On n’arrête pas le progrès

par Charlie Van Damme

par Charlie Van Damme La Lettre AFC n°138

Décidément on nous gâte : nous voilà confronté à pas moins de quatre prototypes de caméras numériques très haut de gamme qui préfigurent sans doute le cinéma de demain. La Viper, la Genesis, la D 20, l’Origin. J’en oublie peut-être. Des systèmes assez lourds et franchement onéreux dont l’usage ne sera envisageable que sur des productions solidement financées. Parallèlement au développement de ces appareils, les labos font des efforts considérables pour anticiper sur les développements à venir ou tout simplement ne pas rester à la traîne.

Ils investissent donc massivement dans le numérique, cela parfois au détriment des efforts en direction de la filière argentique. C’est sans doute pourquoi il y a eu une forte résistance au " trois perfos ", comme si la filière argentique était devenue archaïque et/ou comme si ça ne valait plus la peine de mettre au point des procédés nouveaux dans ce domaine. Pourtant la toute grosse majorité des films de par le monde continue à être produite et distribuée sur support argentique, et les investissements dans la filière numérique sont forcément hasardeux : les nouvelles machines sont très vite obsolètes. Seul l’étalonnage numérique semble de ce point de vue " stabilisé ". Mais là aussi il y a un souci : c’est très cher et très chronophage, et dans une économie de petits et moyens films où chaque dépense supplémentaire sur un poste ne peut se faire qu’en dégrevant d’autant un ou plusieurs autres postes, il se peut que choisir cette filière mixte, sensée apporter un plus à l’image, se paye sur la qualité globale du film.

Je cite Jean-Jacques Bouhon : « (...) Les progrès dans ce domaine étant tellement rapides et les technologies étant en constante évolution, cela implique que les utilisateurs - des professionnels aux particuliers - devront investir de manière beaucoup plus fréquente qu’autrefois et à un coût sensiblement plus élevé. » (Lettre n°137 de novembre 2004). Il faudra à l’avenir avoir les reins rudement solides pour suivre le rythme. En forçant à peine le trait, on peut craindre que les progrès qui nous sont proposés auront pour effet de creuser l’inégalité des cinéastes face à l’argent (aux moyens), et qu’il sera de plus en plus difficile pour les petits pays producteurs et pour les cinéastes trop hors normes d’avoir accès à la cour des grands. Il ne resterait à ces derniers que les petites caméras numériques ou la HD du pauvre, une manière de repousser ces " marginaux " dans le caniveau.

Ce qui est bizarre, c’est que, quand bien même on ne souhaite pas faire usage de ces nouvelles technologies, celles-ci finissent par s’imposer à nous petit à petit, et il arrive un moment où on n’a plus le choix : elles sont devenues " la norme ". Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui que nous sommes confronté à des fabricants et des prestataires de services dont les stratégies commerciales (et donc d’investissement ou de recherche) relèvent d’une logique de grands groupes souvent multinationaux pour lesquels il peut être important d’imposer une norme ou une technologie nouvelle pour accéder à une position dominante sur un marché désormais mondialisé. Peut-on imaginer aujourd’hui mixer sans Dolby ? On n’a beau ne pas souhaiter utiliser les possibilités de la spatialisation du son, on se retrouve quand même face à une table de mixage qui en offre la possibilité (parmi beaucoup d’autres qui peuvent vous laisser tout aussi indifférent) et on ne peut que payer le prix fort de cette machine de luxe. Dans le domaine de l’image, on nous habitue aussi insidieusement à la nouvelle norme, à la qualité numérique : (...) « On nous présente la Genesis en la comparant à du 35 mm numérisé, c’est-à-dire patiné par une génération numérique » (Diane Baratier, Lettre n°137).

Mais ne rendons pas responsables de l’augmentation des coûts les seuls grands groupes et leurs stratégies commerciales. Nous participons nous aussi à cette fuite en avant dans une course à la sophistication technologique qui a pour effet de rendre plus laborieux le financement des films. Pour ne rester que dans le domaine de l’image, comment résister aux performances des nouvelles générations d’objectifs tels les Primo, Cooke Série 4 ou Ultra Prime. Et les appareils que nous louons, nous les accessoirisons d’une manière telle qu’ils finissent par ressembler à une station Mir. Pour ma part, j’ai du mal à me passer de ma chère Pee Wee. Ce n’est pas bien grave en soi mais l’effet d’accumulation aidant... Cette sophistication a un prix qui va au-delà du coût de location : il faut compter un camion plus volumineux, les ventouseurs pour le parking, les gros bras pour porter les 25 caisses, le temps de montage et de démontage de l’appareil. J’ai l’impression, en faisant appel à mes souvenirs d’assistant ou de jeune dir’ phot’ que le nombre de véhicules divers nécessaire à un tournage moyen a doublé par rapport à ce qui se pratiquait il y a 20-30 ans. Nul doute qu’avec les appareils numériques haut de gamme et tous les périphériques qu’ils impliquent, ça va être difficile de rentrer dans un décor naturel moyen.

Il y a des moments où j’ai la nostalgie du tournage d’Agnès Varda, L’une chante, l’autre pas (1977 !). Nous avions une BL1, une série Cooke dans son unique petite caisse, pas de magos 300 (ça n’existait pas), forcément des pieds courts et longs et une tête, quelques filtres quand même (série couleur, pola et " low contrast " si mes souvenirs sont bons). Tout cela rentrait confortablement dans un minibus VW, en plus de deux ou trois passagers. Il y avait aussi un travelling dans la camionnette machinerie (un " Tube "), tout le matériel éclairage rentrait dans un petit camion dont le volume était partagé en deux parties égales : une pour le groupe silencieux de 40 kVA, une pour la lumière. Ça ne nous a pas empêchés de faire un très joli film, très confortablement.

Aujourd’hui il est toujours possible de penser un dispositif de tournage tout en légèreté, mais disons qu’on n’y est pas aidé par les tendances lourdes de l’évolution du matériel et des techniques, du moins en 35 mm. et en numérique haut de gamme. Heureusement, il y a un équivalent de la BL1, c’est l’Aaton, qui est quand même un peu bruyante, même en trois perfos (vivement que ce projet d’une Aaton trois perfos vraiment silencieuse voie le jour). Et puis il y a le Super 16. Il faut inciter les industries techniques à renouer avec l’esprit qui les animait jadis en produisant des instruments étonnants et qui facilitaient vraiment la vie. Ainsi le Caméflex, premier appareil à proposer une visée à hauteur de l’objectif, le changement ultrarapide du magasin et la possibilité d’être pris confortablement à l’épaule. Et bien sûr la Coutant ou Eclair 16, première caméra autosilencieuse. La BL1 déjà citée, le Nagra 3, le Super 16 (on ne le doit pas aux fabricants mais aux opérateurs, en particulier le suédois Rune Erickson), le signal pilot et le moteur quartz. Des inventions et des mises au point qui proposaient des alternatives aux Camé 300 et autres gros Mitchell et qui ont rendu possible le développement de modes de tournages plus souples et légers, en particulier le tournage en décor naturel. Et tant que le numérique ne nous propose pas d’appareils comparables en termes de performances techniques, mais aussi de coût, de légèreté et de souplesse à l’usage, il ne faut surtout pas délaisser la filière argentique comme cela semble être le cas ces temps-ci.