Retour sur le séminaire Sony : "Gérer les émotions fortes dans la direction de la photographie"

"Le grand air", par Clément Colliaux
Un film d’aviation, un western féminin et un blockbuster de super-héros : trois tournages en Venice dont les chefs opérateurs ont été réunis par Sony pour échanger autour de leur travail. Claudio Miranda, ACC, ASC (Top Gun : Maverick, en Compétition principale), Arnau Valls Colomer, AEC (la série Amazon Prime "The English") et Autumn Durald Arkapaw, ASC (Black Panther : Wakanda Forever) exposent leur approche sur des projets très différents, et comment ils ont utilisé la Venice et ses spécificités pour des œuvres aussi intimes que spectaculaires.

Claudio Miranda a commencé par revenir sur l’entreprise technique nécessaire pour pouvoir filmer sans trucages les scènes de vol de Top Gun : Maverick. « Je prépare toujours très en avance. On devait placer six caméras dans l’habitacle d’un avion alors que tout le monde nous disait que c’était impossible à cause de l’espace et du poids. Quand on prend plusieurs G, le poids est multiplié exponentiellement, donc le moindre équipement pèse une tonne. Sur le premier film, Tony Scott avait d’ailleurs dû renoncer à tourner en anamorphique à cause du poids des optiques. J’ai désossé un vieux jet pour y mettre les caméras qu’on voulait et le capteur déporté de la Venice grâce au système Rialto a été décisif. Je crois que la caméra ne pouvait pas dépasser quelque chose comme 2,5" ! Mais on n’a pas pu faire tout ce qu’on voulait, comme mettre des caméras sur les ailes qui risquaient de déstabiliser l’avion, ou sur les volets qui se lèvent pour freiner. Au final, on avait l’avion avec les six caméras simultanément, d’ailleurs on en voit certaines dans les plans ! Et un jet équipé d’une caméra, deux équipes dans les montagnes, et une équipe en hélicoptère avec un 25- 300 mm. »

"The English"
"The English"


A l’inverse, Autumn Durald Arkapawa a dû, de son côté, travailler avec beaucoup d’effets spéciaux numériques, et donc prévoir l’intégration des images qu’elle tournait à une production plus vaste. « Beaucoup de choses arrivent après le tournage », explique-t-elle, « et on ne veut pas que le département VFX ait tout à inventer, sinon il n’y aurait aucune continuité avec ce qu’on a filmé. J’essaie que tout soit le plus réaliste possible, et on tourne énormément de références pour aider au mieux l’intégration des images de synthèse. Le responsable des effets spéciaux était extrêmement collaboratif, on passait en revue les rendus ensemble, on étudiait les images aquatiques réalisées par Weta Digital pour juger la turbidité de l’eau, la direction de la lumière… Il ne faut pas que l’image nous échappe. »

Le scénario de "The English", série en six épisodes écrite et réalisée par Hugo Blick, revisite le western à travers un personnage féminin (Emily Blunt) qui se lie d’amitié avec un Pawnee (Chaske Spencer). « On voulait le tourner comme un western classique », raconte Arnau Valls Colomer, « tout en trouvant des moments de poésie. On ne bougeait pas la caméra sauf en cas d’absolue nécessité. On tournait d’ailleurs à trois caméras, mais en prenant soin que chaque plan se suffise à lui-même. »
Si l’histoire se déroule du sud des États-Unis au Nebraska, le tournage a lieu à côté de Madrid. « On s’inspirait aussi de beaucoup de westerns de série B qui avaient été tournés en Espagne, en essayant de trouver des équivalents modernes à certaines techniques. Par exemple pour les scènes de nuit, ils auraient reconstruit le décor en studio et peint le ciel étoilé. Nous avons fait ces scènes en studio avec un léger éclairage pour simuler une lumière de lune, en incrustant des pelures du décor tournées en nuit américaine. »

"Black Panther : Wakanda Forever"
"Black Panther : Wakanda Forever"


L’exposition est précisément un des enjeux importants sur lesquels se positionne la Venice avec sa double sensibilité. Autumn Durald Arkapawa aime la texture de la base 2 500 ISO, qu’elle utilisait sur la série "Loki" (Michael Waldron, 2021), et utilise encore en intérieur sur Black Panther en exposant pour 1 600 ISO. Elle décide cette fois de descendre à la base 500 ISO pour les extérieurs, qui jouent souvent avec du soleil et des flares, comme c’est le cas de l’ouverture du film. « Il commence par un hommage à Chadwick Boseman [l’acteur de "Black Panther", disparu pendant la mise en chantier du film], où toutes les tenues sont très blanches. En base 500, on gagnait deux diaphs en hautes lumières. Je suis maniaque de l’exposition, je veux que les blancs ressortent mais que rien ne soit perdu. Et notre travail est aussi de mettre en valeur celui des autres départements, comme les costumes. » Claudio Miranda utilise également la base haute, prenant 2 500 à 2 000 ISO, et a choisi la base 3 200 ISO de la Venice 2 pour les scènes de nuit de son projet suivant. Arnau Valls Colomer ajuste en fonction des cadres : la base 500 ISO suffit pour les gros plans posés à T2,8, et il monte si besoin pour les plans larges posés autour de T5,6 (de nuit notamment). Il explique que, contrairement à l’usage, « On commençait par les plans les plus serrés, et on finissait par les plus larges. Le but était d’avoir de beaux plans d’ensemble en contre-jour, et de modeler les gros plans pour garder la continuité en milieu de journée. Ce n’était pas facile pour les acteurs mais j’avais le soutien du réalisateur. Lui et Emily Blunt cherchaient à éviter le sens du vent, ce qui ne m’arrangeait pas toujours, donc je les convainquais qu’il pouvait être intéressant de sentir un élément naturel au milieu du désert, qui se rebelle, la décoiffe… Je la poussais à garder son chapeau pour qu’on puisse davantage contrôler la lumière sur son visage. Le principal, c’est de repérer le décor pour savoir quelles seront les directions du soleil. Heureusement c’était pendant l’été espagnol, donc la météo était assez constante. » La météo fut un élément central pour chacun des projets. « Sur un film comme Black Panther », raconte Autumn Arkapaw, « c’est impossible de perdre une journée de tournage. Donc il faut toujours avoir des plans B. » Claudio Miranda devait jauger la météo à cinquante miles de distance, là où les avions seraient pendant les prises, et choisir une ouverture équilibrée entre les hautes lumières et les ombres. « Je pense que je m’en suis bien sorti ! », plaisante-t-il.

"Top Gun : Maverick"
"Top Gun : Maverick"


L’angle choisi par Sony pour le libellé de la conférence a resurgi en conclusion de la discussion, où chacun des opérateurs est revenu sur son rapport aux scènes plus intimes et aux émotions fortes. Comme Autumn Arkapaw, Miranda joue sur la profondeur de champ : « J’utilise les ND de la Venice pour trouver la profondeur de champ qui me semble adéquate. Dans un dialogue, parfois on veut les deux personnages nets, parfois non, et ça peut être plus émouvant de ne pas avoir le point sur celui qui parle. Il faut éviter les solutions trop évidentes ». Autumn Arkapaw essaie autant que possible de laisser de l’intimité aux acteurs en limitant le matériel sur le plateau, et en gardant les projecteurs à distance. « Les acteurs sont doués pour faire le vide autour d’eux », ajoute Valls Colomer, « il faut avoir plein d’outils dans sa besace et réagir à ce qu’ils vont proposer ». « Il faut trouver la focale qui marche le mieux sur chaque acteur », complète Miranda, « choisir le bon équipement, et parfois faire simple pour s’en libérer. »

(Compte rendu rédigé par Clément Colliaux, pour l’AFC)