départ. »
« Vous ne voulez pas étalonner les versions HDR et SDR en même temps », poursuit Éric, « cela vous rendrait fou. Vous devez accepter que la version SDR ait ses limites, comparée à la version HDR. » David Fincher était très influencé, pour l’esthétique colorimétrique de "Mindhunter", par le rendu et la texture de plusieurs classiques de l’époque, tels que John McCabe, French Connection, ou Les Hommes du président. Il voulait aussi un contraste peu marqué, une image riche. Mais après des expérimentations sur le plateau, à l’aide d’optiques et de filtres, l’équipe a préféré définir une chaîne de travail en postproduction pour obtenir précisément le rendu voulu par David Fincher.
« Peu de contraste ne veut pas dire que le niveau de détail est réduit - au contraire », tient à préciser Éric. Les directeurs de la photographie Erik Messerschmidt et Christopher Probst ont tourné avec une caméra 6K RED Xenomorph, développée par RED spécialement pour David Fincher. Le point de départ pour l’étalonnage était une courbe à bas contraste dérivée du REDgamma3, qui préservait autant de la grande dynamique des rushes de la RED Xenomorph que possible. Cela donnait aussi à l’affichage sur le plateau une estimation de la chaîne colorimétrique HDR d’Éric.
« À cette période, la courbe la plus récente fournie par RED était la REDgamma4. C’est une belle courbe, qui apporte un certain contraste, mais David voulait revenir à la courbe précédente, qui était la REDgamma3. C’est une courbe plus douce, avec une compression moins marquée des hautes lumières et des basses lumières. » Les médias sources étaient importés dans le Baselight en étant que RED : Linear / Dragoncolor 2, et l’espace de travail paramétré en REDlog Film / Dragoncolor 2. La courbe RedGamma3 / Dragoncolor 2 a donc été utilisée pour l’affichage SDR, et FilmLight a modifié sur mesure cette courbe pour l’adapter au 4 000 nits de la version HDR.
Pour l’étalonnage Dolby Vision HDR, Éric a utilisé le moniteur Dolby Pulsar 4 000 nits professional reference display. La conversion automatique pour la version SDR calculée dans le Baselight était affichée sur un moniteur Dolby PRM 120 nits. Les rushes R3D ont été convertis directement en séquences OpenEXR pour un envoi en parallèle aux VFX et à l’étalonnage. Éric Weidt et Erik Messerschmidt ont pu commencer l’étalonnage directement sur une base log “flat”.
Le travail en HDR s’est affiné pendant la postproduction. « Nous avons été confrontés à de nombreuses scènes où les sources lumineuses prenaient beaucoup trop d’importance », raconte Éric, en référence à la scène du supermarché où les lumières de l’arrière-plan ont dû être atténuées. « David et son directeur de postproduction, Peter Mavromates, voulaient une balance élégante. Le HDR n’essaye pas d’être agressif ni de vous faire sursauter. C’est la même approche qu’avec le montage image ou le son, qui n’essaye pas de vous surprendre. Dans "Mindhunter", c’est le propos, ce qu’il se passe à l’écran, qui va vous marquer. »
« David Fincher pouvait avoir des indications précises de retouches de dodging et de burning », souligne Éric, qui utilisait alors une combinaison de masques et de trackers dans le Baselight. Via PIX, David marquait des zones ou des points de l’image à travailler, et annotait avec des directions chromatiques comme "jaunâtre" ou "rouille", et "équidistant" ou "symétrique", pour les recadrages.
D’une image de résolution source 6K a été extraite une zone de travail 5K, au final redimensionnée en 4K pour le master, un prérequis de Netflix. C’est grâce à cette extraction depuis le centre de l’image, en 2.2:1, que les monteurs ont pu recadrer l’image subtilement, quand nécessaire. Cela donnait aussi une réserve supplémentaire pour stabiliser l’image en VFX sans perte de résolution, avec une combinaison de trackers, de recadrages et de redimensionnements, avant la livraison en 4K.
« David est connu pour son style visuel, où les deux tiers des plans d’un épisode ou d’un film sont stabilisés, pour que tout soit parfait. Il veut que la caméra, notre regard soit totalement inconscient, que vous soyez dans la scène, sans les distractions auxquelles la plupart des gens sont habitués. » Après le retour de David Fincher à Los Angeles, la méthode de travail débutait pour chaque scène par l’étalonnage d’un plan d’ensemble incorporant les personnages et l’environnement, avant d’aligner les autres plans de la séquence sur ces teintes et niveaux de luminosité.
Cependant le sens du détail de David Fincher va bien plus loin, en remarquant de nombreuses corrections telles que la saturation des plantes à l’extérieur de la prison, ou la luminosité des reflets qui n’étaient pas alignés avec celui des sources lumineuses. « Il y a des plages de couleurs que David veut enlever, surtout les magentas. Ces couleurs se retrouvent principalement sur les peaux, et si elles sont mal travaillées, les visages apparaîtront roses lorsque l’image sera vue sur des écrans grand public mal calibrés. »
Les optiques Summilux-C, fabriquées par CW Sonderoptic-Leica, ont été retenues pour le tournage. Sur le plateau, l’optique utilisée sur chaque plan a été renseignée dans une base de données pour appliquer par la suite, dans le Baselight, les différents effets de grain, distorsion et aberration chromatique. Selon les instructions du réalisateur, Éric a établi trois niveaux de distorsion pseudo-anamorphiques selon la focale choisie.
« David voulait se rapprocher d’une période des années 1970 que l’on pourrait appeler "l’ère du grand écran anamorphique". Malheureusement, les informations de focales ne pouvaient pas être sauvegardées dans les métadonnées. C’est l’assistant opérateur qui devait entrer dans la base de données, pour chaque plan, le nom du clip et sa focale. J’ai dû trouver un moyen de m’assurer que j’allais appliquer le bon réglage à chaque plan, sans ses métadonnées natives. »
Éric s’est auto-formé au code Python, appliqué à la gestion de média et de métadonnées. Il fut alors capable d’ajouter la distance focale en tant que variable dans le champ "commentaires", et ainsi de classer et d’organiser les plans par optique. « Je ne connaissais pas Python préalablement, mais cela a fonctionné parfaitement. » A partir de là, il a pu appliquer simultanément des effets à plusieurs plans au sein d’une timeline organisée alpha-numériquement, une fonction particulièrement utile tout au long de la production.
Éric a aussi développé les aberrations chromatiques numériquement, appliquées au final « sur chaque plan de chaque épisode de "Mindhunter". La grande majorité des filtres et plug-ins existants décale simplement l’une des couches de couleurs, avec une déformation ancrée au centre de l’image. Cela engendre des aberrations bi-chromatiques, que David voulait affiner encore plus en atténuant l’une des couleurs. Parfois une aberration était cyan et rouge, alors qu’il n’aurait voulu que le cyan.
« J’ai trouvé un moyen de recréer ces effets dans Baselight, avec une combinaison d’une vingtaine d’outils pour séparer les couches RVB et créer une aberration en temps réel, basée sur le cyan, en utilisant les réglages de blending qui sont généralement employés pour les effets visuels », sourit Éric. « David n’a réalisé que quatre épisodes de la saison, mais il est le producteur exécutif de la série, et définitivement en charge de la finalisation de tous les épisodes. Il a supervisé l’ensemble de l’étalonnage, avec l’aide d’Erik Messerschmidt. »
« Nous avions donc un total de vingt couches juste pour les aberrations chromatiques. Nous avions des distorsions d’optiques. Trois différents types de grains, car un seul n’était pas suffisant. En théorie, avec notre expérience acquise sur la première saison, la deuxième sera une vraie promenade de santé », conclut Éric.
Des moniteurs HDR seront utilisés sur le tournage de la deuxième saison, ainsi qu’une nouvelle chaîne colorimétrique ACES.
- Plus d’informations, en anglais, sur le site Internet de FilmLight.