Retour sur la conférence Zeiss autour de Fredrik Wenzel, FSF, à propos de "Sans filtre", de Ruben Östlund


Tourné avec des optiques Zeiss Supreme Prime, Sans filtre offre une deuxième Palme d’or au duo Ruben Östlund, réalisateur, et Fredrik Wenzel, FSF, chef opérateur. Après avoir interviewé l’étalonneur, la première assistante caméra et le chef électricien du film, pour le site internet de Zeiss "Lenspire", Hélène de Roux profite du festival Camerimage pour inviter Fredrik Wenzel à répondre à ses questions et à celles de l’audience. L’occasion pour le chef opérateur de démontrer un goût du risque et une remise en question permanente au service de la créativité et de l’excellence. (MC)

En effet, sa collaboration même avec le réalisateur relève d’une démarche courageuse de bouleversement de ses habitudes de la part de ce dernier. Revenant sur les premiers films tournés ensemble, le chef opérateur se souvient d’une opposition assez radicale de point de vue dans la façon de composer un cadre. « Quand on découvrait un décor pour la première fois ensemble, il regardait d’un côté de la pièce, et moi je regardais de l’autre ! » Cette discorde était en fait très conscientisée et voulue par le réalisateur qui, arrivé à un stade de sa carrière où il souhaitait se renouveler et notamment remettre en cause la maniérisme formel qui le caractérisait alors, a sollicité Fredrik Wenzel, qui avait plus l’habitude des prises en courtes focales à l’épaule que des longs plans larges contemplatifs fixes. Ensemble, ils ré-inventent un style, à la rencontre de leurs goûts, et à l’encontre de leurs habitudes.

Fredrik Wenzel parle avec ses fans après la conférence - Photo Hélène de Roux
Fredrik Wenzel parle avec ses fans après la conférence
Photo Hélène de Roux


Très attentif à la place du regard des comédiens par rapport à la caméra, le chef opérateur n’hésite pas non plus à prendre des risques dans la conception de ses plans pour que la caméra se situe toujours au plus près du regard, sans sacrifier le temps-réel de la scène, souvent harmonisée par des plans longs, portés par une caméra active, à chaque instant à la meilleure position. « Plus on approche la caméra de la ligne du regard, et plus il faut être fin dans le positionnement du regard. Il n’y a pas besoin d’être aussi précis pour un plan latéral, mais quand on vient se positionner dans l’axe, c’est une question de centimètres pour ne pas briser le sentiment d’intimité avec le public que peuvent procurer ces plans. » Il décrit, par exemple, la machinerie atypique mise en place pour une scène de voiture. Afin de vadrouiller d’un visage à l’autre, et pour éviter un simple mouvement de panoramique qui serait resté à distance des regards, l’équipe fait construire un bras robotisé, à partir d’un appareil de cabinet dentaire, qui se pilote avec une télécommande de porte de garage ! « Contre toute attente, le mouvement de la caméra n’était pas du tout désagréable ! », s’étonne le chef opérateur.
« Il y avait aussi une rampe de pluie fixé sur le toit de la voiture. C’était notre premier jour de tournage, et nous tournions l’un des plans les plus compliqués techniquement. C’est extrêmement inquiétant, mais finalement c’est une bonne chose, car quand on réussit un premier jour aussi compliqué, ça met toute l’équipe en confiance pour le reste du tournage. »

La caméra sur un bras robotisé à l'intérieur de la voiture
La caméra sur un bras robotisé à l’intérieur de la voiture


Le tournage dure 80 jours. Pour le réalisateur, la plus haute priorité est d’avoir le temps nécessaire pour tourner ses images, et le budget du film se construit autour de cette volonté, plutôt que de se présenter comme une contrainte. Pour compenser cette dépense, l’équipe est réduite, ainsi que la liste matériel. « C’est une très bonne méthode », commente Fredrik Wenzel. « Quand on travaille avec cette transparence totale avec la production vis-à-vis du budget, on peut l’adapter totalement à la méthode de travail qu’on veut employer, et sortir des normes. On sait que si on veut ajouter quelque chose, on doit enlever quelque chose d’équivalent pour compenser, et se questionner ainsi sur ce qui est vraiment important. Ruben Östlund veut du temps pour tous ses films, alors on s’adapte et on trouve des solutions pour doubler le temps de tournage avec le même budget. »

Avec une telle durée de tournage, l’équipe invente une nouvelle façon de travailler. Avec très peu de décors par jour, le chef opérateur et le réalisateur prennent le temps en début de journée de photographier un grand nombre d’angles de vue du décor, puis de réfléchir ensemble à ceux qui seront les plus pertinents pour la séquence. « On en discute ensemble, parfois on est d’accord sur le point de vue à adopter, et parfois non, alors nous débattons. Mais avec ce processus on part d’une base neutre, ce ne sont pas mes propositions, ce sont des propositions, multiples, et nous cherchons la meilleure ensemble. »
Une fois l’angle choisi, la caméra est placée, soit dans un cadre fixe, soit dans un mouvement chorégraphié en amont. « Il n’aime pas que je recadre, ça lui donne l’impression de perdre le contrôle. » Au montage, le réalisateur intervient beaucoup sur les images, les recadrant ou ajoutant lui-même des effets. C’est l’une des raisons pour lesquelles le chef opérateur a opté pour le grand capteur de l’Alexa Mini LF, pour lui donner un maximum de détails, et la latitude de recadrer en postproduction, que ce soit en ajoutant des mouvements de zoom ou en recréant l’effet nauséeux d’un bateau qui tangue.
L’autre raison de ce choix est à nouveau la preuve d’un désir constant de casser les habitudes pour se ré-inventer. En effet, Fredrik Wenzel explique avoir fait le choix du Full Frame pour briser ses références sur la relation entre distance focale et angle de champ. « Sur le film précédent, l’assistante caméra ne me demandait même plus quelle objectif mettre, elle mettait le 32 mm par défaut. Mais là il ne donnait plus du tout la même image, c’était comme repartir à zéro d’une certaine manière. Finalement pour Sans filtre on a majoritairement utilisé le 29 mm, ce qui est assez surprenant parce que Ruben n’aime pas beaucoup les courtes focales ! C’est la preuve que parfois, il faut essayer de faire des vagues ! »

Photo Tobias Henriksson


Naviguant d’extrait en extrait, la conférence balaye le film et ses scènes les plus caractéristiques, au gré des anecdotes que le chef opérateur prend plaisir à partager. Il s’enthousiasme notamment d’un plan long sur la plage, commençant serré sur un visage, puis s’ouvrant sur un plan large, presque trop large, au centre duquel se déroule l’action et où les bords ne présentent qu’un paysage désert engloutissant les personnages. « On avait prévu de faire d’autres plans, mais Ruben a décidé de garder le plan large pour toute la séquence. C’est très caractéristique de son style, j’adore ça ! Au montage, il a ajouté un lent zoom avant puis arrière, qui apporte juste assez de dynamisme pour tenir la longueur de la scène. »

Plus tard, il commente une scène se déroulant à bord du bateau de croisière : « Évidemment les plans à bord du bateau ont été tournés en studio. Le décor pouvait être incliné, et pour cette scène, il est resté penché à 45° toute la journée, pour avoir une position des comédiens désaxée par rapport au décor, et la caméra alignée sur la verticalité des corps. Et ensuite, Ruben a rajouté un mouvement de flottement au montage ».

Le bateau en studio - Photo Tobias Henriksson
Le bateau en studio
Photo Tobias Henriksson


Interrogé sur ses choix d’éclairage, Fredrik Wenzel reste humble et rend hommage à son équipe, dans cette situation à son chef électricien Tobias Henriksson : « Je lui dois beaucoup, c’est un prodige technique et un véritable artiste. On travaille ensemble depuis longtemps, et il me connait bien, il sait ce que j’aime. Avec lui j’ai rarement des discussions techniques, je lui donne plutôt mes intentions artistiques, ce qui doit être ressenti en terme d’émotion. Il compose sa lumière, et s’adapte à ma réaction ».
Preuve accrue de sa grande attention aux talents qui l’entourent sur le plateau, il me confiait après la conférence : « Ma première assistante caméra, Sofia Liander, est vraiment incroyable. Elle a un sens très aigu des distances et de la profondeur de champ, et elle adore son métier. Avec elle je suis confiant, je sais que la caméra est entre de bonnes mains, et que le point sera toujours juste ». Mais c’est sur sa collaboration avec le réalisateur qu’il conclut la conférence : « Avec Ruben chaque décision technique a un sens, et j’apprends beaucoup de choses en travaillant avec lui. Les projets ne se ressemblent jamais, j’ai l’impression de changer de métier à chaque fois ! ».

Fredrik Wenzel et Sofia Liander - Photo Tobias Henriksson
Fredrik Wenzel et Sofia Liander
Photo Tobias Henriksson


(Compte rendu rédigé par Margot Cavret, pour l’AFC)