A propos de "Cyrano de Bergerac", projeté à Cannes Classics

"Cyrano : Dernier Acte", entretien avec Pierre Lhomme, AFC, mené par Denis Lenoir, AFC, ASC, en 1991

Cyrano de Bergerac, le film de Jean-Paul Rappeneau photographié par Pierre Lhomme, AFC, était en Sélection officielle du 71e Festival de Cannes et programmé à Cannes Classics dans une version restaurée. Pour en savoir plus sur une partie du travail de Pierre Lhomme, rien de tel que de lire ou relire un entretien datant de l’époque de la sortie du film sur les écrans, en 1990, et publié dans l’un des tout premiers Cahiers de l’AFC.

Je voulais savoir comment Pierre Lhomme avait éclairé le dernier acte de Cyrano, cette immense scène en sous-bois qui commence au soleil couchant et accompagne le héros vieilli jusqu’aux premiers rayons de lune et devant la mort. Je lui ai demandé d’en parler pour les Cahiers de l’AFC. Il a accepté à condition que je l’interroge. Voici la transcription de notre entretien.
Pierre Lhomme et moi-même espérons ouvrir ainsi une série d’articles où un directeur de la photographie en questionne un autre sur un travail particulier. (Denis Lenoir, AFC, ASC)

Pierre, à l’instar de beaucoup, j’ai reçu la dernière scène de Cyrano comme un spectacle renversant. Quand je pense au projet que tu as dû expliquer au metteur en scène, lui disant que tu voyais un sous-bois noir, sur lequel le jour allait tomber, je sens déjà un courage qui frise l’inconscience. Le résultat est à la hauteur de l’enjeu, tu as créé une atmosphère dont la progression miraculeuse me fait deviner que tu as été de plus en plus loin sur le fil du rasoir, pendant cette cinquantaine de plans ?

C’est tout à fait ça, et je suis heureux que des collègues aient remarqué la difficulté de ce travail. A la base de la conception de cette séquence, il y a ma fascination pour la pénombre en forêt et pour la nuit américaine, cette image de nuit au clair de lune, de nuit cinématographique où les verts tournent ou noir et dont seuls les plus clairs restent détaillés. Je me suis rappelé avoir fait de tels plans dans Navire Night, de Marguerite Duras, dans Retour à la bien-aimée, de Jean-François Adam, ou dans Dites-lui que je l’aime, de Claude Miller. C’étaient des petits plans qui passaient comme ça, mais je n’avais jamais pu mener ainsi une séquence, en tout cas pas une séquence de cinquante plans, trois à quatre jours sur un plan de travail ! J’ai à peu de choses près obtenu ce que je voyais, mais c’est la décision de le tenter qui a été longue à prendre. On a bien moins de liberté sur une grosse production que sur un film à petit budget, ce sont d’énormes machines très très dures qui doivent rouler sans anicroche. Le jour où, après avoir relu la scène, je me suis dit que si elle devait être réussie elle le serait en adoptant ce parti-pris, je n’ai pas eu envie d’être seul. J’avais besoin d’aide pour que ça marche !

Jean-Paul Rappeneau en était très conscient. Pour une fois, l’opérateur n’était pas seul à deviner la difficulté photographique d’une scène. Il y est tout le temps question du climat lumineux, on ne cesse de parler de la fin du jour, du visible et de l’invisible. Il y a ce moment extraordinaire où Cyrano fait semblant de lire une lettre qu’il connait par cœur puisque c’est lui qui l’a écrite, Roxane le découvrant dans le noir en train de la réciter alors qu’elle lui pend au bout des doigts.
Il me semblait, quant à moi, qu’on ne pouvait mettre en doute l’authenticité du climat lumineux puisqu’iI contribuait à la révélation de la vérité. Je n’imaginais pas tourner cette scène de nuit (même si, bien sûr, on m’a posé la question), j’ai donc préféré la tourner de jour, en ayant le sentiment, d’une part, que je pouvais demander qu’on se décale sur la tombée de la nuit et, d’autre part, que j’aurais beaucoup plus d’heures de travail possible. Une nuit de tournage est toujours grignotée par les pre-lights, la finition des éclairages et la fatigue.
De plus, en plein été, le jour se lève tôt et pour de bon...

A ceci près que la nuit, la lumière reste constante tandis que de jour elle évolue, que ce soit du matin au soir ou d’un jour à l’autre...

J’ai malgré tout fait ce pari, en priant le Seigneur que ces journées restent couvertes.
Le soleil était mon seul piège et, malheureusement, j’en ai eu beaucoup. La séquence a quatre étapes : fin d’après-midi, le soleil se couche, la pénombre gagne, la lune se lève. Entre chaque étape, j’avais figuré des charnières sur le découpage très précis de Jean-Paul Rappeneau.
1) entre le coucher du soleil et la montée de l’ombre ;
2) entre la lecture de la lettre et la prière ;
3) entre la pénombre la plus dense et le lever de lune.

Pour te donner une idée de la gymnastique, nous étions à f:11 avec des bombes de lumière à l’intérieur tandis que vers la fin, nous étions à f:2 avec des bougies
et des mandarines copieusement enveloppées.
Je m’étais mis ces charnières dans la tête, Thierry Chabert, premier assistant à l’époque, travaillait discrètement avec moi. Je lui avais demandé, en fonction de la météo, une flexibilité des horaires. Nous avions établi une progression dans le plan de travail et je savais deux choses : d’une part, nous allions tourner dans l’ordre, d’autre part, l’assistant était à l’unisson des problèmes. Il était ravi qu’on tourne de jour, le directeur de production aussi.
Quelque part, ce que je demandais était un troc vis-à-vis du tournage de nuit qu’ils avaient prévu.
A partir de là, je me suis dit que, fondamentalement, c’est le contraste qui évolue quand la nuit tombe. Nous pouvions partir d’un contraste très fort mais nous devions arriver à une espèce de nuit douce, encore une fois lisible. Je m’étais donc préparé à tourner avec deux pellicules et deux temps de développement : la partie de jour est tournée en développement normal, à la première charnière je suis passé en sous-développement, à la seconde je suis passé en pellicule plus sensible et sous-développée, à la troisième je suis repassé en développement normal...

Le contraste revenant en fait parce que la lune se lève...

Une autre donnée : je me suis souvenu que le charme des images de nuit que j’avais aimées provenait des températures de couleur très proches entre les sources naturelles et artificielles. Avec Pierrot Abraham, mon chef électro, nous avons donc préparé "le triomphe de Miss Minolta", comme nous disions entre nous. Au pied de chaque projecteur, outre les diffusions et les gélatines ND, nous avions aussi des gélatines CT et nos lumières s’adaptaient à l’ambiance. J’étais sûr que si j’arrivais à une espèce de monochromie, j’arriverais à maîtriser le contraste et ensuite à jouer sur l’étalonnage. Un peu plus chaud, un peu plus froid, un peu plus dense, peu importait, à la seule condition que les plages lumineuses soient de même qualité, c’est-à-dire que l’éclairage des visages soit à la température de couleur des fonds et nous nous étions préparés à cette gymnastique. Il n’y avait plus rien dons les camions.
C’est la seule séquence où tout le matériel a été utilisé. J’ai commencé avec les écrans et des miroirs dans les diffuseurs, puis ensuite ce furent les 12 kW, les 4 kW, puis les SunPar pour être toujours en équilibre avec les événements.

L’incroyable est que ça ne se voit pas. On dirait que ce n’est pas éclairé, mais que les visages irradient la lumière de l’intérieur. Ceci dit, tu avais préétabli un contraste entre ces visages et les fonds ?

C’est la chance d’avoir ce type de décor en sous-bois. En fait, ce sont des décors sombres sur lesquels les visages reflètent toute la lumière qu’on leur donne.
De plus, bien que nous n’ayons cessé de faire le tour de la rotonde où nous étions installés, la taille des sources, 16 m2 au minimum, empêchait la formation d’ombres parasites dues à l’inévitable interposition de troncs ou de branchages. J’ai bien sûr pensé aux problèmes de contraste mais je me suis surtout dit que les parties éclairées des visages ne le seraient jamais plus que la partie la plus claire de l’image. Ce sont des choses qui peuvent se voir à l’œil. J’avais prévenu que j’aurais des réglages à faire entre les prises mais que je pouvais garantir que ça irait très vite. J’aime avoir des fonds nets et quand nous avons commencé à tourner à f:8, j’étais très content de la profondeur de champ.
Nous avons fini à f:2 mais ce n’était plus gênant, la profondeur s’est évanouie avec la tombée du jour et l’assombrissement de l’image. Il y a aussi des concours de circonstances heureux. Les cinq derniers plans, la mort de Cyrano proprement dite, ont été tournés après coup en région parisienne. Rappeneau ne trouvant pas,
à l’abbaye de Fontenoy, l’alignement d’arbres auquel il tenait. Nous avons commencé à tourner de jour et, au moment de tourner la fin, la nuit devait être complète et le diaph à 1,4 ! Nous étions sous d’énormes tilleuls, dont le feuillage sombre retenait toute la lumière.
En prévision, j’avais dû faire une installation qui mimait la réalité, en éclairant les feuillages par des sources qui au début ne comptaient pas, mois qui petit à petit, comme par un fondu enchaîné, ont pris le relais de la lumière du "bon Dieu". Le seul moment où l’on a vu une ombre nette, c’est quand Cyrano parle de la lune.
Et là, je me suis permis ce petit coup de lune, un vrai luxe. Le véritable piège était le dernier plan, lorsqu’on s’éloigne de Cyrano, qu’on traverse le feuillage d’un tilleul, passant de l’obscurité à l’étincelante lumière d’un pré, Cyrano était à f:1,4, l’extérieur du feuillage à f:8. Changer un diaphragme n’est rien, mais si tu fais disparaître le sujet principal... Pour filmer le plus longtemps possible, sans toucher au diaphragme, nous avions imaginé de bavoxer l’extérieur des feuilles. A notre grande surprise, elles étaient déjà exagérément noircies par le kérosène des avions qui vidangent avant atterrissage dans la zone où nous tournions ! Sur "la pointe des pieds", en sortant du feuillage, nous sommes passés à f:4, l’éloignement et le fondu au noir ont alors fait disparaître Cyrano.

La séquence va effectivement vers une absence de contraste. Mais malgré tout Ion image reste brillante.

Parce que le négatif reste dense. Il a été tiré aux alentours de 100 points BH. Lorsqu’on utilise le pied de courbe d’une pellicule, on grise, on tue le contraste. Pour conserver le peu qui en reste, c’est-à-dire garder une qualité de noir puisque tous les gris sont beaux si le noir est beau, de même que tous les noirs sont beaux s’il y a un blanc, il ne faut surtout pas se faire piéger par le pied de courbe.
En ville, avec des lumières claquantes, même si les personnages sont par moments à la limite de disparaître, il reste quand même un vrai contraste. Dans la nature, en allant sur le pied de courbe, tu es sûr d’avoir de la bouillie !
Finalement, c’est toujours pareil : les expériences qu’on accumule, les plans qu’on a réussis ou ratés comme ça, de temps en temps, s’ancrent en nous. Je t’ai parlé de ces images de sous-bois en fin de jour, ces nuits américaines que j’ai faites il y a longtemps sur quelques films.
C’est à cause de ces images que j’avais tant aimées que je me suis embarqué de cette façon : cette séquence finale est leur suite. Simplement elle se remarque parce que ce ne sont pas deux ou trois plans fugitifs mais parce que c’est une grande et superbe scène imaginée par Rostand.

Quels filtres, quelles pellicules, quels objectifs as-tu utilisés ?

Moi, pour l’instant, c’est le cas dans Cyrano, moins il y a de choses sur l’objectif, mieux je me sens. Pour des questions de raccords visuels, il y a de la diffusion dans les plans rapprochés, des trames de tulle noir plus un LC 1. J’utilise souvent des dégradés, mais des dégradés neutres.
Dans cette séquence, il y en a que je rentrais ou sortais pour casser l’agressivité du soleil et de la cime des arbres. Comme on ne pouvait attendre d’hypothétiques nuages, j’ai parfois aussi dû "arroser", mettre des bâches noires pour "plafonne" et des branchages pour faire de l’ombre.
La pellicule ? J’ai utilisé de la Fuji 500 et de la 125 ASA, avec un développement normal et un développement grain fin.
Les objectifs de base étaient le Cooke 20-100 et des focales fixes Panavision qu’on avait matchées.
Alain Castagnier, mon ami étalonneur chez Eclair, a parfaitement suivi cette petite cuisine.
Un dernier mot : en repensant à notre conversation, je me trouve bien sûr de moi et ce n’est pas tout à fait vrai. Entre l’intuition et la préméditation, il y a l’expérience qui vient amortir le doute et les insomnies... La technique n’est qu’un bon matelas, avec un oreiller...

(Propos recueillis par Denis Lenoir, AFC, ASC. Entretien paru dans Les cahiers de l’AFC n° 1 - Juin 1991)