Camerimage 2021 : retour sur deux rencontres avec Philippe Rousselot, AFC, ASC
« Quand on a des citrons, il faut faire de la limonade ! ». Pour tenir son audience, Philippe Rousselot a l’art de la comparaison. Avec celle-ci, il met le doigt sur un intéressant sujet, dont la récurrence au cours de ses diverses prises de parole prouve la grande humilité qu’il a su garder tout au long de son impressionnante carrière : le chef opérateur ne contrôle pas tout dans son image. Le décor (naturel ou non), les costumes, les conditions de production, ne sont que quelques uns des paramètres qu’il faut accepter et avec lesquels il faut compter pour composer son image. Questionné sur le sujet des couleurs notamment, Philippe Rousselot répond très simplement que ce n’est pas une décision qu’il prend, mais plutôt un élément qui vient avec le décor, les costumes et les accessoires, auquel il doit s’adapter.
Les Liaisons dangereuses est pour Stephen Frears l’occasion de faire un film mettant en scène des personnages ne cessant de se mentir, entre eux et à eux-mêmes. Considérant cette intention forte, Philippe Rousselot détermine que la seule manière de l’illustrer est de passer par le gros plan. Interrogé sur la qualité des peaux sur ces plans rapprochés, il tempère : « C’est une combinaison de deux choses. Premièrement, nous avions une fantastique maquilleuse, qui a donné un effet porcelaine sur les visages. Et deuxièmement nous avions de très beaux acteurs, avec de très belles peaux. Je ne peux pas avoir la prétention de rendre quelqu’un beau simplement par la façon que j’aurais de l’éclairer. Rendre les gens beaux ou non, c’est quelque chose à quoi on peut échouer, mais qu’on ne peut pas complètement réussir sans aide extérieure ». À ce sujet, le dernier plan du film est une belle illustration de l’étroite collaboration entre maquillage et lumière. Alors que le personnage se démaquille lentement, Philippe Rousselot opère une subtile transition d’éclairage, entre deux boules chinoises situées à l’arrière et dont la lumière se réfléchit dans le miroir, et deux autres situées au-dessus du miroir. Il accompagne ainsi la révélation du visage sans artifice du personnage, en y faisant apparaître des ombres. Il accompagne sa description de la configuration par une anecdote : « Puisque tout était sur dimmer, l’idée était que, une fois le maquillage complètement enlevé, je fasse un dernier fade out pour mettre l’image au noir. Stephen Frears regardait l’image dans un petit moniteur en noir et blanc, et m’a fait signe de commencer à baisser la lumière. Je commence, mais j’ai vu une larme perler sous l’œil de la comédienne, je me suis arrêté immédiatement, avec beaucoup de précautions j’ai remonté tout doucement, j’ai laissé 30 secondes, puis j’ai recommencé le fade out. Sephen était très heureux que je lui ai désobéi ! ».
La question du maquillage se pose très différemment lors de sa deuxième conférence, sur le film Thérèse, d’Alain Cavalier. « Les nonnes ne mettent pas de maquillage », commente Philippe Rousselot. L’équipe est composée de onze personnes, comprenant (en plus du réalisateur, du chef opérateur et de la production) un assistant réalisateur, un accessoiriste, un ingénieur du son et son perchman, un assistant caméra, un chef électricien et un machiniste. Les comédiennes s’occupent elles-mêmes de leur costume, et ne sont pas maquillées. Cette équipe minimaliste fait partie de la démarche du réalisateur, qui propose l’expérience d’un film tourné sans décor, uniquement sur fond gris. Lors de sa première rencontre avec Philippe Rousselot, Alain Cavalier lui dit : « la première image sera noire, la lumière arrivera, et on verra ». Le film n’est pas plus préparé que cette consigne, et est tourné dans l’ordre du montage. Pour ce film, César de la meilleure photographie, le chef opérateur cherche à atteindre le minimalisme de la mise en scène. Il évite les éclairages théâtraux ou symbolistes, ainsi que ceux qui suggéreraient la présence d’un décor, comme des effets d’ombre ou de fenêtre. Dans l’idée de laisser son travail s’invisibiliser pour laisser le champ libre au scénario et au jeu des comédiennes, il s’équipe du minimum : « Une caméra bien sûr, 3 mandarines, 2 blondes, un 1 kW, c’est tout. On a renvoyé les rails dès le deuxième jour car on savait qu’on n’en aurait pas besoin. La difficulté, c’était d’essayer de ne pas trop en faire ».
Face à ce fond gris uni, sa principale difficulté est de trouver le bon cadre. Il tente d’éviter autant que possible de succomber à la tentation de laisser la caméra à un emplacement fixe, et cherche sans cesse la valeur et l’angulation juste. Sa conférence sur la collaboration avec le cadreur est l’occasion de généraliser ce raisonnement. Pour lui, chaque image est avant tout le véhicule d’informations qui nourrissent le scénario. Le cadre lui sert à isoler ces éléments, et à écarter ceux qui ne sont pas pertinents, tout comme la lumière : « Si on n’aime pas quelque chose dans l’image, plus il est sombre mieux c’est ; par contre, les choses importantes doivent être mises en lumière. Il y a aussi certaines choses qui doivent être vues, sans que le spectateur ne s’en rende compte, donc je les mets en moyenne lumière. Parfois les décorateurs sont déçus que je n’éclaire pas plus, mais c’est pour le bien du film. »
Pour Les Liaisons dangereuses, il explique notamment que l’essentiel du film est tourné en décor réel, dans des châteaux aux alentours de Paris. « Certains n’étaient pas très bien entretenus, la peinture s’écaillait... En plus, Stephen Frears voulait qu’on oublie que c’était l’adaptation d’un roman du XVIIIe siècle, il ne voulait pas mettre l’accent sur les décors baroques, tous les accessoires dorés très brillants. Donc on a décidé de laisser la plupart des arrière-plans autant que possible dans le noir ». Le film, très centré sur les personnages et leur double-jeu, est tourné dans des focales assez longues, par une caméra très souvent en mouvement. L’équipe étant mixte, moitié américaine, moitié française, Philippe Rousselot s’inquiète de l’impossibilité de communication entre le cadreur et le machiniste. Il raconte : « Le cadreur lui parlait en anglais, et le machiniste ne comprenait pas, mais ce n’était pas important. C’était un très bon machiniste, qui connaissait les focales, et surtout qui était sensible au jeu des comédiens. On n’a pas besoin de lui dire quoi faire, il sait. C’est le paradis de travailler avec une personne comme ça. Quand on en trouve une, il faut la garder ! »
C’est sûrement cette pensée qui aura conduit Philippe Rousselot à choisir de tenir l’une de ses conférences en duo avec Anastas N. Michos, afin de témoigner sur leur fructueuse collaboration chef opérateur/cadreur. Ayant débuté sa carrière en France, où la norme veut que le chef opérateur soit également cadreur, Philippe Rousselot a cadré ses premiers films, avant de déléguer cette tâche dès ses premiers films américains. « Quand j’ai commencé, il n’y avait pas d’écran, donc pour être dans le film, cadrer c’était très bien : on faisait la lumière, et après on la regardait dans l’œilleton. Maintenant on regarde sur un moniteur. C’est un vrai plaisir de cadrer, mais j’ai dû abandonner car les films devenaient trop gros. Quand on a quatre caméras sur le plateau, on ne peut pas cadrer les quatre ! ». Il fait une exception pour Et au milieu coule une rivière, qu’il cadre car il juge le travail de lumière suffisamment léger, le film se déroulant principalement en extérieur.
Anastas N. Michos, quant à lui, a commencé comme opérateur Steadicam. Il a ensuite été cadreur, notamment sur sept films avec Philippe Rousselot. Il est désormais lui-même chef opérateur. Il décrit le métier de cadreur comme s’appuyant sur une certaine virtuosité technique, basée sur une très bonne connaissance des instruments, afin d’être capable de mettre en place chaque plan, en collaboration avec le machiniste, de manière rapide et efficace. Cette science des outils lui permet également de communiquer avec le chef opérateur, afin de lui proposer des alternatives ou des améliorations au plan que celui-ci a en tête. N’ayant pas autant participé à la pré-production que le chef opérateur, le cadreur dispose également d’une certaine spontanéité, afin d’envisager sous un angle nouveau les problématiques de chaque situation. Il parle de "sensibilité intuitive", dans la concentration exclusive que le cadreur apporte à chaque plan. Au sujet de sa collaboration avec Philippe Rousselot, il précise : « Il connaît très bien les outils, et il sait reconnaître si un plan est dur à exécuter ou non ».
Philippe Rousselot constate : « J’ai réalisé que ce que je cherche comme opérateur, c’est un clone idéalisé de moi, quelqu’un qui va faire exactement ce que je veux, mais en mieux ». Mais au-delà du talent, le chef opérateur cherche également un complice, un collaborateur de confiance, quelqu’un qui pourra l’aider, tant par le dialogue que par la pratique, à obtenir la meilleure image possible pour le film. Ainsi, les deux collègues sont-ils devenus amis au fil de leur collaboration. Philippe Rousselot raconte : « Un jour, pour un tournage où je ne connaissais personne de disponible, j’ai demandé des noms à Anastas. Je les ai embauchés sans même les rencontrer, je lui fais confiance. S’il aime quelqu’un, je sais que je vais l’aimer aussi. » Anastas N. Michos complète : « Quand on me demande une recommandation, ce n’est pas si la personne est bonne, c’est si j’aime travailler avec elle. Si on me demande "Qui tu connais ?", j’interprète "Qui tu aimes ?". » Pour les deux intervenants, la bonne entente au sein de l’équipe image (dans son sens large : caméra, électricité et machinerie) est primordiale. Philippe Rousselot se montre d’ailleurs outré quand une personne dans le public lui demande s’il s’est déjà comporté méchamment avec un membre de son équipe. « J’aime être aimé par les gens avec qui je travaille, c’est productif. Les gens aiment travailler dans un bon environnement. Ça m’est arrivé une fois d’avoir un mauvais cadreur, mais j’ai refusé de le remplacer, car ça blesse les gens, leur carrière. John Boorman a eu une fois un acteur qui lui a dit : "Je suis désolé je suis mauvais", et Boorman a répondu : "Non, c’est moi qui suis désolé, car j’ai fait l’erreur de t’embaucher !". En tant que chef d’équipe, il faut assumer les erreurs des personnes qu’on a embauchées, et être bienveillants avec elles, quoi qu’il arrive. »
Tous deux témoignent de leur profonde croyance dans le fait que le processus créatif du cinéma est basé sur la collaboration entre les différents membres de l’équipe, et les différents départements. La communication mène à l’émulation créative, à base de « Et si... ? ». Le chef opérateur n’est qu’une pièce dans une grande machine, et de son bon fonctionnement avec les autres pièces dépendra la qualité du film. Un tournage est la juxtaposition de personnes spécialisées, et chacun doit respecter le travail et les connaissances des autres. Philippe Rousselot prend l’exemple des décorateurs : « Ils savent bien mieux que moi comment faire un décor. C’est rare que j’aie des requêtes. Parfois je leur évoque des problèmes techniques, placer une fenêtre ou faire des murs plus sombres, mais souvent, s’ils sont bons, je n’ai pas besoin de leur dire. Parfois quand j’arrive sur le plateau, je sais exactement comment l’éclairer, parce que le décor est parfait. Pour Mary Reilly, par exemple, le décor était composé d’une maison avec une cour, et une découverte peinte. Quand j’ai vu le décor, j’ai vu le film. Il était fait pour adopter le point de vue du film, celui d’une femme de chambre regardant le maître de la maison. Il racontait déjà la hiérarchie sociale. »
C’est le second film de Stephen Frears que Philippe Rousselot met en image , après Les Liaisons dangereuses. Comme pour ses autres collaborateurs, peut-être même plus que pour tous les autres, il déclare choisir avec soin les réalisateurs avec lesquels il travaille : « J’aime travailler avec certaines personnes, et on est meilleur quand on ne s’ennuie pas ! Parfois j’ai choisi des films qui étaient moins stratégiques que d’autres à faire pour ma carrière, mais j’avais une bonne connexion avec le réalisateur et le projet. On ne fait pas un bon travail sur les films qu’on n’a pas envie de faire. Je sais que je ne suis pas bon sur certains types de films, certains univers. Quand je lis un script, si, page 28, je ne sais toujours pas comment le faire, c’est que je ne suis pas la bonne personne ». La façon de travailler du réalisateur est déterminante dans la façon qu’auront le réalisateur et le cadreur de préparer chaque plan. Philippe Rousselot témoigne des méthodes très différentes des réalisateurs avec lesquels il a travaillé : « John Boorman est capable, dès la préparation, de dire exactement quel va être la focale, l’emplacement de la caméra et sa hauteur, pour chaque plan, et c’est toujours juste, il n’y a plus qu’à suivre ses consignes. Il y en a qui font des story-boards, et d’autres qui arrivent sans préparation, ils font du jazz, c’est de l’improvisation et c’est magnifique aussi. Une fois, Patrice Chéreau, pour une scène dans une cathédrale, m’a dit : « Éclaire d’abord, et je verrai ensuite où mettre la caméra ». Neil Jordan aime décider du plan directement avec le cadreur. Le chef opérateur peux intervenir pour rediscuter, mais ça n’arrive pas souvent. Pour Stephen Frears, c’est encore différent : après avoir répété la scène avec les comédiens, il s’en va, et il laisse l’équipe décider du découpage. Une fois que tout est décidé et mis en place, il revient, et il questionne tout ! "Pourquoi cette focale ? Pourquoi des rails à cet endroit ?". C’est un processus intéressant car, comme on sait qu’il faudra donner des réponses, on se pose les bonnes questions. Il faut se souvenir de la préparation, des directions artistiques que veut prendre le film. Une bonne chose qu’a apportée le numérique, c’est l’écran où l’on peut voir directement les choses qu’on filme dans une très bonne qualité d’image. Tout le monde peut le regarder, et on en discute immédiatement. Ça permet de mieux communiquer avec le réalisateur, même si parfois ils n’y prêtent plus attention au bout d’un moment : quand on est réalisateur, on a tellement de choses sur les épaules, tellement d’autres sujets auxquels penser qu’on finit par faire confiance au chef opérateur ».
Cependant, Philippe Rousselot nuance son enthousiasme vis-à-vis des écrans. Ce qu’ils apportent dans sa relation avec le réalisateur, le cadreur le perd dans sa relation avec les comédiens, car il n’est plus l’unique spectateur des prises. Cependant, sa proximité géographique sur le plateau avec eux et son empathie pour leur travail continuent de créer une relation particulière entre cadreur et acteurs. « On aime les acteurs, et on n’est pas critique comme le réalisateur, qui a une vision de la façon dont il doivent jouer », commente Philippe Rousselot. « On est les premiers à être émus. C’est nécessaire pour un opérateur d’envoyer un message d’appréciation aux acteurs, qu’on aime ce qu’il font. Sans être critique. En tant que chef opérateur, je veux leur faire comprendre dans mon attitude que je vais prendre soin d’eux et que je suis leur ami, pas leur ennemi. Je regarde tout ce qu’il font, alors que eux ne doivent jamais me regarder ! Une fois, j’ai fait un film avec Simone Signoret, et on m’avait mis en garde en me disant qu’elle était très dure avec l’équipe image. J’avais très peur, mais j’ai fait l’effort d’essayer de la comprendre, et j’ai réalisé que toutes ses demandes avaient un sens : elle ne voulait pas qu’il y ait de câble au sol car elle avait peur de trébucher dessus, elle voulait qu’il y ait une lumière sur la caméra pour pouvoir sentir où celle-ci se trouvait, etc. Finalement on est devenu bons amis ».
Quand il travaille avec des cadreurs débutants, Philippe Rousselot leur dit : « Arrête de te préoccuper uniquement de savoir s’il y a une ombre de perche ou un projecteur en reflet. Sois plutôt capable de me dire à la fin du plan si les acteurs sont bons. On fait un film, sois dans le film ». Anastas N. Michos complète : « Philippe ne m’a jamais montré techniquement un plan, il me guide au début, et puis je deviens autonome en comprenant le ton du film ». Philippe Rousselot conclut : « C’est pour ça que j’aime travailler autant que possible avec les mêmes personnes. Après un moment, on a le même langage, on n’a plus besoin de rien dire, c’est évident ».
Le chef opérateur et le cadreur doivent avoir une vision d’ensemble similaire, de ce à quoi devra ressembler le film, et sans cesse rester critiques vis-à-vis de leur travail. En effet, bien que Philippe Rousselot aime impliquer son cadreur le plus tôt possible dans la préparation, afin de commencer à parler des cadres dès les repérages, ceux-ci se précisent, se déterminent ou se corrigent au tournage. « Peu importe ce qui est préparé », déclare Philippe Rousselot. « Quand on exécute le plan, il faut rester très critique. Est-ce que j’aime ? Est-ce que ça marche ? Est-ce que les émotions passent ? Il faut toujours réinterpréter, faire des ajustements, rester éveillé et considérer que les choses ne sont pas achevées, qu’on peut toujours faire mieux ». Philippe Rousselot préfère embaucher des cadreurs qui ont une expérience de documentaire, car ceux-ci ont tendance à avoir une vision plus globale du film, à penser au montage, à l’histoire qui est racontée. « Le challenge technique n’est jamais la vraie difficulté », commente Anastas N. Michos, « ce qui compte vraiment, c’est de comprendre quel est le concept du film, quel est le souhait du réalisateur ». Philippe Rousselot complète : « Commencer un nouveau film, c’est comme apprendre une nouvelle langue. Il faut engendrer du vocabulaire, de la grammaire, etc. On n’a pas d’autre choix que d’aller dans le même sens que le réalisateur. On doit aider le réalisateur à créer son film, comme une sage femme qui aide une mère à donner naissance à son enfant ! Il faut oublier ce qu’on pense savoir de la façon de faire des films, et apprendre à communiquer avec le réalisateur. Une fois, un opérateur s’est moqué du réalisateur car celui-ci demandait un gros plan, mais en pied. J’y ai réfléchi, c’était un réalisateur qui venait du théâtre, pour lui un gros plan, c’est quand le personnage s’avance sur la scène. Si ce cadreur avait réfléchi, il aurait compris que ce n’était pas idiot, et que la demande était de donner un sentiment de proximité. Il aurait traduit dans un langage cinématographique qu’il fallait changer de focale pour se rapprocher du comédien. Les réalisateurs ont leur propre langage, il faut le comprendre. Malheureusement, dans nos métiers, on a un dictionnaire très court pour décrire une image. Contraste, couleurs, lumière, ombre. On doit faire avec ces quatre mots, et on arrive jamais à une vraie description de ce à quoi on pense. Je n’aime pas vraiment utiliser des références, même si ça semble plus intuitif qu’une vraie discussion, mais ça ne sera jamais pareil, on n’a pas les mêmes décors, les mêmes comédiens ni le même ratio ».
Pour Philippe Rousselot, l’inspiration est plutôt une chose inconsciente, qui infuse malgré tout dans les films qu’il fait. « Bien sûr on est inspiré par tout, toute sa vie. C’est un bagage. Je ne sais pas à quel point je suis influencé, parce que je vais régulièrement dans les musées, les expositions, etc. Je suis évidemment inspiré par Vermeer ou Caravage inconsciemment. Il y a eu aussi La Belle et la Bête, de Cocteau, qui a été une révélation quand je l’ai vu a 11 ans. Je fais rarement des recherches spécifiques. Pour La Reine Margot, on a regardé "Le Radeau de la Méduse", pour les teintes de peau un peu vertes, cadavériques, et aussi un tableau de Goya, "Tres de Mayo", dans lequel il y a un bulbe de lumière qui produit un effet de lumière de bougie, ou plutôt de feu... On a construit la même chose en verre, avec des bougies dedans. On a pioché des choses, des idées, mais sans jamais se dire « ce film va ressembler à Delacroix ». »
C’est pourtant à partir d’une référence que Philippe Rousselot choisit d’introduire sa dernière conférence, sur la nuit. En commentant La Bataille de San Romano, un tableau peint au XVe siècle par Paolo Uccello. Il établit un parallèle avec les problématiques et contradictions que peuvent représenter la volonté de tourner une scène de nuit. Le tableau est divisé en deux parties. En bas, un champ de bataille, sur lequel un camp a un net avantage sur l’autre, en haut, un messager de l’armée en déroute va chercher du renfort. Le "scénariste" de ce tableau aura voulu, pour que le sujet soit plus concis et clair, juxtaposer sur la même image ces deux scènes qui de toute évidence n’ont dans la réalité pas eu lieu simultanément. En effet, à cette époque les batailles se déroulent toujours de jour. Cependant, le "réalisateur", bien qu’appréciant l’aspect nocturne, qui apporte une dimension plus dramatique à la bataille, souhaite que celle-ci soit clairement visible, qu’on puisse identifier les cavaliers, les chevaux, lire les expressions sur les visages, etc. « C’est une situation qui se pose souvent pour un chef opérateur », commente Philippe Rousselot, « pour presque toute les scènes de nuit qu’on doit faire, il faut dire nuit, en agissant jour. Ici, le peintre s’en sort en représentant un fond très sombre, qui évoque un ciel nocturne, et c’est assez pour donner l’information que c’est la nuit, le reste est très lumineux ».
On retrouve cette problématique dès les débuts du cinéma. Un épisode de la saga Vampires, que Louis Feuillade réalise au début du siècle, s’ouvre par un carton, indiquant que les personnages sortent du cinéma à minuit. On voit ensuite l’image illustrant directement cette scène : elle est tournée de jour. « Les pellicules au début n’étaient pas assez sensibles pour tourner de nuit », explique Philippe Rousselot, « mais ce n’est pas grave, puisque le carton vient de dire que la scène se passe de nuit, c’est assez, l’audience de l’époque ne se soucie pas de savoir si c’est correct visuellement. Il faut savoir que c’est la nuit, mais il faut voir ».
Pour une scène de L’Ours, de Jean-Jacques Annaud, Philippe Rousselot propose un procédé amélioré de cette technique de donner factuellement l’information que la scène se déroule de nuit, tout en tournant de jour. Les animaux-acteurs imposent de nombreuses contraintes à l’équipe, et notamment l’impossibilité de tourner de nuit. La scène est donc faite en nuit américaine, avec trois caméras qui captent l’action sans interruption, en pleine nature. Malgré les filtres bleus que le chef opérateur appose devant les caméras et la sous-exposition qu’il leur impose, celles-ci ont parfois filmé le ciel, trahissant l’artifice. Le chef opérateur a alors eu l’idée de créer un plan de la lune (qu’il capte dans le même décor, avec un tube projetant une image de la lune et un miroir semi-réfléchissant), qui ouvrira la séquence. « Cette première image dit que c’est la nuit, car on peut voir la lune a travers les nuages » commente-t-il, « Et ça suffit, la scène fonctionne, parce qu’on a donné cette indication au début ».
La problématique de la nuit américaine se pose régulièrement dans la carrière de Philippe Rousselot, qui cherche pour chaque situation le procédé le plus adapté : « Je ne crois pas aux recettes, c’est du cas par cas, ça dépend du décor, du style du film, du moment de l’histoire qu’on est en train de raconter. Le problème, c’est qu’en nuit américaine il y a certains axes caméra qui ne marchent pas, et c’est difficile d’expliquer ça au réalisateur, car il a une histoire à raconter. Le problème, c’est le ciel car il est toujours trop lumineux. Ce qu’on voudrait, c’est que le décor soit très sombre, et qu’on n’y distingue que les visages. Dans des décors de forêt, c’est possible d’essayer d’avoir toujours le ciel en dehors de l’image. Sinon, quand le ciel est nuageux ça peut fonctionner. Maintenant avec les effets spéciaux et l’étalonnage on peut faire beaucoup de choses pour corriger, descendre les ciels, parfois les remplacer. Quand il y a un remplacement de ciel, c’est même plus facile de le faire avec une nuit américaine, car il y a besoin de voir l’horizon. Une fois j’ai même pu re-créer la lumière des lampadaires qui étaient éteints pendant le tournage ! J’essaye toujours d’aller à l’étalonnage avec un œil neuf, et l’idée que c’est un recommencement. L’étalonneur a une approche très différente car il n’était pas sur le plateau, et c’est très intéressant d’écouter ses idées et de collaborer avec lui ».
Désireux de partager son expérience et de transmettre les connaissances acquises au fil de sa pratique, Philippe Rousselot propose de parler principalement de ce qu’il juge comme étant des échecs : « Les échecs sont plus intéressants que les succès, on en apprend plus », commente-t-il. Cependant, son premier exemple a de quoi laisser perplexe : Et au milieu coule une rivière a pourtant remporté l’Oscar de la meilleure photographie en 1993. Le chef opérateur reste toutefois très critique face à la scène de la descente des rapides en canoë. La scène se déroulant le long de la rivière, le décor est trop grand pour être éclairé. La décision est donc prise de tourner la scène en nuit américaine. Philippe Rousselot prépara longuement la scène, s’interrogeant sur la vision de nuit, et la meilleure façon de l’imiter au cinéma : « De nuit comme de jour, la lumière vient d’un astre rond très haut dans le ciel. La différence, c’est que de nuit on ne voit que la réflexion du soleil sur la lune, donc le niveau est beaucoup plus faible. La lumière est basse, donc l’iris est très ouvert. Si on veut l’imiter au cinéma, il faut ouvrir le diaphragme, et donc avoir une très courte profondeur de champ. En basse lumière, les cônes ne réagissent pas, donc ce sont les bâtonnets qui prennent le relai, donc il n’y a presque plus de couleur. Pour résumer, de nuit, l’image qui vient sur la rétine est floue, il y a peu définition, pas de contraste et très peu de couleurs. C’est la recette du désastre ! ». Finalement, à trop essayer d’être réaliste, Philippe Rousselot obtient une scène dont le résultat le déçoit, qu’il juge comme trop claire, ressemblant plus à une scène d’aube qu’à une scène de nuit.
Riche de cette expérience, le chef opérateur relativise la notion de réalisme : « Le réalisme, c’est une question philosophique. On voit tous les choses différemment, les images que je crée ne reflètent que mon interprétation, ma connaissance du monde, c’est très personnel. De jour on est un peu contraint par les lumières déjà présentes, mais pour les scènes de nuit, on construit entièrement notre propre monde, à partir de nos souvenirs et de nos sentiments ».
Les scènes de nuit relèvent donc plus de l’ordre de l’imaginaire. Elles appellent un sentiment d’étrangeté, d’inquiétude ou de lyrisme, dont se sont emparés tant ceux qui écrivent des histoires que ceux qui les illustrent. Philippe Rousselot plaisante quant au poème "Le Roi des Aulnes", écrit par Goethe en 1782, et s’ouvrant par « Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ? ». « Personne ne sortait de nuit pour galoper à cheval, sinon on se tuait ! » commente-t-il. « En faisant des recherches pour des films d’époque, je me suis rendu compte que finalement les gens ne faisaient rien la nuit, car c’était difficile de s’éclairer. En littérature et en peinture, l’idée de scènes de nuit est inventée par le romantisme. Au cinéma, c’est l’expressionnisme allemand qui a vraiment commencé à donner une interprétation visuelle de la nuit ».
Philippe Rousselot fait lui-même l’expérience de ces scènes de nuit qui éveillent l’imagination et accompagnent tant le style du film que sa narration, via La Reine Margot, de Patrice Chereau et Entretien avec un vampire, de Neil Jordan. Les deux films sont tournés la même année, mais Philippe Rousselot leur trouve surtout des similitudes dans leur ton : « Ce sont des films très durs, avec beaucoup de nuit, de sang, de meurtre. Le tournage de nuit produit quelque chose sur l’esprit. On a tourné plusieurs scènes dans des cimetières, avec un brouillard très épais, comme on en trouve en Angleterre à la fin du XIXe siècle, à cause de la pollution. Je cherchais à faire quelque chose de monochrome, presque sans couleurs ».
Dans Les Animaux fantastiques, l’idée de la nuit est au contraire d’amener de la féerie. Philippe Rousselot a donc l’idée de créer un effet de clair de lune, dont la lumière serait masquée par intermittence par des nuages passant devant elle. Il crée pour cela un ciel de panneaux LED, qui reproduit cet effet. Cependant, il vit une nouvelle déconvenue en se rendant compte à la projection du film que l’effet a complètement disparu, le montage ayant pris soin de ne monter que les moments où le ciel est joué sans nuages. « La scène devait s’ouvrir avec un plan large de Manhattan, qui devait être créé par les effets visuels », explique le chef opérateur. « Je leur avais demandé à ce qu’on y voit la lune, et qu’ils montrent ces nuages passant devant pour qu’on comprenne d’où venait l’effet, mais finalement ils ont abandonné l’idée ».
Justifier les effets lumineux par un plan de situation est en effet une grande préoccupation de Philippe Rousselot, surtout pour les scènes de nuit : « Au début du XXe siècle, les villes étaient parfois éclairées par une lumière très forte située en haut d’une tour, qui donnait un effet HMI. Dans Michael Collins, Chris Menges (le chef opérateur) utilise cette lumière pour éclairer certaines scènes de nuit dans Dublin, mais c’est dommage car il ne filme jamais la tour qui émet cette lumière, et on a l’impression que c’est une fausse lune. J’aimais bien cette lumière, alors je l’ai ré-utilisée pour Sherlock Holmes (de Guy Ritchie), mais j’ai pris soin de filmer la tour pour pouvoir justifier la lumière ».
Finalement, tout au long de ses prises de paroles de la semaine de Camerimage, Philippe Rousselot n’a cessé de démontrer sa grande adaptabilité, son désir de se renouveler et de continuer encore et toujours à s’améliorer. « Ma grande peur, c’est de me répéter », confie-t-il. « J’essaye toujours de faire quelque chose de nouveau. Je ne ressens pas la nécessité de tout le temps être audacieux mais ce qui m’intéresse, c’est de toujours faire le meilleur film possible ». En plus de cinquante ans de carrière, il a aussi fait face à de nombreuses évolutions technologiques, dont il a su à chaque fois s’emparer : « Le numérique a changé les choses, mais je ne crois pas que ce soit la plus grande évolution que j’ai connue. La première fois qu’on a eu des HMI, c’était une énorme révolution, on a changé notre façon de penser, parce qu’il y avait de nouvelles possibilités qui s’ouvraient. Et ça a continué, avec les Kino Flo, et maintenant les LEDs, qui offrent encore de nouvelles possibilités. Tous ces changements permettent de rester en alerte, ils nous forcent à évoluer et repenser nos méthodes de travail ».
(Compte rendu rédigé par Margot Cavret, pour l’AFC)