Paul Guilhaume, retour vers le futur

Par Ariane Damain Vergallo, pour Ernst Leitz Wetzlar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°303

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Paul Guilhaume a beau ne plus être étudiant en cinéma depuis un moment, il continue pourtant à décortiquer le découpage des chefs d’œuvre du cinéma américain, Voyage au bout de l’enfer, de Michael Cimino, History of Violence, de David Cronenberg, ou No Country for Old Men, des frères Cohen, des films qui ont été à l’origine de son désir d’être chef opérateur. Il regarde sans se lasser les splendides faux raccords lumière de ce prestidigitateur qu’était le chef opérateur Vilmos Zsigmond sur Rencontres du troisième type, de Steven Spielberg, où, dans la scène d’ouverture, le soleil est à contre-jour sur n’importe quel plan !

Adolescent, Paul Guilhaume habitait Paris - la Ville lumière - dans le dix huitième arrondissement. Il lui arrivait parfois, après le lycée, de passer par la rue Francœur et de regarder d’un air détaché (alors qu’intérieurement il était malade de jalousie) les tournages des étudiants de La Fémis non loin du majestueux portail de leur école qui abritait cent ans auparavant les studios Pathé.
Son père, passionné de musique, exerçait un emploi plus stable et sa mère était professeur d’arts plastiques et photographe. Ils assuraient à leurs deux enfants une existence à la fois confortable et intellectuellement exigeante.
Dès le lycée, Paul Guilhaume veut passer les concours de La Fémis et de Louis-Lumière et s’oblige à obtenir un baccalauréat scientifique, étonnant fortement ses professeurs qu’il doit convaincre en commission d’appel.
Sa mère lui conseille ensuite une classe préparatoire littéraire qu’il suivra mais sans l’option cinéma faute de place disponible.
Et c’est la philosophie qu’il découvre à travers l’enseignement de Seloua Luste Boulbina, une brillante intellectuelle, une des femmes puissantes qui jalonnent son parcours.
Le philosophe danois Kierkegaard le fascine alors parce qu’il pose la question du choix et de l’engagement personnel. Paul Guilhaume observe avec reconnaissance son père qui, par amour de sa famille, pratique son métier avec raison tout en encourageant son fils à suivre sa propre voie. Il retient que c’est l’une des questions que l’on doit se poser tôt ou tard.

Il obtient ensuite une licence de philosophie et une licence de cinéma à la Sorbonne puis se présente aux fameux concours. Il réussit d’emblée celui de La Fémis mais aussi celui de Sciences-Po qu’une amie de sa mère - la directrice de production Edith Colnel - lui avait conseillé de passer également, escomptant finement qu’avoir à faire un choix entre les deux lui apporterait une indication supplémentaire sur sa vocation. Ce sera finalement le département Image de La Fémis.

À la fin de la troisième année, Paul Guilhaume veut à tout prix faire son stage à Los Angeles, chez Panavision, célèbre loueur de matériel cinéma. Il est tout de suite accepté car, il faut bien le dire, le seul postulant. Les autres étudiants, anticipant le douloureux moment de la sortie de l’École, ont tous préféré un stage en France plus directement utile.

Chez Panavision, le premier jour, il est affecté au nettoyage minutieux des pieds caméra. Le solvant qu’il doit utiliser est si puissant qu’il s’évanouit... comme s’il était entré par mégarde dans un rêve, celui du monde enchanté du cinéma. Hollywood, "city of dreams and nightmares".
En effet, une autre fois, il prend en stop une femme qui prétend être armée et dévaliser les automobilistes. Elle lui dit aussi qu’elle le trouve sympathique et qu’elle l’épargnera. Plus tard, Paul Guilhaume réalise qu’il lui a donné son adresse et, prenant rétrospectivement peur, décide de déménager le soir même. Il atterrit dans une immense maison sur Muholland Drive animée par un "gourou" et habitée par des fous de cinéma qui rêvent tous d’être acteurs.

De cette expérience naîtra son film de fin d’études, One in a Million, un documentaire qui interroge sur l’étrange détermination qu’ont des milliers de jeunes comédiens à Hollywood à croire en leur destin même si cela peut paraître rationnellement vain. « Croire en vertu de l’absurde », avait justement dit Kierkegaard.

Chez Panavision, il est fasciné par le professionnalisme et l’implication des équipes. Il assiste aux essais des dix-huit caméras de Captain America. Même les techniciens n’ont jamais vu ça et ils se photographient avec les vingt six pages de listes de matériel étalées par terre sur presque huit mètres de longueur !
Plus tard, il n’aura jamais peur d’être exigeant avec le matériel. « On gagne du temps avec de bons outils. »

À la sortie de La Fémis, il faut bien gagner sa vie et Paul Guilhaume devient soudeur pendant six mois au Grand Palais pour préparer l’exposition de l’artiste japonais Hokusai. Il expérimente un certain mépris des commissaires d’exposition qui passent sans un bonjour ni un merci à l’attention des ouvriers qui travaillent pour eux et il promet de s’en souvenir quand il dirigera des équipes de tournage. Et ce moment arrive beaucoup plus vite que prévu.
Lors d’un festival de courts métrages, le réalisateur Sébastien Lifshitz a particulièrement remarqué son documentaire de fin d’études One in a Million et il l’engage pour un projet au long cours : filmer pendant cinq ans deux adolescentes de treize ans.

Paul Guilhaume - Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, Leitz Summilux-C 65 mm
Paul Guilhaume
Photo Ariane Damain Vergallo - Leica M, Leitz Summilux-C 65 mm

La carrière de Paul Guilhaume est lancée. Il a 25 ans, il abandonne la soudure et devient directement chef opérateur sans JAMAIS avoir été assistant caméra. Sébastien Lifshitz lui tient la bride serrée. Durant le tournage, il se poste derrière la caméra et surveille attentivement la composition de l’image, la lumière. C’est l’école "Lifshitz". Un maître et un apprenti doués, une combinaison de rêve pour apprendre le métier.

Pendant ce temps, sa vie personnelle est douce, aimantée par une jeune scénariste et réalisatrice, Léa Mysius, rencontrée alors qu’ils étaient tous deux étudiants à La Fémis. Ils ont l’intuition qu’il leur faut tout de suite créer une société de production, Trois Brigands Production, au service de leurs projets communs.
Paul Guilhaume emmène sa compagne sur les lieux de vacances de son enfance, l’île de Planas sur l’étang de Bages près de Narbonne, un paradis isolé et battu par les vents où viennent naître et mourir chaque année des milliers de mouettes.
« Ce sont des paysages qui m’ont façonné » et ce sera le cadre d’un court métrage qu’ils écrivent et tournent ensemble, L’Île jaune.

La suite de l’histoire donne le frisson tant le succès arrive rapidement.
Le célèbre producteur Jean-Louis Livi - leur aîné de presque 50 ans - avait été ébloui par le court métrage de fin d’études de Léa Mysius et décide alors de coproduire son prochain film qui sera éclairé et co-écrit par Paul Guilhaume, Ava, qui remporte direct le prix de la Semaine de la Critique quelques mois plus tard au Festival de Cannes.
D’ailleurs il est plus simple de dire que, jusqu’à présent, TOUS les films - cinq à ce jour - que Paul Guilhaume a éclairés sont allés au Festival de Cannes sauf le dernier qui sortira en 2020, Adolescentes, de Sébastien Lifshitz, primé au Festival de Locarno.

Tourné en huit semaines, en 35 mm et avec seulement 40 heures de rushes,
Ava de Léa Mysius est la matrice de son travail de chef opérateur. Tout commence par une immersion totale dans le scénario et de longs repérages. Chaque scène est découpée, chaque plan dessiné et aussi colorisé directement sur une tablette numérique. « Sur Ava, on a comblé notre inexpérience par du travail, c’est un film qu’on a préparé lentement et qu’on a ainsi pu tourner vite. »

Le réalisateur Jacques Audiard a choisi Paul Guilhaume pour tourner deux épisodes du "Bureau des Légendes" - la série de Éric Rochant - sur la foi de ce travail précis et inspiré. Ils se sont tout de suite accordés sur le fait de « préparer comme des malades » pour ensuite se laisser de la liberté. Sur le tournage, un vent nouveau a soufflé avec l’inhabituelle jeunesse du chef opérateur couplée à la virtuosité du réalisateur.
Pour la première fois, Paul Guilhaume a pu tourner avec des objectifs Leitz Summicron-C. « Leur simplicité permet de se concentrer sur l’essentiel : raconter l’histoire, filmer les acteurs. » Le 65 mm Leitz Summilux-C est même devenu leur objectif fétiche. « C’était notre arme secrète pour faire de très beaux plans dans n’importe quel décor. »

Fasciné par les rêves impossibles, Paul Guilhaume pense-t-il retourner à Hollywood ? Son début de carrière de chef opérateur, aussi rapide et légère que l’apparition d’une comète en plein ciel, autorise au moins cette interrogation.
Retour vers le futur ?