Le directeur de la photographie Pierre Milon, AFC, parle de son travail sur "Une histoire de fou", de Robert Guédiguian

par Pierre Milon

Depuis une vingtaine d’années, Pierre Milon, AFC, travaille sur les films de Lucas Belvaux, Laurent Cantet, Anne Villacèque et Robert Guédiguian. Il collabore avec ce dernier pour un sixième film Une histoire de fou et ne trahit pas le goût du réalisateur pour les lumières chaudes de Marseille. Guédiguian renoue avec ses origines en s’appuyant sur l’histoire réelle d’un jeune Arménien en 1921. (BB)

Une histoire de fou s’ouvre sur une première séquence en noir et blanc située à Berlin en 1921. Soghomon Tehlirian, un jeune militant arménien – Robinson Stévenin – abat d’une balle dans la tête Talaat Pasha, ministre de l’Intérieur du gouvernement turc, l’un des principaux responsables du génocide arménien. Jugé par le tribunal de Berlin, il est acquitté. Il est porté en triomphe et devient un héros pour toute la communauté arménienne.
Le film bascule ensuite dans les années 1980 à Marseille, en couleur. Aram, un jeune homme de 20 ans – Syrus Shahidi – vit avec ses parents, Ariane Ascaride et Simon Abkarian, et sa grand-mère, qui tiennent une épicerie arménienne. Il entretient des relations avec les membres de l’ASALA, armée secrète de libération de l’Arménie, qui projettent un attentat contre l’ambassadeur de Turquie à Paris. Il quitte sa famille, participe à l’explosion de la voiture de l’ambassadeur et disparaît ensuite au Liban où il part s’entraîner dans les camps palestiniens.
L’attentat a fait une victime collatérale qui passait à vélo au moment de l’explosion de la voiture. Gilles – Grégoire Leprince Ringuet – est étudiant en médecine et ses jambes ont été broyées par le souffle de l’explosion. Nous allons suivre ensuite en parallèle le parcours d’Aram au Liban, qui se détache peu à peu de la branche radicale de l’ASALA, et le parcours de Gilles en France qui n’a de cesse de retrouver son bourreau. Il sera amené à rencontrer les parents d’Aram à Marseille. La mère du jeune terroriste entraînera Gilles avec elle jusqu’à Beyrouth où elle pense retrouver son fils. Ils le retrouveront au cœur de cette ville en guerre dans un face à face poignant et une séparation déchirante.
L’épilogue du film nous ramène en Arménie en 1992, un an après son indépendance.
La mère d’Aram, accompagnée de Gilles, vient déposer les cendres de la grand-mère d’Aram dans le village où elle est née. Après toute une vie d’exil, elle retrouve enfin son pays.

Pour la première partie du film, tu as élaboré une image pour évoquer un film d’époque ?

Pierre Milon : Le noir et blanc a été un vrai choix, dès l’écriture du scénario. Pour la longue scène du tribunal au début du film, nous avons décidé avec Robert de filmer de manière très classique. C’est une scène de procès comme on en a vu beaucoup au cinéma et le souhait de Robert était que le spectateur puisse vraiment suivre le déroulé du procès. D’où cette idée de coller à la convention.
C’est donc essentiellement par le cadre que nous avons essayé d’évoquer l’époque. Pour la texture de l’image, je n’ai pas tenté de recréer une image d’époque. J’ai décidé d’assumer un noir et blanc très piqué et assez contraste, même si je l’ai modifié à l’étalonnage avec un vignetage qui adoucit l’ensemble de l’image. Il reste malgré tout, et c’est une volonté de ma part, très différent du noir et blanc des années 1920.
Concernant l’assassinat de Talaat Pacha, que nous avons tourné en extérieur dans un square, j’ai beaucoup éclairé afin d’accentuer l’ambiance très ensoleillée de cette séquence.

Comment as-tu éclairé le décor de l’épicerie ?

PM : Avec le décor de l’épicerie, nous passions sans transition du noir et blanc des années 1920 berlinoises au Marseille des années 1980. Je voulais une image très ensoleillée, très chaude, avec des effets de soleil qui pénètre à l’intérieur des pièces plongées dans une semi-pénombre.
L’épicerie a été tournée à Montreuil dans un ancien hammam où Michel Vandestien, le chef décorateur, a pu recréer une petite enclave marseillaise autour d’une cour. Je n’ai travaillé qu’avec des sources tungstène.
J’ai remplacé les HMI par des multi lampes (Dinolight 16 et 8 lampes) et des Aircrafts 8 lampes. En refroidissant à peine les sources, cela m’a permis d’avoir de belles entrées de lumières dans les décors.

Quel était le parti pris pour les séquences tournées au Liban ?

PM : Au Liban, les paysages, les couleurs de la région de la Bekaa, où nous avons construit le décor d’un camp palestinien, avaient une vraie force visuelle. Les conditions météo nous ont forcés à tourner très tôt le matin car en fin de matinée une brume envahissait le sommet de la montagne où nous étions installés. C’était une course contre la montre pour boucler les séquences en quelques heures mais la lumière du matin était vraiment très belle. Les séquences libanaises intervenant dans le film en alternance avec les séquences marseillaises, leur identité visuelle est immédiate.

La fin du film est vraiment différente, avec une image plus froide…

PM : Oui car en Arménie le temps était très gris, l’image est donc plus pastel et plus froide mais ce ton correspond bien au propos.

Vous aviez prévu le découpage en préparation avec Robert Guédiguian ?

PM : On ne fait pas de découpage avec Robert, on fait une mise en place, on tourne un plan large puis le découpage de la séquence vient naturellement.
Nous avions au début du tournage décidé de ne pas s’interdire de faire des zooms, dans un esprit de liberté, en réaction à tous les a priori négatifs sur l’utilisation de cette figure de style dans les films. Finalement, nous avons fait des zooms très doux, très lents, pas forcément visibles. Pour Guédiguian, qui ne fait jamais de travelling, c’est une manière de créer le mouvement sans bouger la caméra.

Une histoire de fou est peut-être le film le plus ambitieux de Guédiguian, où il mêle des personnages historiques comme Telhirian, ou le personnage interprété par Grégoire Le Prince Ringuet, victime indirecte d’un attentat, qui a réellement rencontré les membres de l’ASALA, des faits historiques liés à l’histoire de l’Arménie et la petite histoire. C’est aussi un film militant en ce 100e anniversaire du génocide arménien.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Dans le portfolio ci-dessous, des photos du tournage d’Une histoire de fou, réalisées par Jérôme Cabanel, photographe de plateau, tous droits réservés. www.cabanelphoto.com.